Depuis les années 1960, Dick Howard est lié à la gauche aux États-Unis, en France et en Allemagne. Il enseigne la philosophie politique à la State University of New York, à Stony Brook, New York. Ses travaux portent sur la pensée marxiste, la tradition révolutionnaire et la démocratie. Parmi ses écrits, on note Selected Political Writings of Rosa Luxembourg (1972), The Marxian Legacy (1977), Defining the Political (1989) et en français : La naissance de la pensée politique américaine (1987), De Marx à Kant (1995), et Pour une critique du jugement politique (1998). Il nous a accordé un entretien pour faire le bilan politique du XXe siècle.
Au terme d'un siècle politiquement agité, quel bilan peut-on faire de l'expérience révolutionnaire?
Pour bien comprendre le siècle, il faut remonter à la Révolution française de 1789. Elle créa la possibilité de la démocratie, en libérant l'individu du carcan féodal. L'ancien régime était un monde où chaque homme avait sa place au sein d'une hiérarchie fixe et inaltérable. Cette rupture avec cette représentation du monde posait la question du contrat social. Comment lier des hommes, les uns aussi libres que les autres, en conservant cette liberté tout en sachant qu'ils devront se soumettre à un régime commun? Cette question est au fondement de la démocratie. C'est un régime, une polis comme disaient les Grecs, fondé sur un principe qui se décline par la suite dans toute l'épaisseur du social.
Or, ce régime individualiste est par sa nature même instable. Il est fondé sur l'idée que l'homme est un "être qui a le droit d'avoir des droits", comme le disait Hannah Arendt. Ce régime se remet constamment en question, voulant trouver un principe stabilisateur. Il ne le trouve jamais, puisqu'en se stabilisant, nous reviendrions au monde figé de l'ancien régime. C'est ainsi que la révolution qui l'a fait naître ne peut jamais se réaliser. Et pourtant, paradoxalement, elle est en même temps condamnée à une course insensée vers sa réalisation. Si l'on en retrace l'histoire, cela commence en 1789, pour se poursuivre en 1793, puis en 1830, en 1848, en 1871 et, enfin, en 1917. Et puis, plus tard, à Cuba, dans le Tiers Monde, par le fameux slogan : " créons un, deux, plusieurs Vietnams ! ". Dans le récit révolutionnaire, les droits de l'Homme sont purement formels, se réduisant à la protection des intérêts du bourgeois égoïste. C'est l'analyse de Marx dans La Question juive. L'expérience totalitaire nous a appris que ces droits sont précieux. En effet, le totalitarisme est fondé sur la négation de tels droits, qui seraient purement formels, et la prétention de leur substituer des droits sociaux dits réels.
Apportons néanmoins une nuance à cette critique libérale de la tradition révolutionnaire. Ce n'est pas seulement la gauche qui doit porter le fardeau de ces deux cents ans d'histoire. Ceux qui vantent aujourd'hui les bienfaits de la main invisible ne sont pas moins aveugles, moins antidémocrates, que ceux qui croyaient jadis aux vertus du Plan. Ce qui s'est installé depuis 1989 sous le vocable de la "pensée unique" représente tout autant un abandon du politique, de l'esprit de la démocratie. Ces "réalistes" modernes qui appliquent à la vie politique la théorie économique du "rational choice" veulent se débarrasser de l'incertitude, du besoin de juger par eux-mêmes, bref de prendre sur eux la responsabilité du jugement individuel.
La leçon que je tire de ces deux siècles est assez simple. Le politique consiste à formuler des problèmes et à ne pas en donner des réponses une fois pour toutes. L'erreur a été de voir la révolution comme un remède définitif à des dilemmes que pose la coexistence de la liberté et de l'égalité. Comme le disait Tocqueville, je n'aime pas la démocratie pour ce qu'elle est mais pour ce qu'elle fait faire.
Comment s'est produite cette prise de conscience des dérives possibles du projet révolutionnaire?
J'étais à Paris lors des événements de Mai 68. C'était la grande période du marxisme. Un jour, je suis allé à une manif contre la guerre du Vietnam. Un orateur communiste était à la tribune. Le discours était beau, presque mystique, conceptuellement très sophistiqué. C'était un langage que je ne connaissais pas, que je n'avais jamais entendu et que j'aurais voulu maîtriser. À la fin du discours, la foule se mit à applaudir. À mon grand étonnement, l'orateur communiste aussi s'applaudissait!
Ma première réaction a été de dire : "c'est vraiment chic, ce type n'est pas un individualiste bourgeois". Avec le recul, toutefois, je me suis rendu compte que cet orateur communiste se prenait vraiment pour le Secrétaire à l'Esprit du Monde. Il parlait au nom de l'Histoire. Il n'était pas capable d'accepter la responsabilité de ses paroles, de prendre sur lui ce qu'il affirmait.
Cette expérience eut la conséquence de m'attirer vers la pensée de Rosa Luxembourg. Elle était la marxiste la plus démocratique et la plus compatible avec ce qui se passait dans les pays occidentaux. Il était difficile, dans les cercles marxistes américains de l'époque, de faire admettre la réalité du monde communiste. Il n'y avait pas eu encore l'effet Soljenitsyne. La critique du totalitarisme appartenait à la droite et, du moins aux États-Unis, la gauche se définissait par son anticommunisme. Les thèses de Luxembourg, ainsi que de penseurs contemporains comme Claude Lefort et Cornelius Castoriadis, permettaient d'ouvrir des brèches, puisque ces intellectuels s'adonnaient à une autocritique marxiste.
La revue américaine Telos joua un rôle de premier plan dans cette critique de gauche d'un marxisme figé et réifié. Au début, elle s'intéressait surtout à la phénoménologie, qui permettait de faire une critique sévère du monde contemporain en faisant appel aux réalités vécues contre l'idéologie qui les déformait. Après deux ans d'efforts, non sans mal, je réussis à faire publier des traductions d'articles de Lefort et Castoriadis. La gauche socialiste américaine se voulait trop marxiste, à cette époque, pour accepter immédiatement cette critique sévère de Marx.
Il y avait une autre expérience qui me rendait sensible au besoin d'une critique de gauche du marxisme. Mon séjour en Europe m'avait mis en contact avec les pays de l'Est, par l'entremise des mouvements étudiants. Un jour, à Veszprem, en Hongrie, je fus invité à une réunion des leaders de ces mouvements contre la guerre du Vietnam, organisée par des Quakers. On fit circuler une pétition contre la politique américaine au Vietnam. Une fille de la délégation tchèque refusa de signer. Elle était certes contre cette guerre, mais elle s'obstinait à ne pas signer.
Son collègue tchèque m'expliqua cette apparente contradiction. Dans leur pays, on signait constamment des pétitions. C'était un rituel dénué de sens, qui rappelle l'essai de Vaclav Havel, Un marchand de quatre saisons. Havel décrit un type qui place dans sa fenêtre une affiche clamant : "ouvriers du monde, unissez-vous". Le type s'en fiche pas mal au fond, mais il la met quand même. Le lecteur se demande pourquoi la met-il quand même? Havel en tire une conséquence : "il faut vivre dans la vérité". Cela explique bien l'attitude de cette jeune Tchèque qui refusait de signer la pétition, puisqu'à ses yeux, c'était bidon.
J'ai ensuite visité à deux reprises la Tchécoslovaquie. Mes amis tchèques m'expliquèrent par la suite que leurs premiers démêlés avec la justice se produisirent à l'occasion de l'organisation d'une manif contre la guerre du Vietnam. Pourtant, le gouvernement tchèque était opposé à cette guerre. Pourquoi, leur demandai-je, avez-vous eu des problèmes? Ils me répondirent que, dans leur pays, ce n'est pas le contenu de la manif qui agaçait le gouvernement, mais la possibilité d'une activité indépendante susceptible de mener, à terme, à l'autogouvernement. Autrement dit, à la démocratie.
C'était une époque pour le moins paradoxale. Au moment même où nous, gauchistes occidentaux, essayions de devenir communistes, eux, des pays de l'Est, aspiraient à une vie démocratique. L'on s'entendait cependant sur une chose fondamentale, le refus du conformisme social.
N'y avait-il pas une commune opposition au totalitarisme?
Pas encore. On ne commença que plus tard, à la fin des années 1970, à prendre au sérieux le totalitarisme. Je m'étais éloigné pendant quelques années de la revue Telos, frustré par la répétition de métacommentaires sur des commentaires de textes inconnus au monde politique. Or, à cette époque, l'un des rédacteurs de la revue, Andrew Arato, commençait à écrire sur Solidarnosc. Au même moment, Paul Thibault remplaçait Jean-Marie Domenach à la direction de la revue Esprit. Il lui imprima une direction plus antitotalitaire et sensible aux Droits de l'Homme. Elle se mit à s'ouvrir aux vues de Lefort et Castoriadis.
La gauche allemande, elle, était peu sensible à ce combat. Jurgen Habermas n'a par exemple jamais compris l'antitotalitarisme. Dans un récent dialogue avec Adam Michnik, il l'admet : "Je n'ai jamais été sensible à cela". Comme beaucoup d'intellectuels de son pays, il chercha longtemps à sauver le marxisme. Cet objectif motiva les positions de la gauche allemande durant ces années. Habermas a cependant toujours manifesté une sensibilité démocratique. Lors du fameux débat avec les étudiants gauchistes allemands, il les traita de "fascistes de gauche".
La gauche allemande avait une puissante tendance pacifiste. Cela se conçoit très bien étant donné l'histoire allemande. N'oublions pas qu'au début des années 1980, il y avait en Europe deux grandes questions politiques: les pays de l'Est et les missiles Pershings que l'OTAN voulait installer sur le sol allemand. Cela dit, la différence de sensibilité n'a pas changé. Le même clivage est apparu au sujet de la guerre en Irak. La gauche allemande avait bien du mal à se positionner. Elle n'acceptait pas l'intervention américaine qu'elle considérait comme impérialiste. Ce positionnement se tenait lors de la guerre du Vietnam, pour autant qu'on évitait d'examiner de près le régime vietnamien. Mais, avec Saddam en Irak, les justifications devenaient plus tortueuses. D'autant plus que l'unification allemande décourageait les derniers croyants en une voie socialiste autonome. Ainsi a-t-on vu le ministre des Affaires Étrangères, le Vert Joska Fischer, réussir à convaincre son parti de soutenir l'intervention de l'OTAN au Kosovo.
Si j'insiste sur cette expérience allemande, c'est que la jeune gauche allemande avait une sensibilité assez proche de celle des jeunes américains. Comme nous, elle partait d'orientations libertaires. Comme nous, elle se disait : " Si Marx est le fruit interdit, ça doit sûrement être bon... Allons-y donc, voyons." Mais du coup, on se trouvait coincés. On voulait y trouver, pour reprendre le titre d'un de mes bouquins, une unknown dimension du marxisme qui soit défendable. Cela pouvait nous aveugler, nous empêcher de regarder la réalité. Notre refus de l'anticommunisme pouvait devenir, sans que nous le voulions, un soutien au communisme et un aveuglement au totalitarisme. En Allemagne, c'était encore pire, car la gauche assumait la politique dite antifasciste, de même que le régime communiste en RDA. Pour un gauchiste allemand, il y avait une fierté à se dire solidaire de la bonne Allemagne, pas celle du passé national-socialiste.
Cela dit, accordons à l'Allemagne et à la France d'indéniables qualités pour la vie intellectuelle. L'intellectuel public qui pratique l'essai existe. Aux États-Unis, depuis les années 1950, c'est de plus en plus difficile. Avec l'expansion du système universitaire, les intellectuels américains sont devenus des chercheurs qui ne transgressent pas les frontières académiques. Il y est déconseillé d'écrire pour les journaux ou les magazines. Pour faire avancer sa carrière, il faut éviter de s'adresser à un public de masse.
Dans The Last Intellectuals, Russel Jacoby posait ce diagnostic. Vous pensez que c'est spécifique à l'univers intellectuel américain?
En large partie oui. À cet égard, la France est un pays fascinant en raison de son passé catholique. Cet héritage a eu des résultats intéressants. Depuis Lamennais, il y a un important courant de catholiques sociaux. Parfois, ça peut certes aller trop loin, comme la période des prêtres ouvriers. Ce qui est intrigant chez ces catholiques sociaux, c'est la rencontre de la pensée politique et de la pensée religieuse. Parce que le politique, fondamentalement, qu'est-ce que c'est? C'est la dimension, verticale, qui transcende les rapports horizontaux qui se tissent entre individus qui jouissent d'une égale liberté, et qui donne un sens partagé au vivre en commun. On n'a pas besoin d'être croyant, d'adhérer à tel ou tel dogme du catéchisme. Après tout, le rapport du religieux et du politique ne date pas de l'ère chrétienne. On le trouve aussi bien chez les Romains que chez les Grecs et l'on ferait bien d'y réfléchir sans dogmatisme.
L'héritage religieux explique en partie pourquoi la pensée antitotalitaire française a porté plus de fruits que la pensée antitotalitaire américaine. En effet, aux États-Unis, à part Hannah Arendt, qui est un cas exceptionnel, la pensée antitotalitaire n'a pas donné naissance à des œuvres fortes. En France, il y a quand même eu des gens comme Lefort, Furet, Aron, ce qui n'est pas rien. Pourquoi en France? Dans ce pays, le religieux ne se rapporte pas seulement au politique; il se rapporte aussi à la philosophie, à la mise en question du monde. N'oublions pas que sans cette mise en question du monde, il n'y a pas possibilité de critique. Celle-ci présuppose deux conditions qu'on oublie souvent : 1) il y a plus et autre chose que ce qui apparaît devant mes yeux; 2) j'assume le risque de me tromper. Ces deux conditions sont indispensables. L'orateur communiste qui s'applaudissait, qui se croyait le Secrétaire à l'Esprit du Monde, n'acceptait pas la seconde condition, la possibilité de se tromper. Du coup, il devenait dogmatique (remarquons, en passant, que le positiviste aussi bien que l'athée n'acceptent pas la première condition).
En acceptant la possibilité d'errer, nous sommes amenés à réintroduire dans le domaine public deux notions classiques du vocabulaire politique : la responsabilité et le jugement. Que signifie être responsable et qu'est-ce que cela implique pour la vie démocratique? Cette question n'est pas banale quand on pense à l'expérience historique des pays de l'Est de l'ancien monde totalitaire. Il est très difficile de déterminer de qui un individu est-il responsable et de quoi peut-il être tenu responsable. La question est d'autant plus cruciale que, dans certains pays de l'Est, il y a un retour sur la scène politique de certains ex-communistes. D'ailleurs, que signifie leur retour, contre toute attente ? Ce n'est pas un retour du communisme comme doctrine ou pratique institutionnelle. C'est avant tout le rejet d'une soi-disant transition vers la démocratie, réduite à une simple adoption de l'économie de marché. Étant donné le choix entre ceux qui prônent une réforme radicale en faveur du marché et ceux qui proposent des "remèdes sociaux", ces pays penchent parfois vers la seconde option. Ce qui n'est pas nécessairement la sociale-démocratie, ni un régime garantissant les droits de l'Homme.
Le plus étonnant, depuis 1989, c'est le fait que les dissidents politiques ont disparu de la scène publique. Ces dissidents, qui parfois au péril de leur vie s'étaient opposés au régime, étaient hier indispensables. Les dissidents avaient hypothéqué ces régimes totalitaires en soulevant des questions morales. Sans eux, ces régimes ne se seraient pas effondrés aussi rapidement. Si on exclut Havel, ces dissidents ont sombré dans l'oubli. Hélas, ils n'ont pas réussi à se tailler une place sur l'échiquier politique.
Peut-on dire que le débat sur Marx et la révolution, durant les années
1960, a préparé le terrain à la redécouverte de la révolution américaine?
Exactement. En tant que marxiste, en mai 68, 1776 n'avait aucun intérêt puisque ça ne représentait pas une révolution. Pour ma part, je connaissais la révolution américaine comme tout bon Américain, c'est-à-dire très mal. Je ne m'y intéressais pas. Dans une librairie d'occasion, un jour, je suis tombé sur le merveilleux livre de Gordon Wood, The Creation of the American Republic. Ce fut la grande découverte. C'était au début des années 1980, au moment de la naissance de la "deuxième gauche" en France, autour de Michel Rocard et Pierre Rosanvallon. J'ai écrit en français La naissance de la pensée américaine afin d'intervenir dans ce débat. En effet, la deuxième gauche était qualifiée de gauche américaine. C'était une façon de la critiquer, pour ne pas dire de la disqualifier.
Justement, dans ce livre, vous montrez que la création de la république a introduit deux nouveautés: le système de parti et le processus de révision judiciaire. N'est-il pas paradoxal que le système de parti, aujourd'hui, empêche votre pays d'être véritablement républicain?
Rappelons d'abord que la révolution politique américaine s'est donné une forme institutionnelle par deux innovations : le système des partis politiques et le processus de révision judiciaire. Mais il s'agit d'un processus qui se déroulait entre 1763 et 1800. D'une part, l'élection de Jefferson marque le passage paisible du pouvoir du parti fédéraliste au parti républicain. Ce qui n'eut jamais lieu auparavant. En effet, la théorie classique affirmait qu'une cité divisée en partis était ipso facto mauvaise. D'autre part, en 1803, la Cour suprême explique que la volonté d'une majorité temporaire qui a porté Jefferson à la présidence n'a pas priorité sur la Loi fondamentale. Donc, la souveraineté populaire était limitée par des droits fondamentaux et la démocratie pouvait toujours être mise en question. Cette belle réussite n'a hélas pas duré. Le système des partis commence à être moribond dès 1820. Les élections de 1824 étaient corrompues, John Quincy Adams y étant élu par le Congrès suite à ce qu'on désignait comme "the corrupt bargain". Quant au second système de partis, apparu après l'élection de Andrew Jackson, en 1828, il a été incapable d'enrayer le mouvement sécessioniste sudiste, qu'une décision de la cour, se fondant sur les droits de propriété, rendait inévitable.
C'est la nation américaine qui a réalisé la première révolution politique du monde moderne. Tout ne s'est-il pas passé, au XXe siècle, comme si elle avait elle-même oublié ce fait?
Il est difficile de préciser ce qu'est vraiment la tradition révolutionnaire et plus encore celle des Pères fondateurs américains. Cette idée de "tradition révolutionnaire" pourrait même être une contradiction dans les termes. On a déjà dit de la politique française qu'elle était incapable de mener des réformes, ne concevant la politique que sous le mode révolutionnaire. J'avoue qu'une telle "tradition" peut être préjudiciable au vivre en commun et au progrès social. On ne peut pas vouloir une révolution si, par cette idée de révolution, on désigne une coupure radicale, une tabula rasa, un avenir complètement affranchi du passé.
Par tradition révolutionnaire, on réfère parfois à quelque chose qui dépasse l'action politique, comme les luttes sociales. De sorte que la tradition serait réduite à un état social, à des inégalités réelles. Une fois que le peuple se libérerait de ses oeillières idéologiques, cela rendrait inévitable la victoire de la classe la plus nombreuse, la plus méritante ou encore la plus exploitée. Selon ce schéma, toutefois, il est difficile de parler de "révolution" puisque ses conditions de possibilité changent constamment. Ce schéma semble plus évolutionniste, voire réformiste. En tout cas, ainsi comprise, une telle "révolution" ne serait pas politique.
Examinons les thèses républicaines des historiens comme Bernard Bailyn, Gordon Wood et John Pocock, qui voyaient la révolution américaine comme la reprise et la mise à jour de la vieille idéologie des "radicaux whigs". Ceux-ci insistaient sur la vertu républicaine afin de lutter courageusement contre la corruption du politique. Selon Pocock, c'est lors de ce "moment machiavélien" que serait née la pensée politique moderne. C'est une hypothèse séduisante, surtout dans la mesure où l'on ne peut plus miser sur les résultats d'une lutte de classes sociales ou encore sur un mouvement qui rompt radicalement avec l'ordre établi. Pour quiconque aspire à une société plus juste et plus humaine, c'est une lecture intéressante, bien que j'aie des réserves à l'égard d'une telle politique de la volonté. Je préfère, pour ma part, envisager une politique du jugement. Car une volonté ne peut qu'être une et unie. Elle ne peut pas accepter des limites. Elle doit absolument faire table rase et rompre avec le passé.
Mais en rejetant ainsi à la fois la lecture sociale et la lecture républicaine, que reste-t-il de révolutionnaire dans la révolution américaine? Pour ma part, je refuse d'identifier la révolution avec une volonté particulière. Pour paraphraser Tocqueville, une révolution se reconnaît par ce qu'elle fait. Qu'est-ce que la révolution américaine a donc fait ? C'est ici que je ferais intervenir les arguments du second livre de Gordon Wood, The Radicalism of the American Revolution (1992). J'insisterais plus spécifiquement sur le sous-titre : How a Revolution Transformed a Monarchical Society into a Democratic one Unlike any that had ever Existed. Wood montre que la révolution politique a donné naissance à une société démocratique. Mais comment la société pouvait-elle se faire démocratique? Par la médiation du politique. Mais, me répliquerez-vous, cet argument est circulaire puisqu'on définit le social par le politique et le politique par le social. En effet, mais c'est un cercle vertueux. Voilà le paradoxe : le social n'est pleinement social que par la médiation du politique et le politique n'est pleinement politique que par la médiation de ses effets sur le social. Le danger qui guette la société démocratique, c'est que ces médiations oublient leurs origines interdépendantes.
Si la flamme révolutionnaire semble définitivement éteinte, la gauche marque des points en Europe depuis quelque temps.
Effectivement, dans plusieurs pays européens, des partis identifiés à la gauche ont pris le pouvoir, pensons à la France, à l'Angleterre, à l'Allemagne, à l'Italie. La situation dans chaque pays est unique. Je ne suis toutefois pas sûr que les catégories gauche et droite soient très utiles pour caractériser ces gouvernements. Revenons à cette idée que la distinction gauche-droite provient de la Révolution française. Cette distinction comportait un grand paradoxe. Historiquement, la gauche a réduit la politique au social. La droite, elle, a réduit le politique au mieux aux libertés individuelles, au pire aux libertés économiques. Si maintenant on se tourne vers la révolution américaine, le clivage n'est plus le même. La gauche y est plus démocratique et la droite, disons plus aristocratique. Elle cherche à freiner la démocratisation par différents moyens, notamment le gouvernement mixte.
C'est Tocqueville qui écrivait : " le gouvernement mixte est une bien noble idée. Mais il pourrait bien être une chimère. Il n'y a pas, à vrai dire, de gouvernement mixte, parce que dans chaque société, on finit par découvrir un principe qui domine tous les autres".
Cette citation me plaît. Si elle est fondée, tous les discours d'usage sur la "démocratie bourgeoise" sont faux. L'idée d'une démocratie bourgeoise est une contradiction dans les termes. Que je sache, la bourgeoisie n'a jamais été très démocrate. Si elle a fait des concessions, sur telle ou telle mesure, le suffrage ou le droit à un procès (habeas corpus), c'est qu'elle y a été contrainte. Cela veut aussi dire que ces élections récentes en Europe, où une certaine gauche a fait bonne figure, expriment une demande pour une démocratisation qui pourrait prendre des formes différentes selon les pays. Il y a dans ces pays un rejet net de la classe politique et de tous les corporatismes. Le retour de la gauche, dans bien des cas, manifeste une exigence de transparence, un refus de la corruption. Cette gauche répétera-t-elle les erreurs du passé? Pour parler comme Arendt, en restant aveuglée par les catégories du social, la gauche se cantonne dans une politique de la pitié, à soutenir la victime. Cette conception humanitaire du politique fait perdre l'assise qui insufflerait l'élan démocratique.
Votre collègue Jim Sleeper développe une thèse semblable dans son beau livre Liberal Racism. Les politiques des progressistes américains, au cours des vingt dernières années, bien qu'elles étaient vouées à l'égalité, ont plutôt miné le mouvement démocratique.
Chez les auteurs de la gauche démocratisante, comme Jim Sleeper, il y a une double critique des programmes de type affirmative action. Premièrement, ils dénoncent la manière dont certains démagogues se servent du social pour faire une politique. Ils montrent que ce type de politique dessert la cause qu'elle prétend servir. Tout le monde reconnaît que les Noirs, les femmes, les immigrants ont longtemps été exclus des manuels scolaires. Bon, on donne satisfaction aux porte-parole de ces exclus de l'histoire en réécrivant l'histoire. Cela ne coûte pas cher. Mais, est-ce que ça change la réalité? Les adeptes de l'affirmative action rétorquent ceci : pour que le social agisse au niveau politique, il faut trouver une médiation symbolique. Mais cette façon de voir engendre des guerres culturelles qui empoisonnent la vie sociale, en particulier sur les campus américains. Cette critique de la gauche démocratique de l'affirmative action me semble assez juste.
Deuxièmement, même lorsqu'une telle politique réussit, elle introduit des effets pervers fort dommageables pour la vie démocratique. C'est l'illusion qu'on va pouvoir faire de la politique par des moyens juridiques. C'est un peu naïf quand on songe à la façon dont le mouvement des droits civiques s'est effrité. Même un intellectuel comme Michael Walzer, toujours partisan de l'affirmative action, reconnaît que la judiciarisation provoque la dépolitisation des conflits. La revue Dissent [Walzer en est l'éditeur] est d'ailleurs assez conventionnelle à cet égard. Dans un article récent du coéditeur Mitchell Cohen, Why I Am Still A Socialist?, il n'y était pas du tout question de démocratie. Il n'est pas nécessaire d'être fin sociologue pour saisir que cette judiciarisation, en dépolitisant, appauvrit la vie démocratique. Vient un jour où, pour boucler la boucle, des porte-parole du mâle blanc hétérosexuel se lèvent pour revendiquer le titre de victimes.
Mais quelles seraient les avenues pour corriger le tir dans le sens d'une gauche plus démocratique, moins sujette à la concurrence victimaire?
En ce qui concerne les États-Unis, une partie importante du problème a trait au système électoral. Par exemple, une des seules manières de redistribuer les chances économiquement serait de s'attaquer aux problèmes urbains, qui sont très sérieux. Certains suggèrent d'augmenter la taxe sur l'essence. Le sénat américain, qui compte cent sièges, peut bloquer ce genre de loi si plus du tiers des sénateurs s'y opposent. Une telle loi serait facilement bloquée par les sénateurs des grands États peu peuplés de l'Ouest. Séduisant en théorie, ce type de loi est donc politiquement irréaliste.
Une autre possiblité serait de créer des petits partis de gauche qui auraient le droit de nommer ou de mettre en ballottage, y compris les candidats des deux grands partis, démocrates et républicains. C'est le système qu'on a appelé le cross-endorsement. Il existe par exemple dans l'État de New-York, où on a un parti conservateur et un parti libéral, en plus des démocrates et des républicains. Le candidat D'Amato a par exemple été élu au sénat à trois reprises grâce à l'appui du parti conservateur (il a été enfin battu en 1998). Ce genre de stratégie donne un certain pouvoir non pas sur le vote mais sur le choix des voteurs.
On pourrait imaginer des initiatives semblables, par exemple au niveau municipal. En outre, afin d'améliorer le système des partis, on pourrait envisager une réforme des primaires, qui jouent un rôle important depuis 1972. On sait qu'aux primaires, il faut se présenter soit à gauche, soit à droite, parce que ce sont les plus militants des électeurs qui y votent. En ne se présentant ni à gauche ni à droite, un parti nuit à ses chances de gagner en novembre, où il faut se présenter plus au centre. Si on se rendait compte de ce paradoxe, il serait possible de faire des gains démocratiques. N'oublions pas que la création du système de partis a apporté de grandes choses à ce pays. Le système de parti reconnaît que le pays est divisé et que la division n'est pas mauvaise. Or, les deux grands partis ne reproduisent plus aujourd'hui les divisions sociales, comme le montre bien E.J. Dionne, dans Why Americans Hate Politics.
Les partis républicains et démocrates cherchent à gommer ces divisions sociales en les réduisant à des différences économiques. Ils n'abordent jamais la dimension civique du problème, notamment l'accès au politique. Prenons le problème crucial de la sécurité sociale aux États-Unis. La question est toujours posée en termes de balance d'intérêts ou d'ajustement d'intérêts les uns aux autres. L'on ne fait jamais allusion à la solidarité des intérêts, à cette unité qui donne sens à la diversité d'une société égalitaire et démocratique. Les partis cherchent à faire croire que, dans vingt ans, leurs enfants ne bénéficieront pas de la sécurité sociale et qu'il faut donc privatiser la sécurité sociale. C'est inquiétant de penser que l'argent est devenu la seule chose qui régit notre vie en société.
Ce problème n'est cependant pas spécifique à la société américaine. Souvenons-nous du mouvement de grève dans les transports français en 1995. Pour la gauche de Bourdieu, c'était la renaissance du mouvement social. Elle croyait que ce mouvement allait immédiatement se traduire en politique. Elle voyait l'élection de Lionel Jospin comme la réhabilitation du mouvement. L'autre gauche, celle plus près des positions de la revue Esprit, rejetait cette interprétation. Elle soutenait que la réforme de la sécurité sociale devait devenir une question politique et ne pas être laissée à un simple rapport de force entre le mouvement syndical et les patrons. Cette position soutient qu'il y a une certaine autonomie du politique. D'ailleurs, on oublie trop souvent qu'un syndicat doit rester un syndicat. Le métier de syndicaliste a sa place dans la société, comme celui de travailleur communautaire ou de médecin. La société démocratique est une au travers de ses divisions. Vouloir éliminer ces divisions, les fusionner dans une unité heureuse et complète, est une erreur. Cela pourrait mettre fin à l'aventure historique inaugurée par les révolutions américaine et française.
Propos recueillis par Stéphane Kelly