Nous voulons mettre la musique et la vérité dans nos caleçons[1]
L’utopie c’est…où conspirent ensemble les gars du FLQ et les
flower children [2].
Vérité, musique, caleçons, utopie, FLQ et flower children. C’était il y a trente ans. Nous allions vers nos 20 ans et nous voulions entrer dans la modernité par la grande porte. Les seuls mouvements de foule que nous avions connus étaient religieux : la Fête-Dieu et la parade de la Saint-Jean-Baptiste. Il suffisait d’ajouter l’odeur du pot à l’odeur de l’encens. Communion inconsciente des cultes. Nous pouvions glorifier en même temps Hydro-Québec et les joueurs de guitare électrique.
Les foules ne s’éloignent jamais du culte et de la prière. Une foule, surtout lorsqu’elle se réduit à une génération, ne sait rien faire d’autre que prier. Et lorsqu’elle prie très fort, elle s’invente des miracles.
Le rock, avant d’être une culture, fut un culte. Un grand chant naïf à la liberté. Un immense cri en l’honneur de la danse et du corps. Et comme nous étions les enfants de l’après-guerre, comme nous étions nombreux, trop nombreux pour être contenus dans une discothèque, on nous a laissés danser dans les rues. Et nous avons fabriqué des temples improvisés en pleine nature que nous nommions Woodstock, Monterey Pop ou Manseau.
Le rock fut et demeure cette mise au monde de l’adolescence prolongée. Cela ne pouvait pas naître ailleurs qu’aux États-Unis. Quand une génération n’a rien à faire, il faut l’occuper. Avec le rock, nous pouvions attendre, nous demander pourquoi on existe et rêver de devenir une star.
Le rock américain a réussi à s’universaliser. Maintenant l’adolescence, la vraie, la vraiment plate, elle est universelle.
Un passage obligé de l’être humain. Entre 12 ans et 50 ans. Le rock, on sait quand ça commence, on ne sait pas quand ça va finir. Woodstock en Beauce ou Elvis Story, c’est du pareil au même. Le rock, c’est un peu comme le Père Noël, personne n’y croit mais il existe quand même.
Le rock n’est peut-être pas une culture, mais il s’installe dans une culture. Toutes les sociétés se trouvent dans l’obligation de le tolérer. Twist and Shout, c’est une pure perte de temps et d’énergie, c’est deux minutes trente-trois secondes d’insignifiance, juste un peu plus long qu’une publicité, mais chaque génération fait la même chose, on l’entend et on monte le volume de la radio. Pendant deux minutes trente-trois secondes, le monde peut se danser, le sourire nous revient sur les lèvres. Pur crétinisme consenti. Divertissement grossier. Illusion d’une réunion sociale, on peut même croire qu’il s’agit d’un début de solidarité.
Only you, only me. Le rock n’est rien d’autre que la consécration de l’ambiguïté, comme on peut se demander si c’est vraiment Dieu qui vient d’être déposé sur le bout de notre langue. I like to love you. Tu n’y crois pas, tu t’en vas ailleurs, c’est tout.
Parfois c’est gentil. P.S. I love you. Parfois c’est merdique. Na Na Na Fuck. Le rock n’est pas une culture, c’est un culte. Une prière toute croche pour raconter sa solitude ou son histoire. Une photographie. Un cliché. Un clin d’œil.
Le plus difficile pour un chanteur de rock c’est de devenir un artiste. Parce que parmi tous ceux et celles qui font ce métier ridicule de divertir nos adolescences, il y en a qui décident un jour d’entrer dans la culture et d’ouvrir l’horizon.
Alors, Sgt Pepper’s Lonely Hearts Club Band nous tombe sur la gueule.
“ Les Beatles partagent manifestement l’opinion de l’époque qui dénonçait les limites à l’imagination imposées par la culture et les remettait en cause. ” [3]
Laurel et Hardy, Marx, Poe, Marlene Dietrich, Dylan, Lewis Carroll, Marlon Brando, Tarzan, Hitler, Lawrence d’Arabie, Wagner, Oscar Wilde et Teilhard de Chardin…
Vous en voulez de la culture, nous allons vous en mettre une pleine pochette de disque. Et tout ce monde pourrait se nommer : le sergent Poivre et son groupe de cœurs esseulés.
Un collage. On ne compte plus le nombre de pochettes de disque qui vont reprendre l’idée. Le disque des Beatles paraît en 1967. J’ai alors 17 ans. C’est un objet de culte. Combien d’heures je me suis penché sur cette pochette pour en saisir le sens? Après cette première recherche, j’allais dans une bibliothèque pour lire Poe ou pour écouter la musique de Wagner. [4]
“ Quelqu’un peut-il réellement expliquer en quoi un jeune homme qui préfère Chopin aux U2 devrait être un motif de consolation pour la société ? ” [5]
Je crois que 50% des personnes qui écoutent depuis 12 ans la chanson L’ange vagabond de Richard Séguin ne savent même pas que ce texte fut écrit pour Jack Kerouac. [6]. On the road again, jusqu’au bout de ta peine.
Tant pis. Il s’agit d’une toute petite œuvre qui voulait vous dire qu’une chanson peut vous mener à un livre. Une suggestion, pas une thèse de doctorat. Il faut tout de même dire ce que sont les choses. Une chanson est une chanson. Évidemment, les chansons occupent presque tout l’espace culturel, mais elles risquent toujours de sombrer dans l’insignifiance. On ne peut pas, dans une société comme la nôtre, vivre un seul jour sans entendre une chanson, mais on peut vivre sans toucher un livre pendant des mois. Toutes les chansons ne sont pas intelligentes et ne s’adressent pas toujours à l’intelligence.
The Wall, du groupe Pink Floyd, peut être pensé comme une œuvre, comme quelque chose qui advient dans la culture et qui dépasse le monde strict du rock qui se mord la queue. Il y a dans The Wall un refus de se plier à l’imbécillité du réel. Il y a des centaines d’œuvres littéraires qui ne disent que cela. Je ne vois pas pourquoi quelques chansons ne pourraient pas tenter de le faire. Je voudrais qu’on me comprenne bien : je ne dis pas qu’une chanson est toujours habitée par ce “ désir de vérité ” ou de transcendance. Mais on n’est pas si grossier lorsqu’on parle du roman policier. On ne peut pas en tant qu’intellectuel se divertir à jeter le rock hors de la culture. Si on le fait (on peut le faire et on le fait souvent), il faut alors avoir conscience qu’on pratique l’exclusion. En affirmant : le rock c’est la barbarie, on encourage la barbarie, on l’invente. Qu’après on s’en plaigne, cela me semble douteux.
Isoler radicalement le rock de la culture me semble un danger.
Admettons que le rock est une industrie. Admettons que le rock est plus souvent qu’autrement une entreprise de récupération, voire une entreprise d’aliénation de la jeunesse. Admettons que l’industrie sait parfaitement comment fabriquer des révoltes ridicules, des modes idiotes. Admettons que le risque est toujours présent d’être entraîné vers le plus bas de la culture, vers la crasse, le vide, l’aveuglement et la niaiserie.
Oui, il y a tout cela. Mais il y a aussi quelques artistes qui veulent nous faire voir l’infini. “ Ce qui peut séduire dans le néant éternel c’est que le plus beau jour y soit indifféremment celui-ci ou tel autre ” [7], écrit René Char. Il y a toujours l’indistinct qui guette dans une chanson.
Van Morrison est porteur de vérité. Ses musiques varient peu, mais le propos change d’un album à l’autre.
Say que sera whatever will be
But then I keep on searching immortality
She’s so beautiful but she’s going to die some day
Everything in life just passes away
Precious time is slipping away
You know you’re King for a day
It does’nt matter to which God you pray
Precious time is slipping away [8]
Il y a toujours le risque d’être un messager du vide ou de chanter dans le désert. Troubadour de l’amour ou de la mort.
Tous les chanteurs croient avoir entendu quelque chose. Parfois c’est une plainte qui devient poème, parfois de la " bullshit " qu’on essaie de faire passer pour de la révolte. Une éjaculation qu’on prend pour une histoire d’amour. Twist and Shout.
Petite culture peut-être. Comme les premiers pas d’un enfant ne sont pas encore la démarche d’un humain.
Mais le travail d’un intellectuel c’est de faire voir ce que l’on ne voit pas. Le pire et le meilleur. L’intellectuel a la responsabilité d’indiquer la direction à prendre. Le rock, ce n’est jamais assez, il y a ailleurs des poèmes qui nous attendent, des livres de philosophie à lire, des Socrate qui se meurent. Il nous faudrait développer les conséquences ultimes de la culture rock. Sa barbarie et son enchantement. Sa séduction et sa répulsion, son crétinisme et sa poétique. Le chanteur ne le fera jamais, ce n’est pas son métier. Il se contentera de rappeler “ je suis un chanteur ben ordinaire ”. Il ne pense pas, il chante. Puis, il vient toujours un moment où il a trop d’argent dans ses poches. Il devient alors un fossile. Charlebois ressemble parfois à Johnny Farago.
Marc Chabot
NOTES
[1] Spécial Début du monde, Mainmise, 5, 1971, p. 111.
[2] Ibid., p. 117.
[3] Steve Turner, L’intégrale Beatles, Paris, Éd. Hors Collection, 1995, p. 122.
[4] Je connais des gens qui ont connu la philosophe Angela Davis en écoutant John Lennon, d’autres, plus nombreux encore, qui ont lu Baudelaire et Rimbaud parce qu’il y avait les albums de Ferré.
[5] Alessandro Baricco, L’âme de Hegel et les vaches du Wisconsin, Paris, Albin Michel, 1998, p. 28.
[6] Ils ne savent pas non plus que je suis l’auteur de ce texte!!!
[7] René Char, Fureur et mystère, Paris, Poésie/Gallimard, 1996, p. 98.
[8] Precious Time, Van Morrison, BACK ON TOP, Exile/Virgin, 1999.