Propos recueillis Francis Dupuis-Déri
Georges E. Sioui est membre de la nation des Hurons-Wendats. Il est né en 1948 à Wendaké, le Village-des-Hurons, près de la ville de Québec. Détenteur d’un doctorat en histoire de l’Université Laval, il est président de l’Institute of Indigenous Government à Vancouver après avoir été pendant plusieurs années academic dean au Saskatchewan Indian Federated College de Regina, le premier collège universitaire au Canada a être dirigé par les Premières Nations. Il a publié Pour une autohistoire amérindienne et Les Wendats : une civilisation méconnue, tous deux édités par les Presses de l’Université Laval (Québec) et traduits en plusieurs langues. Sioui est également militant. En 1982, il s’est volontairement laissé arrêter avec quelques amis par des agents de la conservation de la faune du Québec qui voulaient lui interdire d’accomplir un rituel annuel de purification. Cette cérémonie se déroulait dans un parc provincial dont la création, en 1906, avait nécessité l’expulsion des Amérindiens qui possédaient pourtant cette terre en vertu de la Proclamation royale de 1763. Sioui remportera sa cause en 1990, devant la Cour suprême du Canada. Enfin, il est également poète et musicien.
Comment synthétiseriez-vous, en quelques mots, le cœur de la philosophie amérindienne?
La philosophie amérindienne est principalement caractérisée par un mode de pensée circulaire, c’est-à-dire que cette philosophie entend reconnaître les relations qui unissent entre eux tous les êtres et tous les actes. Ajoutons également qu’il n’y a pas de séparation entre sacré et profane, ni d’éléments permettant de légitimer la domination des espèces par une d’entre elles qui serait supérieure aux autres. L’idée biblique selon laquelle l’être humain a été créé par Dieu pour dominer le reste de la création, qui n’existe que pour servir ses intérêts, est étrangère à la philosophie circulaire.
Cette pensée circulaire amérindienne rappelle d’autres modes de pensée non européens, comme la philosophie de la « négritude » telle que développée par Aimé Césaire et Léopold Senghor et qu’ils opposaient à la pensée rationaliste des colonisateurs français.
La pensée circulaire n’est pas la propriété ni le produit exclusif des Amérindiens et j’irais même jusqu’à affirmer que, malgré l’hégémonie que semble détenir la pensée linéaire européenne sur l’ensemble de la planète, sans doute quatre-vingt pour cent des êtres humains ont une vision circulaire du monde et de la vie. Allons encore plus loin : il n’y aurait pas eu naissance de sociétés humaines si la nature circulaire de la vie n’avait pas été reconnue. Suite à une série de contraintes environnementales et climatiques, certaines sociétés ont oublié momentanément l’idée de circularité pour adopter une approche linéaire qui a la malheureuse capacité de détruire. Pourtant, si on retourne aux sources, toutes les grandes philosophies et les grandes religions s’accordent sur l’unité fondamentale des êtres humains. Ce sont là des vestiges de la pensée circulaire propres à chaque culture. C’est en parlant avec des bouddhistes, des hindous, des chrétiens ou des musulmans que l’Amérindien réalise que, pour des raisons historiques, il a retenu plus que quiconque cette capacité de comprendre ce qu’est l’humanité : une espèce unifiée dont tous les membres sont apparentés.
La pensée circulaire offre à l’individu la capacité d’entrer en communication avec les animaux ou les plantes même s’ils nous apparaissent mystérieux au premier abord. Alors que, pour d’autres traditions, l’idée de se concevoir l’égal des animaux, des plantes ou des pierres semble humiliante, il s’agit, chez les penseurs du Cercle, d’une idée sécurisante qui apporte la paix.
Contrairement à la philosophie occidentale, la philosophie amérindienne est de tradition orale. Cela ne constitue-t-il pas une faiblesse? Cela n’a-t-il pas pour effet, par exemple, que la philosophie amérindienne ne puisse que difficilement «compétitionner » avec la philosophie occidentale sur le plan de la rigueur, des systèmes, des appareils théoriques?
La pensée amérindienne paraît si étrangère qu’elle semble à première vue caricaturale, à tout le moins dans sa forme et dans sa symbolique. Certains affirment dès lors que ce n’est pas une vraie philosophie. Il est plus facile de la discréditer en rejetant sa prétention à être philosophique plutôt que de tenter de saisir toutes les implications qui en découlent. Quant à l’idée de « compétitionner » que vous évoquez, il faut savoir quel est le but de la compétition? Les systèmes philosophiques rationalistes occidentaux semblent « compétitionner » pour obtenir des résultats généralement négatifs en politique, mais aussi dans les relations humaines en général : domination de l’environnement avec tout ce que cela entraîne de crises présentes et à venir, domination de la femme et des enfants, rejet des aînés et négation de la sagesse pratique acquise par toutes sociétés. Si c’est là le résultat d’une telle compétition, ce n’est certes pas une compétition très positive...
Enfin, une philosophie de tradition orale a tout aussi besoin d’être rigoureuse qu’une philosophie qui s’appuie sur l’appareil artificiel — ou disons même sur la béquille — de l’écriture. Mais ce n’est pas le même type de rigueur. La transmission orale de la parole, du savoir et de la sagesse nécessite beaucoup de rigueur et de systématisation au niveau social parce que tous les membres de la communauté sont impliqués, et non pas seulement un cercle fermé d’initiés ou d’érudits, comme c’est le cas avec les traditions écrites.
Il y a pourtant un problème particulier à la philosophie amérindienne : les rares sources écrites ont été rédigées par des Français qui vivaient en Nouvelle-France. La tradition philosophique amérindienne prend donc racine en partie dans des sources qui lui sont en quelque sorte étrangères.
Cela pose effectivement problème. Par ailleurs, ces écrits ont souvent été rédigés par des Français qui avaient l’assurance que les sociétés qu’ils décrivaient allaient disparaître sous peu. Les auteurs ont donc fait preuve d’une sorte de négligence politique et auraient été sans doute beaucoup plus discrets sur certains éléments s'ils avaient connu la suite de l’histoire. On peut donc relire ces textes avec des yeux contemporains et en dégager des éléments très utiles. On procède, en quelque sorte, à de l’archéologie spirituelle ou intellectuelle. De plus, on peut dire que le cœur de la pensée amérindienne reste tout de même vivace chez les anciens encore vivants et cela permet d’orienter notre recherche archéologique.
Dans votre livre Pour une autohistoire amérindienne, vous puisez abondamment dans les textes du baron de Lahontan.
C’est que ce baron français, que des revers de fortune conduisirent en Amérique, passera, comme il le dit lui-même, « les plus beaux jours de [sa] vie avec les Sauvages de l’Amérique » . Son livre Dialogues curieux entre l’auteur et un Sauvage de bon sens qui a voyagé, a été publié au début du XVIIIe siècle puis réédité une dizaine de fois et traduit en anglais, en flamand et en allemand. Lahontan y donne la parole à Adario, un Wendat-Huron que celui-ci identifie comme un « philosophe nud » . Or, c’est à travers l’interprétation que Lahontan en fait que le « philosophe nud » influencera Rousseau, Voltaire, Chateaubriand, Diderot et Leibniz avec qui le baron entretenait une correspondance.
Dans ma tradition, Lahontan mais aussi d’autres penseurs de sa trempe nous ont beaucoup marqués. Je me souviens que, chez mes parents, nous avions un vieux volume des écrits du baron de Lahontan. Je n’ai jamais su comment ce volume avait traversé le temps et s’était conservé. On le citait parfois en disant combien des gens comme lui avaient compris la réalité de leur temps. Plus tard, je me suis aperçu que Lahontan était souvent considéré comme un auteur ayant utilisé les Amérindiens pour parler de sa propre société française et, surtout, la critiquer. On en venait même à affirmer que ses écrits ne correspondaient en aucune façon aux discours que de vrais Amérindiens auraient pu tenir sur leur propre société ou sur les sociétés européennes. Mon réflexe, en tant qu' Amérindien, fut de réhabiliter Lahontan, car, en l’absence de sources qui viennent enrichir notre autoperception, des écrits comme les siens deviennent très importants. Dans mon premier livre, j’ai donc voulu démontrer que Lahontan tenait un discours qui représentait réellement la philosophie amérindienne. D’ailleurs, Lahontan avait eu de toute évidence un contact significatif avec les Amérindiens, car il reprenait des éléments centraux de la philosophie amérindienne comme la santé, la nature, la territorialité. De tels axes de réflexion n’auraient pu surgir d’un esprit uniquement informé par le contexte européen de l’époque.
La pratique de la critique est un élément essentiel de la tradition philosophique européenne. La tradition française, par exemple, est riche de penseurs extrêmement critiques de l’organisation politique et sociale de leur propre pays. Or, à la lecture de vos livres, il semble que vous vous refusiez à critiquer ne serait-ce que le moindre aspect de la culture et du mode de vie des Amérindiens. Cela s’explique bien sûr par une volonté explicite de votre part de brosser une image positive des Amérindiens qui ont trop longtemps été décrits de façon très négative par les historiens euro-américains. Mais cela justifie-t-il pour autant un tel discours lénifiant?
Il est normal que la critique s’abatte sur un historien qui essaie de réinterpréter l’histoire. Souvent, ce sont des Européens comme Tzvetan Todorov qui se révèlent être les meilleurs alliés des Amérindiens qui, comme moi, veulent réécrire l’histoire de l’Amérique. On m’a souvent reproché de présenter un tableau idéalisant de la culture et de l’histoire amérindiennes, mais cette critique me paraît pour le moins simpliste. Il est facile de prétendre que mes thèses reprennent à leur compte le mythe du « bon sauvage » . Je ne prétends pourtant pas que les sociétés amérindiennes étaient des sociétés idéales. Les guerres menées pas les Amérindiens étaient ainsi inhumaines et cruelles, comme le sont toutes les guerres. De plus, il est malheureux de constater que les sociétés amérindiennes connaissaient et connaissent encore l’abus politique.
Mais par-delà l’invention des mythes, il ne faut pas oublier que, si elles n’étaient pas parfaites, les sociétés amérindiennes traditionnelles n’en ressemblaient pas moins pour les arrivants européens à de petits paradis en comparaison des sociétés du vieux continent. Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on se souvient à quel point les Français qui venaient s’établir en Amérique fuyaient l’Europe où ils se sentaient victimes d’une société où ils n’avaient plus leur place.
Ainsi, l’Europe a découvert en Amérique une chose qu’elle recherchait très intensément : la liberté. C’est d’ailleurs surtout vrai pour la France qui a toujours été ce pays qui questionne, qui est à l’avant-garde de la pensée humanitaire, qui est le refuge des éprouvés et des laissés-pour-compte de l’humanité. C’est un peu la raison pour laquelle les Français idéalisent souvent les Amérindiens. À travers le mouvement des Lumières, la France a pensé la liberté, et c’est en Amérique qu’elle l’a trouvée. Les philosophes européens, grâce aux récits des explorateurs de l’Amérique, ont réalisé qu’il était possible de maintenir des systèmes équilibrés sans foi, sans roi, sans loi. Cette découverte a donné à certains penseurs européens une immense confiance en la nature humaine.
Il est intéressant de noter que ce mythe du « bon sauvage » , qu’on m’accuse souvent d’entretenir, est un pur produit de l’imaginaire européen. Autant la version positive du mythe du « bon sauvage » est donc en partie une création de l’imaginaire européen, autant sa version négative l’est-elle aussi, car il y avait bien sûr une élite coloniale et cléricale chargée d’exporter le modèle social européen en Amérique. Pour un livre signé par Lahontan, combien d’écrits de Jésuites décrivent les Amérindiens comme des êtres sans moralité, des guerriers barbares, des cannibales? Ce sont ces récits méprisants qui deviendront les sources de l’histoire officielle. Les Amérindiens ont trop souvent intériorisé ces clichés dégradants, développant une image dévalorisante d’eux-mêmes. Mon travail de réécriture de l’histoire consiste bien sûr à offrir aux Amérindiens la possibilité de définir leur identité en des termes positifs. Pour ce faire, je mets en perspective les textes méprisants en les comparant à d’autres sources de l’époque, comme les écrits du baron de Lahontan. Ce travail n’est pas seulement salutaire pour les Amérindiens, mais également pour tous ceux qui sont venus nous rejoindre en Amérique, car nous sommes plusieurs à penser que nous restons en contrôle de cette terre que nous avons habitée durant si longtemps. Nous avons toujours la responsabilité d’améliorer la façon de vivre et de penser des gens qui y vivent.
Cette empathie n’est pas surprenante lorsque l’on sait qu’Adario lui-même disait : « je ne méprise point les Européens, je me contente de les plaindre » .
Prenons l’exemple de la Nouvelle-France, celle où vivait Adario. Comme je viens de le mentionner, les ancêtres français des Québécois essayaient d’échapper à l’emprise de ceux qui les avaient victimisés en Europe. L’expression s’« ensauvager » correspondait à la fois à une volonté réelle des Français arrivant en Amérique de découvrir une nouvelle façon de vivre et à une pratique à laquelle les autorités cléricales tentaient de s’opposer.
Les Amérindiens ne pouvaient donc ni vraiment mépriser l’Européen, ni même le haïr puisqu’ils voyaient en lui avant tout une victime. Ce qui troublait profondément les Amérindiens, c’était de découvrir que, pour des raisons que personne ne semblait en mesure d’expliquer, les nouveaux arrivants appartenaient à une société où des individus qui ne démontraient aucune sensibilité quant au sort de leurs compatriotes occupaient des positions d’où ils dominaient le reste de leurs semblables. Les Amérindiens refusaient l’autorité et les inégalités et ils s’expliquaient mal qu’un Européen puisse accepter que ses idéaux individuels et collectifs soient réprimés ou encore que certains Français souffrent de pauvreté alors que d’autres vivaient dans l’opulence à la vue de tous, insensibilisés par leur système.
Ce refus de l’autorité de la part de l’Amérindien est, je dirais, métaphysique. Ainsi, le temps n’est pas une contrainte pour lui. L’Amérindien ne conçoit pas non plus l’éducation comme un processus visant à refaire ou à transformer l’enfant. L’Amérindien considère d’ailleurs l’enfant comme un individu entier qui a un esprit et un sens en lui-même et pour lui-même. Dans la culture amérindienne, l’éducation ne peut pas devenir une forme de répression, car l’enfant n’est pas compris comme un être imparfait qui doit être réformé ou baptisé pour le laver de ses imperfections.
Nous revenons au mythe du « bon sauvage » ?
En quelque sorte. Il est possible, à ce point de notre entretien, d’articuler plusieurs éléments que nous avons abordés. J’ai parlé un peu plus tôt des deux portraits historiques du « bon sauvage » , l’un positif, l’autre négatif. Le mythe du « bon sauvage » s’inscrit également dans un cadre philosophique. Plusieurs se sont empressés de noter que ces fils de la nature, qui vivaient au jour le jour en harmonie apparente avec leurs semblables et leur environnement, n’avaient aucune compréhension de la notion de progrès, si chère aux philosophes des Lumières. On avait dès lors beau jeu d’affirmer que les Amérindiens n’étaient pas « progressistes » au sens européen du terme. Mais si on intègre le concept du « bon sauvage » , à première vue caricatural, dans l’ensemble théorique de la pensée circulaire, on réalise dès lors que le mythe est en accord avec une conception spiritualiste ou idéaliste de l’individu, par opposition au matérialisme européen. Le mythe du « bon sauvage » , articulé avec soin, s’inscrit donc dans un discours philosophique cohérent.
Tout comme le « bon sauvage » , l’individu moderne rationnel et autonome relève lui aussi du mythe et de la caricature, et il peut être présenté sous un jour positif ou, au contraire, négatif. Pour l’Amérindien, le mythe de l’individualisme moderne n’a que peu d’attrait car le progrès prôné par le Prince au nom de la liberté se traduit souvent, dans la pratique sociale, par une perte individuelle de la liberté, chacun étant soumis à un mode de vie aliénant qui ne profite qu’à quelques individus situés au sommet. Il n'est pas surprenant qu’Adario plaignait les Européens : ils sont esclaves de principes, de l’argent, d’un monarque et ce, souvent au nom de la liberté. C’est la servitude volontaire.
Il ne faut pas en conclure qu’il n’y a rien de valable dans la culture européenne. Le mythe du progrès, par exemple, s’inscrit dans une valorisation du mouvement qui, selon les Amérindiens, caractérise le mode de pensée européen. Les Amérindiens, de par leur nature contemplative, cherchent à comprendre le sens des choses, des gens et des cultures. Selon la philosophie amérindienne, le chiffre quatre est celui de l’équilibre : il y a quatre temps de la vie, quatre moments du jour, quatre directions, quatre couleurs sacrées et quatre grandes familles de peuples avec chacune leur position autour du Cercle. La position du nord correspond à la famille de peuples européens à laquelle est associée la couleur blanche et l’élément de l’air qui représente le mouvement. Les Européens sont les maîtres du mouvement, pour le meilleur et pour le pire. C’est ainsi que nos anciens ont toujours dit que leur venue n’était pas accidentelle. Les Européens iront probablement sur d’autres planètes, car c’est le mouvement qui donne sens à leurs rêves et à leur histoire.
Nos anciens affirment également que le temps du mouvement tire à sa fin. Nous avons reçu le plus de bénéfices possibles de cette ère du mouvement, de cette façon européenne d’agir. Si l'on se fie à la course du soleil, ce devrait être à la position de l’est, c’est-à-dire précisément celle des peuples amérindiens, d’occuper une place prépondérante. Contrairement au mode de pensée européen principalement linéaire, l’Amérindien croit que nous sommes Un, tous unifiés dans le grand Cercle de la vie. Cette conception métaphysique a bien sûr des répercussions politiques : la démocratie ne doit pas seulement comprendre les êtres humains, mais aussi tout ce que l’on conçoit comme êtres existants.
Il semble y avoir une tension inhérente à la philosophie amérindienne en ce qui a trait à l’individu. Quelle est la marge de manœuvre pour l’individu dans cette philosophie circulaire où tout dépend de tout?
Les penseurs du Cercle ont toujours eu une jalousie sans borne, et même légendaire, pour leur liberté individuelle, en autant que cette liberté signifie la liberté d’être responsable pour soi-même et pour les autres. C’est véritablement le « un pour tous et tous pour un » . Par ailleurs, quelle liberté peut-il rester à l’individu appartenant à une philosophie linéaire lorsque l'on force celui-ci à croire à des systèmes philosophiques et politiques qui ne protègent que les intérêts des gens les plus puissants et les plus habiles à perpétuer le système?
Si la pensée occidentale a fourni les justifications nécessaires à certains individus pour légitimer leur propre autorité, la pensée occidentale a également donné naissance à des tendances dites « progressistes » qui rêvent d’un monde meilleur. Il y a ainsi une riche tradition messianique, héritée en partie du judaïsme, mais qui se retrouve en philosophie politique chez les penseurs utopistes, libéraux et marxistes.
Pourquoi attendre des messies quand on peut exercer son jugement et sa raison par nous-mêmes? Les messies interviennent dans des systèmes où l’humain a été opprimé intellectuellement et spirituellement. Les philosophies progressistes promettent des messies libérateurs parce qu’il y a eu une oppression prolongée. Cette stagnation idéologique, spirituelle et sociale ne peut se résoudre que dans une révolte.
L’Europe, justement, a souvent connu la révolte et même la révolution. Quelle place occupe l’idée de révolte dans la pensée amérindienne?
Le penseur linéaire sait dans son tréfonds que le monarque, le dictateur, le politicien fourbe est là pour rester et que, même renversé, le système le « réincarnera » . Il n’y a plus de place pour la foi, l’espoir. Intrinsèquement, le penseur circulaire n’est pas enclin à la guerre. Sa foi en la nature et envers le Créateur lui dit que les choses, si on leur donne le temps et l’espace, vont reprendre leur place dans le grand ordre naturel. En général, l’Amérindien ridiculise le dirigeant abusif ou corrompu. Si cela ne suffit pas pour corriger la situation, il remplacera ce dirigeant selon une volonté qui vient du peuple, et ce, en dépit de systèmes politiques colonialistes imposés et dont on doit s’accommoder.
Par ailleurs, et pour revenir à cette idée de messianisme, il faut souligner qu’elle renvoie également à la question de la distance entre les êtres humains et Dieu. Chez les peuples indigènes, nous n’avons pas l’assurance de pouvoir parler facilement à Dieu, prétention que l’on retrouve chez les membres de clubs fermés et d’organisations religieuses. De plus, nos anciens nous demandent souvent : « pourquoi est-ce qu’on demande tant à Dieu? " Et ils ajoutent : « où est la responsabilité de l’être humain? Où est la reconnaissance du pouvoir de raison et du pouvoir d’action de l’être humain? "
Vous faites souvent référence aux anciens. Il y a donc, outre les textes comme ceux de Lahontan, ces anciens toujours vivants et qui sont comme les gardiens de la philosophie amérindienne?
Oui. Je retrouve chez eux cette disposition à ne pas faire de divisions nettes entre les nations, les gens, le monde humain et non humain. Je retrouve toujours ce même besoin culturel de reconnaître ce qui coexiste avec les êtres humains, c’est-à-dire le Cercle de la création. Il y a toujours, dans la pensée des anciens, cette flexibilité très grande à accueillir et inclure les autres qui coexistent avec nous. De cette approche viennent d’ailleurs les problèmes que les anciens rencontrent dans les institutions d’éducation et les institutions universitaires, qui sont très rationalistes et qui privilégient une pensée linéaire. L'université est un lieu où les disciplines sont très compartimentées. Or, chez nous, l’interdisciplinarité va de soi. Cette interdisciplinarité repose sur une conscience non pas seulement intellectuelle, mais également spirituelle. On dit d’ailleurs souvent que, quand une institution d’enseignement amérindienne décerne un diplôme, le diplôme est double, car l’éducation reçue est spirituelle autant qu’intellectuelle.
Une telle approche entre en complète contradiction avec le monde universitaire contemporain qui se veut séculier et distinct de toute allégeance religieuse.
Il ne faut pas croire que « spiritualité » et « religion » sont synonymes. Pour nous, la religion est un concept négatif. Par contre, vivre avec une conscience spirituelle veut simplement dire qu’on cherche toujours à appréhender la vie dans son ensemble, incluant le monde non humain. Notre place en tant qu’humain est égale à la place qu’occupent toutes les autres composantes de la création. L’être humain n’occupe pas, dans la création, une place de domination. Cette démarche spirituelle peut inclure des prières et des invocations au début de réunions, par exemple.
Avez-vous reçu une éducation catholique?
Oui. J’ai été baptisé, comme mes ancêtres l’ont été depuis la colonisation, mais il n’y avait pas dans ma famille d’insistance sur la pratique religieuse, ni sur les croyances et les dogmes. La spiritualité amérindienne prévalait. Je m’affirme catholique si cela signifie : vivre et laisser vivre, aimer les autres et ne pas les juger. Mais je me dirais alors au même titre musulman, bouddhiste, juif, etc. Je ne crois pas aux religions ébauchées par les êtres humains, je ne crois pas aux drapeaux ni aux frontières, je ne crois pas aux étiquettes qui nous isolent des autres êtres et de la vie elle-même. D’ailleurs, j’ai un fils qui n’est pas baptisé, car je crois qu’on a dépassé ce temps où il fallait faire baptiser nos enfants pour les rendre acceptables et ne pas compromettre leur succès.
Avec l’arrivée des Européens en terre d’Amérique, c’est tout un processus de colonisation politique et culturelle qui se met en place et dont seront victimes les Amérindiens. Pourtant, vous prétendez dans vos livres que le mode de pensée et la culture de l’Européen nouvellement débarqué subissent eux aussi une transformation au contact de l’Amérindien.
Les Amérindiens affirment que celui qui migre doit forcément adopter la philosophie propre au nouveau territoire. La culture euro-américaine est bien sûr une sorte de prolongement de la culture européenne, qui a connu un incroyable métissage au contact de l’Amérique. C’est ce que je nomme le processus d’« américisation » par lequel les Européens qui arrivent en Amérique s’assimilent aux schèmes mentaux et idéologiques des Amérindiens. Dès le début de la période coloniale en Amérique, les Amérindiens ont voulu intégrer les Européens dans leur système de parenté et leur cercle de relations ainsi que les éduquer afin qu’ils adoptent leur mode de pensée. Bien sûr, tout ceci fut perçu par les autorités coloniales et religieuses comme une attaque contre l’ordre établi. Encore aujourd’hui, la philosophie amérindienne va à l’encontre de toutes les théories politiques ou sociales occidentales, et il est sans doute normal qu’elle soit mal accueillie. Elle remet en cause les idées de progrès, de profit et de croissance telles qu’elles sont généralement définies dans le contexte européen.
Néanmoins, si l'on prend l’exemple de l’Euro-québécois, on retrouve cette tendance à vivre et à laisser vivre qui est en définitive très amérindienne. Des siècles de résidence en terre d’Amérique ont permis aux Euro-américains de s’imprégner d’un individualisme étranger à l’Europe. En Amérique, la liberté est quelque chose de non négociable, individuelle plutôt que collective. Cette vénération de la liberté s’explique en partie par la présence des grands espaces. Ils permettent d’explorer une certaine solitude inconnue des Européens qui vivent sur un continent entièrement occupé par l’homme. Les Euro-américains, tout comme les Amérindiens, ont besoin d’espace, de silence. Il est extrêmement important pour eux de savoir qu’il existe, quelque part, une place où ils peuvent se retirer loin des yeux scrutateurs du système.
En observant le Français, le Québécois peut découvrir ce qui, de lui, s’est transformé au contact de l’Amérindien et de l’Amérique ; et le Français, en observant son cousin québécois, peut comprendre à quel point l’Amérique a le pouvoir de modifier l’état d’esprit d’individus historiquement issus d’une certaine culture française. Malheureusement, les Québécois oublient trop facilement ce qu’ils ont reçu au contact des Amérindiens. Les Québécois « de souche » s’affichent aujourd’hui comme étant les « autochtones » de l’Amérique, et c’est une des raisons pour lesquelles nous n’utilisons pas ce mot. Pour se distinguer des nouveaux arrivants qui débarquent d’Asie ou d’Afrique du Nord, par exemple, les Euro-américains s’arrogent notre identité profonde en se déclarant « autochtones » . C’est l’enseignement de l’histoire tel qu’il se pratique depuis plusieurs générations qui a rendu possible une telle appropriation symbolique. Le Québécois a retenu de ses cours d’histoire que les Amérindiens acculturés vivotent dans quelques réserves dont l’emplacement est incertain. C’est en partie après avoir constaté cette méconnaissance que j’ai décidé d’écrire une autohistoire amérindienne. Même si la population du Canada ne compte qu’environ 1,5% d’Amérindiens recensés (mais on dit qu’il y a peut-être jusqu’à 15% de gens métissés qui refusent de s’identifier comme Amérindiens), il est aussi important pour les Québécois que pour les Amérindiens de réapprendre l’histoire amérindienne. L’ignorance de la présence de Mohawks au Québec est un facteur qui permet d’expliquer pourquoi la crise de 1990 à Oka et à Kanasataké a été si dramatique.
Dans le monde d’aujourd’hui, qu’en est-il de la politique amérindienne? Est-ce que cette philosophie circulaire, que vous nous avez présentée, s’incarne dans les pratiques sociopolitiques des Amérindiens contemporains?
Ceux qui revendiquent l’étiquette de « progressistes » ont accepté d’adopter les normes politiques euro-américaines. Les leaders politiques sont, dans l’ensemble, des gens qui ont acquis une habileté à se servir des systèmes politiques canadien et québécois et même à les contourner. Ils ont appris à jouer le jeu et ils tiennent un discours isolationniste, c’est-à-dire qu’ils ont intégré des concepts exclusivistes comme celui de « race » , qui n’ont rien à voir avec la tradition amérindienne. Les dirigeants amérindiens ont également appris qu’ils pouvaient manipuler les gouvernements (de la générosité desquels les Amérindiens dépendent très souvent pour leur survie matérielle), en laissant planer sur la société dominante la menace d’une révolte violente. Mais les exigences formulées dans cette situation ne représentent trop souvent que les intérêts de l’oligarchie au pouvoir. Grâce à l’ignorance, feinte ou réelle, de ces gouvernements en ce qui concerne la vraie tradition amérindienne, certains chefs amérindiens se maintiennent au pouvoir beaucoup trop longtemps. Voilà, à mon sens, une des bonnes raisons pour lesquelles les gouvernements québécois et canadien devraient mettre plus d’efforts à promouvoir une meilleure connaissance, chez tous leurs citoyens, des cultures respectives des Amérindiens et des non Amérindiens. Cela devrait être entrepris loin des arènes politiques où les leaders n’ont que trop de raisons de cultiver l’isolationnisme.
Les « progressistes » sont particulièrement influents dans les parties du territoire qui ont été le plus en contact avec les institutions sociales et politiques euro-américaines, comme au Québec, par exemple. Ces « progressistes » prônent la création d’une classe moyenne amérindienne. Cette idée rebute beaucoup les traditionalistes qui ne la prennent d’ailleurs pas tellement au sérieux : cette idée de « classe » n’a pas de place dans la civilisation du Cercle. Adopter cette idée équivaut à donner son assentiment à une société qui ne donne pas de place à la redistribution de la richesse. Créer des classes signifie ouvertement qu’on ne se préoccupe pas de la pauvreté qui en résulte, qu’on déresponsabilise les gens sur le plan social et environnemental. Le mot d’ordre devient : que chacun s’occupe de sa classe et que les autres se débrouillent. L’attitude typique des gens de la classe moyenne à propos des pauvres ne se résume-t-elle pas justement à « qu’ils fassent comme moi s'ils veulent réussir » ...
Approfondissons la question de l’autorité politique dans les communautés amérindiennes d’aujourd’hui. Plusieurs auteurs, dont vous-même, mais aussi des textes de l’époque de la Nouvelle-France, évoquent une philosophie politique et même une culture politique amérindiennes de type anarchiste, c’est-à-dire qu’il y aurait de l’ordre, de la cohésion et de la solidarité mais point de chefs exerçant leur autorité et leur domination sur leurs semblables. De toute évidence, la situation politique sur les réserves est présentement en décalage avec cet idéal. Quel est le rôle de l’intellectuel amérindien face aux politiciens amérindiens qui ont adopté une philosophie politique et des comportements politiques très éloignés des valeurs amérindiennes traditionnelles.
Il n’y a presque pas de place pour l’intellectualité amérindienne dans les communautés amérindiennes, ni d’ailleurs dans la société dominante. Il n’y a pas réellement de place pour des discours plus informés qui auraient été mis à l’épreuve dans des cercles académiques et des cercles traditionalistes. Il y a aussi un phénomène de répression dans nos sociétés à l’égard des traditionalistes. On les écarte parce que leurs discours et leurs réflexions vont trop radicalement à l’encontre des systèmes imposés à nos sociétés par la société dominante. Pire : quand l’intellectuel amérindien parle et écrit, il se met souvent en situation de rupture vis-à-vis de sa propre société. Il est alors obligé de s’en aller, car il ne trouve pas de place chez lui. Il existe donc un phénomène d’exil intellectuel amérindien. Et la société est donc prise de court quand elle veut s’expliquer.
Il est intéressant de noter qu’il y a de plus en plus d’Amérindiens diplômés en sciences administratives ou en médecine, mais encore très peu en sciences humaines. Cela se comprend facilement, car les opportunités sont plus grandes en sciences pures. De plus, les Amérindiens viennent souvent de familles peu conscientisées, peu au fait de leur propre culture. Je pense que je suis encore le seul Amérindien francophone à avoir complété un doctorat en histoire... La même chose se constate dans toutes les disciplines qui occupent des positions clefs dans la réorientation philosophique d’une société et dans sa façon de se voir et de se comprendre.
Le Canada est le lieu d’une curieuse collision : les souverainistes du Québec et les Amérindiens en quête de plus d’autonomie s’affrontent, alors que leurs projets sont d’une même nature. Allons plus loin : ces deux groupes voulant défendre et promouvoir leur culture respective, n’y aurait-il pas moyen qu’ils s’entendent plutôt que de s’affronter?
Malheureusement, les discours ne se situent pas seulement sur le plan des principes culturels... L’accession du Québec à la souveraineté se pense également en termes de contrôle et d’exploitation maximale des ressources disponibles. Et il y a des nations amérindiennes qui ont aussi des ambitions économiques entrant en conflits avec les aspirations du Québec. C’est pour contourner ces blocages politico-économiques que les intellectuels devraient se détacher des discours politiques et s’acquitter réellement de leurs devoirs d’intellectuels. L’expérience montre malheureusement que les intellectuels des deux côtés glissent trop facilement dans le champ politique. Si l'on créait des lieux de rencontre plus isolés de la tourmente politique, et si l'on parlait honnêtement autour d’une table, il y aurait certainement place à des compromis.
J’ai d’ailleurs toujours regretté que le Québec ne devienne pas un leader quant aux relations entre les Euro-américains et les populations indigènes. Je viens du Québec et j’y ai beaucoup d’intérêt émotif et historique. Pour moi, le Québec pourrait jouer presque naturellement un rôle de leader, car le contact français a été beaucoup plus humaniste que le contact espagnol, portugais, hollandais et anglais. Lahontan en est une preuve. Mais les politiciens québécois ont perdu ce fil historique...