Jamais l’opinion publique n’est-elle autant polarisée que lorsque le souffle des bombes ravive le conflit israélo-palestinien. Pour les uns, les Palestiniens sont les victimes innocentes d’un État prédateur; pour les autres, ce petit pays qu’est Israël a le devoir de se défendre contre ceux qui n’ont d’autres visées que de l’anéantir. Ne voulant pas se contenter du rôle de spectateurs, des intellectuels multiplient les lettres ouvertes pour dénoncer tantôt l’un des belligérants, tantôt l’autre. Avisons-nous de l’étrangeté de la chose : alors qu’un certain consensus « national » émerge spontanément dans le regard que l’on porte sur la plupart des conflits internationaux (qui, à Montréal, hormis peut-être certains Canadiens d’origine russe slavophiles, appuie la Russie dans le conflit ukrainien?) le conflit israélo-palestinien a cette particularité que chacun est convaincu de pouvoir désigner le bourreau et la victime, même si l’exercice mène le plus souvent chacun à camper sur ses positions. Comment expliquer que ce conflit, plus que tout autre, polarise ainsi l’opinion publique?
Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord prendre la mesure du chemin parcouru par le plus important des principes issu des révolutions américaine et française annonçant l’époque moderne, à savoir celui de l’égale dignité de tous les êtres humains. Avant l’ère moderne, l’idée que tous les êtres humains sont égaux en dignité (déjà affirmée par certaines traditions religieuses) ne trouvait pas d’écho politique. Dit brutalement : le noble n’était pas soumis aux mêmes lois que le roturier. Dans cette perspective, l’idée que tous les êtres humains puissent invoquer un droit supranational, universel, pour affirmer le respect de leur humanité n’avait tout simplement aucun sens. Les révolutions du XVIIIe siècle ont affirmé la nécessité de rendre opérants politiquement ces principes qui prendront (et prennent toujours) des siècles à se concrétiser dans les faits. Si les révolutions n’ont pas immédiatement mis fin à l’esclavage, aux inégalités entre les hommes et les femmes, et à tant d’autres formes de mépris à l’endroit de l’être humain, d’indéniables progrès ont été accomplis depuis.
L’intériorisation à long terme de l’idée selon laquelle il existe une égale dignité entre les êtres humains explique que certaines pratiques jadis incontestées soient rejetées tout à fait aujourd’hui. Ainsi, il ne paraissait pas incongru, durant les XVIe et XVIIe siècles, aux Européens, de prendre possession des territoires du « Nouveau » Monde. Pourtant, cette pratique, qui se poursuivra certes après les Révolutions, deviendra progressivement indéfendable. Ce qui semblerait aujourd’hui absolument loufoque (peut-on imaginer- le Canada envahissant l’Uruguay pour le peupler de colons ?) avait pourtant du sens et était tout à fait cohérent pour nos ancêtres qui n’ont pas hésité à occuper ces territoires au nom des possibilités nouvelles qu’ils offraient, sans songer, comme nous le pensons maintenant, que ce faisant, ils les arrachaient des mains de ceux qui habitaient ici depuis quelque 15 000 ans.
Or, l’histoire n’est pas unidirectionnelle. Au sein même de la modernité ont pu être affirmés des principes qui représentaient l’absolue négation de celui de l’égale dignité. La Shoah, par laquelle Hitler a tenté d’exterminer les Juifs d’Europe, n’a pu avoir lieu qu’en posant une complète inégalité entre les hommes. D’un point de vue non-juif, on peut comprendre le mouvement sioniste d’avoir répondu à pareil traumatisme (et à d’autres avant celui-là) en voulant établir un foyer national juif. C’était oublier que cette mince parcelle de terre fut historiquement habitée par des Juifs, certes, mais aussi par les Arabes de la Palestine et par nombre d’autres peuples. Le litige, on le sait, repose sur l’antériorité des uns et des autres.
Si l’opinion que nous pouvons avoir au sujet de cette incessante tragédie donne lieu à une telle polarisation de l’opinion, c’est qu’en fin de compte et selon la perspective adoptée, les deux camps peuvent objectivement apparaître comme niant la dignité de l’autre ou comme étant victime de ce même déni radical. L’État israélien s’est construit sur le mythe d’une fondation justifiée, vision complaisante et commode selon laquelle les Palestiniens auraient « volontairement » quitté leur terre. En raison de la présence de l’État d’Israël, les Palestiniens vivent dans une misère indescriptible dans les territoires occupés, ou dans les camps de réfugiés, subissent mille humiliations, quand ils ne croupissent pas tout simplement dans ses prisons. Cela dit, l’État israélien peut légitimement affirmer que, contrairement à ses voisins arabes, il s’est construit comme un état de droit, lequel – sans être parfait – s’efforce de respecter l’égalité entre ses citoyens au nombre desquels figurent près d’un million de Palestiniens. Contrairement au Hamas, qui n’est certes pas le seul mouvement palestinien, mais tout de même, l’État juif ne s’est jamais donné pour objectif de détruire ses voisins. Les bavures de l’armée israélienne font l’objet d’enquêtes assorties parfois de sanctions, mais aussi, en d’autres circonstances, de mesures il est vrai complaisantes. Bref, comment ne pas comprendre la position d’Israël qui ne voit, dans un éventuel accord de paix, qu’une trêve permettant aux plus extrémistes des Palestiniens de mettre en œuvre leur plan de destruction de l’État hébreu? Mais comment ne pas comprendre aussi la colère des Palestiniens, qui vivent dans les conditions que l’on sait, à l’endroit d’Israël? Comment ne pas être révolté par la destruction d’écoles par Tsahal, mais comment ne pas l’être tout autant par l’utilisation de boucliers humains par le Hamas?
Si, au sein de l’opinion publique internationale, les uns se disent d’abord solidaires des Palestiniens, alors que les autres appuient Israël, cette polarisation tient sans doute aux sensibilités, voire aux intérêts, de chacun. Une constante toutefois: les uns comme les autres s’indignent des violences et des atrocités subies par ceux qu’ils appuient, cependant qu’ils minimisent celles que font subir leur camp à ceux d’en face. « Ce sont les Israéliens qui ont plus de légitimité, car leurs adversaires veulent leur extinction», affirment les uns. «Non», répondent les autres, «Israël a créé le monstre qui veut maintenant sa mort en traitant les Palestiniens comme elle l’a fait ». Les partisans de chaque camp auront beau réaffirmer, pour leur part, une légitimité historique, politique, religieuse, légale et tutti quanti, en dernière instance, de telles protestations n’ont guère de sens quand la survie des peuples est en jeu.
Pour tout dire, le principe de l’égale dignité dont se réclament les uns et les autres est inopérant lorsque deux groupes revendiquent pour eux-mêmes un même territoire. Deux souverainetés ne peuvent être reconnues sur un même territoire, même si, s’agissant du conflit israélo-palestinien, la solution d’un État à deux têtes a déjà été avancée, pour ne rien dire du statut de Jérusalem, qui est un problème en soi. Même si cette éventualité répugne à notre sensibilité moderne, seule la force peut trancher dans une situation de ce genre. Mais on peut rêver que ce soit moins alors la force des armes qui l’emporterait que celle des esprits, pourvu que les camps en présence acceptent de reconnaître qu’ils n’ont pas en face d’eux des bêtes, mais des hommes. En Israël et en Palestine, certaines initiatives de la société civile vont déjà dans ce sens et donnent de l’espoir, un espoir hélas vite éteint chaque fois que les journaux rapportent les mauvaises nouvelles du Proche-Orient.
François Charbonneau*
Directeur, Revue Argument,
Professeur adjoint,École d’études politiques, Université d’Ottawa
*L'auteur tient à remercier Marie-Andrée Lamontagne et Patrick Moreau pour leurs précieux commentaires. Ce texte n'engage que son auteur.
CRÉDIT PHOTO: Par Wickey-nl (Travail personnel) [CC-BY-SA-3.0], via Wikimedia Commons