Avigail Eisenberg [1]
Traduction de André Laliberté.
En 1861, John Stuart Mill écrivait : « si jamais [les non-Européens] devaient se développer davantage, il faudrait que ce soit grâce à des étrangers. » Quelques années plus tard, Sir John A. Macdonald, alors premier ministre du Canada, a été cité pour ce qui suit à propos des rebelles Métis : « Ces bâtards impulsifs ( …) doivent être contrôlés par une main ferme avant que l’afflux des colons ne les submerge. » Au dix-neuvième siècle, de telles attitudes à l’endroit des différences culturelles ont servi à justifier des politiques impérialistes visant à ‘civiliser’ et ‘assimiler’ les peuples indigènes et non européens. En cette seconde moitié du vingtième siècle, les différences culturelles au Canada sont, apparemment, vécues de façons moins dramatiques. Une croyance répandue, que j’examine ici, affirme que la différence culturelle a ses origines dans le contraste entre l’individualisme inhérent à certaines cultures et le collectivisme des autres. Les Canadiens de souche européenne, et en particulier les Canadiens anglais, sont dépeints comme des individualistes. Leurs idées sur la prise de décision démocratique sont vues comme individualistes. Leurs institutions sont perçues comme individualistes. Leurs lois, et en particulier la Charte des droits et libertés, leur système juridique, en fait l’ensemble du tissu social et légal au Canada, sont dits individualistes. En revanche, les peuples autochtones (et, aux dires de certains, les Canadiens français) sont dépeints comme collectivistes. Leur éthique et leur ontologie sont dites collectivistes. Leurs méthodes préférées pour la prise de décision, en politique comme en droit, sont censées être collectivistes. Cette différence serait tellement importante qu’on l’évoque comme une des raisons principales expliquant l’existence de conflits culturels opposant les peuples autochtones et non autochtones. Des analystes politiques et juridiques affirment que les institutions telles que le parlement, les tribunaux et la Charte ne sont pas compatibles avec les valeurs autochtones et sont hostiles à leurs intérêts, en partie parce qu’elles sont basées sur des valeurs atomistiques libérales et des droits de propriété individualistes. La signification de ce problème est probablement apparue plus clairement au public canadien en 1992, quand les nations des Traités autochtones 6 et 7 ont acheté une annonce pleine page du Globe and Mail annonçant leur opposition à l’Accord de Charlottetown, lequel, affirmaient-ils, approuvait l’imposition de droits individuels à des gouvernements qui « reposent sur la suprématie des droits collectifs. » ( 24 septembre 1992, A5) Ils ont ainsi exprimé leur protestation, malgré l’assurance exprimée par le gouvernement, dans la clause Canada de l’Accord, que les « Canadiens s’engagent à respecter les droits humains et les libertés, autant individuels que collectifs, pour tous les peuples. »
Du point de vue de l’anthropologie, caractériser de façon générale les cultures non autochtones comme étant plus individualistes que les cultures, apparemment collectivistes, des autochtones, peut s’avérer exact et utile. Je soupçonne cependant que, même en anthropologie, une telle description des différences culturelles simplifie énormément les identités et les valeurs de ces cultures. Les fondements de ce doute ne reposent pas sur une connaissance exhaustive de la palette riche et variée des diverses cultures autochtones du Canada, mais sur la base d’une familiarité et d’une méfiance de bon aloi vis-à-vis de la politique non autochtone, et en particulier les façons dont les descriptions des différences culturelles peuvent être et ont été utilisées à des fins politiques au Canada.
Le principal problème avec l’explication des différences culturelles fondée sur le contraste entre individualisme et collectivisme, c’est le fait qu’elle obscurcit la diversité des valeurs auxquelles les cultures ont recours dans différentes circonstances. Différentes valeurs sont invoquées, selon que des cultures sont menacées, en position minoritaire, ou encore en position de majorité incontestée. Pour être plus précis, ce contraste obscurcit l’engagement profond des peuples non autochtones envers des pratiques et des institutions de nature collectiviste, dans la mesure où celles-ci visent à protéger et à promouvoir les identités culturelles canadienne-anglaise ou canadienne-française. En tant qu’outil d’analyse pour comprendre les relations entre cultures, ce contraste pose aussi un second problème : il structure les explications d’une façon telle qu’il soulève plus de questions qu’il n’en résout. Cette approche nous enjoint à décortiquer les institutions et les valeurs canadiennes afin d’y découvrir les fondements, parfois purement imaginaires, de l’individualisme. De plus, elle nous encourage à juger comme aberrations culturelles des pratiques qui ne contiennent pas un soupçon d’individualisme. En structurant les explications de cette manière, cette approche décrit les préjudices subis par les peuples autochtones dans leurs relations avec les institutions non autochtones en termes d’absence de collectivisme plutôt que de présence de visées culturelles collectivistes qui excluent les peuples autochtones, et qui leur sont, d’une certaine manière, hostiles. Bref, comprendre les relations entre cultures au Canada en termes de conflit entre l’individualisme et le collectivisme risque de caractériser de façon erronée les cultures en question. Certainement, une telle compréhension conduit à se méprendre sur les politiques définissant les relations entre les cultures et nous encourage à adopter des solutions aux conflits culturels qui s’avèrent, en fin de compte, inutiles.
Avant d’aborder des controverses politiques censément représentatives de ce conflit entre individualisme et collectivisme, il importe de s'arrêter sur ce que ces concepts sont censés signifier. Habituellemment, il y a plusieurs façons par lesquelles une institution ou une pratique peut s’avérer individualiste ou collectiviste. Dans son ouvrage intitulé Individualism, Steven Lukes identifie au moins six sortes d’individualisme : politique, religieux, économique, épistémologique, éthique et méthodologique – chacun d’eux pouvant être pertinent dans un contexte culturel et politique donné. Une pratique peut être individualiste, dans un sens, et anti-individualiste dans un autre. De plus, il n’existe pas de définition absolue pour chaque sorte d’individualisme. Par exemple, l’individualisme politique peut aussi bien signifier que 1) la légitimité du gouvernement repose sur le consentement des individus ; 2) la représentation politique est fondée sur les intérêts individuels ; 3) le seul but des gouvernements est de protéger les droits individuels grâce à des politiques de laisser-faire qui préservent la neutralité de l’état vis-à-vis, par exemple, des communautés culturelles ou religieuses. Deux conséquences découlent de cette distinction opérée entre ces différentes formes d’individualisme. Premièrement, on ne peut offrir une seule définition de l’individualisme. Au mieux, on peut s’entendre sur ce que ce n’est pas. Par exemple, l’individualisme prévient 1) une légitimité gouvernementale reposant sur le consentement des groupes ; 2) une représentation politique fondée sur les intérêts de communautés culturelles ; 3) un gouvernement qui cherche à protéger les droits de communautés culturelles ou religieuses spécifiques grâce à des politiques qui distinguent entre eux des individus sur les bases de la culture, de la religion ou d’autres critères. Deuxièmement, une culture peut souscrire à un système individualiste sous certains rapports, et non sous d’autres. Par exemple, elle peut adopter des procédures législatives où le vote par une majorité d’individus est requis plutôt qu’une majorité de « votes en bloc » de la part de cultures ou d’ordres religieux. Simultanément, ce « système individualiste » peut aussi privilégier une culture ou un groupe religieux en particulier, voire imposer la culture ou la langue d’un groupe à un autre. En utilisant de telles distinctions, nous structurons nos analyses d’une manière qui nous pousse à rechercher les variations dans les façons qu’ont différentes cultures d’être individualistes. En ignorant ces distinctions, nous ignorons aussi de telles variations.
On en arrive à des résultats semblables en ce qui a trait au collectivisme. On peut distinguer différentes sortes de collectivisme : méthodologique, éthique, économique, politique, religieux, etc. Comme dans le cas de l’individualisme, seule une approche plus nuancée permet de comprendre les différentes façons par lesquelles une culture est collectiviste. Une approche plus nuancée nous amène à nous demander, au sujet d’une culture, lesquelles de ses institutions et pratiques démontrent son collectivisme ? Quelle sorte de collectivisme celles-ci expriment-elles ? Comment, à la lumière de ce collectivisme, cette culture traite-t-elle la dissidence individuelle ? La dissidence des minorités ? Quand elles ignorent de telles distinctions et questions, comme c’est souvent le cas, les analyses donnent raison aux arguments fondés sur les différences culturelles en concentrant l’attention sur les façons par lesquelles les institutions, valeurs, pratiques et identités se conforment aux catégories « individualisme » (pour les peuples non autochtones) et « collectivisme » (pour les peuples autochtones). Elles tendent aussi à ignorer les façons par lesquelles des pratiques et des valeurs culturelles s’écartent de ces catégories. Par exemple, les caractéristiques centrales des peuples non autochtones seront localisées dans leur tradition de droits individuels, dans la façon par laquelle leurs institutions s’efforcent d’être culturellement neutres, et dans leur façon de compter, dans les élections et les législatures, les votes des individus plutôt que ceux des groupes. Dans un même ordre d’idées, les traits autochtones particulièrement significatifs seront identifiés comme ceux qui encouragent le conformisme, qui font une distinction entre les individus selon les groupes culturels auxquels ils appartiennent, ou qui se fondent sur le consensus pour la prise de décision. Ce qu’on ignore dans ce genre d’analyses peut s’avérer plus intéressant que ce qu’on y a déjà inclus. Pour les peuples autochtones, les analyses politiques et juridiques discutent rarement les valeurs indigènes qui reflètent l’individualisme, y compris la manière dont on a traité traditionnellement la dissidence et la protestation au sein des communautés autochtones. Pour les peuples non aborigènes, les analyses excluent habituellement les façons par lesquelles les cultures non autochtones encouragent le conformisme, font la distinction entre les individus sur la base de leur culture et emploient des pratiques de prise de décision qui sont, d’une certaine manière, fondées sur les groupes. En d’autres termes, lorsque l’individualisme est utilisé comme valeur culturelle directrice, les analyses se doivent d’ignorer – ou de traiter comme des aberrations culturelles – toutes les façons par lesquelles les valeurs et les institutions non autochtones ont été formées par une longue histoire où elles étaient utilisées pour dominer et assimiler des groupes culturels non européens.
Il est indéniable que l’individualisme et des pratiques individualistes, telles que les droits et certaines procédures électorales, comptent dans l’histoire non autochtone. Il n’en demeure pas moins qu’une dimension significative de cette histoire s’est écartée de valeurs qui respectaient et protégaient les individus et a, en fait, préconisé des visées culturelles impérialistes imposant les valeurs d’un groupe à un autre, distinguant ouvertement entre les individus dans les sphères sociale, politique et juridique sur la base de leur culture, religion, et langage. En exigeant que l’on ne se concentre que sur les aspects individualistes des institutions et des pratiques non autochtones, de telles analyses nous demandent d’ignorer leurs dimensions culturellement impérialistes et exclusivistes, traitent ces dimensions comme si elles n’étaient que des anomalies, ou encore, dans certains des cas les plus discutables, prétendent que ces dimensions révèlent la signification véritable de l’individualisme. À moins que ces dimensions ne puissent être exprimées par un discours sur l’individualisme, elles doivent être marginalisées dans les explications sur les conflits culturels au Canada qui sont basées sur le conflit entre individualisme et collectivisme.
Une deuxième conséquence de l’usage de ce prétendu conflit entre valeurs pour expliquer les rapports politiques entre autochtones et non-autochtones est qu’agir ainsi offre une analyse trompeuse des sortes de pratiques qui peuvent protéger ou heurter des communautés en général. En particulier, ces analyses perdent de vue les façons par lesquelles des pratiques individualistes peuvent êtres utilisées pour protéger des identités culturelles, et de même, les façons par lesquelles protéger l’identité culturelle, par des moyens qui peuvent être qualifiés de « collectivistes » servent des fins qui sont essentiellement individualistes. Par exemple, la protection de la langue est souvent perçue comme un droit collectif, mais ses avantages (ou ses inconvénients quand de tels droits sont refusés) s’adressent, en premier lieu, à un individu, à son identité et à son bien-être. De la même manière, la liberté de culte, qui a constitué historiquement une étape décisive dans la protection de la dissidence individuelle, est constamment évoquée pour protéger les valeurs de groupes religieux. Si cette liberté avait vraiment été prise au sérieux par le passé, elle aurait pu être invoquée pour protéger les festivals et danses des peuples autochtones, tels le Potlach et les danses des esprits, frappés d’interdiction par le gouvernement canadien de 1884 à 1951. Ceci ne signifie pas que les droits individuels offrent une protection suffisante de l’identité culturelle autochtone – ni que le Potlatch aurait pu éviter la prohibition si la liberté de culte avait été garantie pour tous les individus dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique. Au contraire, je soupçonne qu’elle aurait été bannie de toute façon. Ce que je veux souligner, c’est qu’une compréhension plus complète du lien entre les valeurs, tel l’individualisme, les buts et les fins qu’elles servent — notamment la protection de la culture — devrait nous amener à nous demander pourquoi, si l’individualisme est à ce point au cœur des traditions politiques et juridiques canadiennes, il n’a pas été plus utile pour protéger la culture autochtone ? Une fois de plus, les analyses qui voient dans la confrontation entre individualisme et collectivisme la cause de conflits culturels évitent de s’attaquer à ce genre de questions, parce que tenter de le faire mène rapidement au rejet de l’hypothèse selon laquelle le problème a, historiquement, impliqué une confrontation entre individualisme et collectivisme. En d’autres termes, de telles analyses perdent de vue le fait que les pratiques individualistes comme les pratiques collectivistes sont des outils qui peuvent, en certaines circonstances, être utilisés pour protéger l’identité culturelle et, en d’autres, la miner. Quand l’individualisme et le collectivisme ne sont plus perçus que comme des moyens pour réaliser des objectifs plus importants, les questions pertinentes à poser, en ce qui a trait à l’identité culturelle, deviennent 1) dans quels contextes ces valeurs sont-elles plus susceptibles d’être employées ? 2) à quelles fins ces valeurs ont-elles été utilisées ? et enfin, 3) pourquoi ne sont-elles pas toujours utilisées, comme ce fut le cas avec l’exemple de la liberté de culte discuté ci-dessus ?
On trouve plusieurs exemples, dans la politique canadienne, qui démontrent à quel point le discours sur l’opposition entre individualisme et collectivisme tend à être problématique. Avant d’évoquer certains des exemples avec lesquels nous sommes plus familiers, tels que les visées culturelles offertes dans la Charte et la controverse au sujet de sièges réservés aux cultures à la Chambre des communes, permettez-moi d’en mentionner un qui est probablement moins connu. Cet exemple est tiré de la vie politique dans le Grand Nord canadien, perçu comme étant en état de crise perpétuelle, en partie parce que la population des Territoires du Nord-Ouest, et ce, plus particulièrement avant la création du Nunavut, est majoritairement autochtone, alors que les institutions politiques sont façonnées par les traditions parlementaires « sudistes, libérales et individualistes, du Canada ». Selon les analystes de la politique du Grand Nord, les institutions et les pratiques politiques des Territoires du Nord-Ouest reflètent des valeurs individualistes qui sont en conflit avec le collectivisme des peuples autochtones du Grand Nord. Il en est ainsi parce que le gouvernement parlementaire est fondé sur la représentation des individus, et non sur celle des groupes, et parce que la formule majoritaire du processus décisionnel n'offre aucune disposition pour les intérêts collectifs.
Historiquement, le modèle parlementaire n’est pas, en fait, un bon exemple d’individualisme à l’œuvre. Ses traditions prennent racine dans les valeurs collectivistes du féodalisme et, avec la disparition de ce dernier, cette institution n’a pas été réformée selon des bases entièrement individualistes. Les membres de la Chambre des communes étaient tous des propriétaires mâles, ils venaient tous du même milieu culturel et, jusqu’en 1828, en Grande-Bretagne, chacun devait être membre de la même religion d’état (ce qui était aussi un préalable pour être citoyen à part entière). Même si ces critères d’admission ont disparu de nos jours, l’institution elle-même a, de toute évidence, été façonnée par cette histoire. Le Sénat et la Chambre des communes souffrent d’une sous-représentation des femmes et de membres de cultures non européennes, et les deux institutions ont été accusées d’ignorer les intérêts de ces deux groupes. Appartenir à tout le moins à la classe moyenne semble être une condition pour être élu au parlement – en fait, une somme symbolique est encore exigée de la part des individus qui siègent au Sénat canadien.
Ces vestiges de discrimination ne signifient pas nécessairement qu’une institution est collectiviste, mais ils devraient atténuer son image individualiste. Plus encore, une bonne dose de nostalgie existe chez les Canadiens à l'égard des traditions et des valeurs culturellement spécifiques du parlement et bien peu est fait pour rendre celui-ci culturellement plus ouvert en incorporant, par exemple, les traditions autochtones à travers leurs rites, symboles et pratiques. Symboliquement, le parlement reflète l’histoire du Canada à partir du point de vue britannique et, sans offrir la moindre excuse, perpétue l’histoire de l’occupation coloniale. Même dans les Territoires du Nord-Ouest, où la plupart des députés sont autochtones, on attend des élus qu’ils participent à des rites symbolisant leur soumission à l’autorité coloniale, tels que s’incliner devant le Speaker et la Masse.
On comprendra que les peuples autochtones pourraient avoir peu d’intérêt à participer au gouvernement parlementaire, étant donné ses traditions, rites et pratiques, lesquels réaffirment l’exclusivisme culturel du gouvernement – voire le rôle historique joué par le parlement dans leur oppression culturelle. Dans le Sud du Canada, les peuples autochtones ont siégé en tant que législateurs fédéraux moins souvent que prévu, compte tenu de leur nombre. Mais dans les Territoires du Nord-Ouest, où la majorité des députés sont autochtones, au moins depuis 1976, la législature a été réformée de manière prétendument plus représentative des valeurs autochtones. La principale réforme a été l’absence de partis, perçus par les gens du Grand Nord comme les instruments politiques par lesquels les préoccupations des gens du Sud sont introduites dans le Grand Nord. En l’absence de partis, la législature des Territoires du Nord-Ouest est dépourvue de discipline de parti et de gouvernement responsable. Les députés sont élus en tant que membres indépendants. Lorsqu’ils siègent à la législature, ils élisent un chef, lequel forme ensuite un cabinet. Les membres du cabinet représentent le gouvernement tandis que les autres députés représentent l’opposition.
Ironiquement, les réformes des Territoires du Nord-Ouest ont éliminé d’importantes dimensions collectivistes du gouvernement parlementaire et réduit les moyens par lesquels la législature est en mesure de traiter de façon efficace les intérêts culturels distincts des communautés du Grand Nord. En conséquence, en l’absence de partis, les députés sont libérés des contraintes collectives imposées par la discipline de parti. De même, il s'ensuit aussi que, durant les élections, les électeurs ne se voient pas offrir de plans cohérents pour confronter les enjeux politiques et économiques plus larges auxquels fait face leur communauté. Étant donné que chaque candidat se présente à titre de membre indépendant, aucun n’a accès aux ressources que les partis offrent, y compris le pouvoir qui découle du fait d’être élu en tant qu’équipe, dotée d’un but et d’un programme communs. En outre, en l’absence d’un gouvernement responsable – obéissant au principe selon lequel le caucus ministériel du parlement propose collectivement des lois et accepte sa défaite collectivement – rien n’oblige les membres de l’Opposition ou du Cabinet à poursuivre un plan cohérent même si, en tant qu’indépendants, ils en formulent un. Les groupes d’intérêts, comme ceux qui représentent les Dénés, les métis et les communautés non-autochtones, ne disposent d’aucune structure de parti leur permettant d'exercer leur influence. Autrement dit, sans partis, sans discipline de parti ni gouvernement responsable, la législature des Territoires du Nord-Ouest ne dispose d’aucun mécanisme pour rendre des comptes et, de ce fait, ne peut être utilisée par des groupes de pression, tels ceux qui représentent des communautés culturelles, pour promouvoir leurs intérêts. En fin de compte, les deux aspects du gouvernement parlementaire - la discipline de parti et le gouvernement responsable - exigeant d’un individu qu’il subordonne ses intérêts à ceux de la collectivité, c’est-à-dire le parti - sont ceux-là mêmes dont l’absence rend la législature des Territoires du Nord-Ouest si différente des autres du pays. Il en résulte que, même si une majorité de députés sont des autochtones, l’absence de système de partis et de discipline de parti signifie qu’aucun programme voué aux intérêts des autochtones ne peut être développé au sein de la législature. La variante nordique du parlement rend le gouvernement parlementaire moins collectiviste et, ironiquement, moins à même de voir aux intérêts de la communauté.
Cet exemple du gouvernement des Territoires du Nord-Ouest démontre que la présence ou l’absence de collectivisme n’a pratiquement rien à voir avec la légitimité de la législature des Territoires du Nord-Ouest pour les communautés autochtones du Grand Nord. Néanmoins, les mesures collectivistes continuent d’être perçues comme une des meilleures façons d’intégrer les peuples autochtones aux institutions politiques canadiennes. À ce propos, un exemple pertinent, au Canada, est la controverse découlant de la décision de la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis de garantir aux peuples autochtones des sièges au parlement. La suggestion de sièges réservés, qu’on a aussi faite dans le Grand Nord, est souvent discutée afin de savoir si elle ne s’écarte pas trop de la tradition libérale. En 1977, le gouvernement fédéral rejetait l’idée, déclarant que le Canada ne peut pas déléguer ses pouvoirs de législation sur la base de critères qui « distinguent entre les personnes en fonction de leur race ». Depuis ce temps, des théoriciens politiques américains et canadiens ont passé au peigne fin les ressources du libéralisme, cherchant les moyens par lesquels on pourrait justifier la représentation culturelle. Les conservateurs ont répondu qu’agir ainsi, ironiquement, violerait les principes libéraux ainsi que l’engagement canadien envers l’individualisme. On ne s’étonnera pas de ce que les peuples autochtones aient démontré peu d’enthousiasme pour cette idée parce que, collectiviste ou pas, elle ne sert pas leurs intérêts. Non seulement la garantie de détenir trois, cinq, voire dix sièges, serait loin de faire des peuples autochtones une « force » au sein du parlement, mais la plupart d’entre eux s’opposent à cette suggestion parce qu’ils soupçonnent que des sièges réservés pourraient être vus par le gouvernement comme un substitut à l’autonomie gouvernementale. Même si une représentation adéquate des intérêts autochtones au sein du gouvernement importe, sa signification ne fait pas le poids, pour la communauté autochtone, quand on la compare à l’établissement de formes indigènes de gouvernement.
On en arrive à des conclusions similaires en ce qui a trait à l’application de la Charte. Le débat qui a fait rage au cours des années quatre-vingt pour savoir si la Charte protégeait davantage les droits individuels ou collectifs a occulté le fait que les Premières Nations avaient tendance à se positionner à l'égard de la Charte selon qu’elles estimaient celle-ci apte à leur offrir ou non une plus grande autonomie dans la gestion de leurs propres affaires. Même si les droits inclus dans la Charte, la jurisprudence constitutionnelle, et des amendements constitutionnels successifs, tels que l’Accord de Charlottetown, pouvaient être vus comme protégeant des droits et intérêts collectifs, ils pourraient néanmoins continuer d’être perçus comme hostiles au but premier de la plupart des communautés autochtones, c’est-à-dire l’autonomie gouvernementale.
En analyse politique, les intérêts et valeurs autochtones sont présentés comme compatibles avec les droits collectifs parce que certains des droits qui sont considérés collectifs pourraient intéresser n’importe quelle minorité ou nation qui se sent menacée ou sans pouvoir. De nos jours, c’est précisément parce que la majorité non autochtone dominante possède si facilement les outils nécessaires pour protéger sa propre culture qu’elle ne revendique pas de soi-disant droits « collectifs ». Je ne veux pas suggérer ici que les demandes des autochtones sont semblables à celles d’autres minorités ethniques menacées au Canada. Je tiens plutôt à souligner que, en définissant le conflit entre autochtones et non-autochtones comme une confrontation entre individualisme et collectivisme, on pose le problème d’une façon totalement erronée. En fait, à la lumière des politiques contraignantes et impérialistes qui ont été imposées aux peuples autochtones du Canada, il est surprenant qu’on ait recours à l’individualisme et au collectivisme afin d’expliquer pourquoi les institutions gouvernementales canadiennes manquent de légitimité pour les peuples autochtones. Au contraire, il serait même étonnant que les peuples autochtones s'approprient les pratiques et les traditions politiques par lesquelles il a été décidé démocratiquement de relocaliser de force le peuple Inuit, d’assimiler brutalement les enfants autochtones dans des écoles résidentielles, de prohiber les traditions culturelles autochtones et de nier aux peuples autochtones les droits fondamentaux des citoyens canadiens s’ils ne renoncent pas à leur statut d’Indien. A la lumière de cette histoire, il est difficile d’imaginer qu’on pourrait gagner quelque clarté conceptuelle que ce soit en définissant le problème comme un conflit entre valeurs individualistes et collectivistes.
De plus, les conséquences de l’adoption d’une telle explication sont néfastes. Poser le problème en ces termes abstraits structure l’analyse de manière telle qu’elle passe sous silence cette oppression. La clarté d’analyse à propos du conflit entre ces deux groupes est sensée être accrue par l’attention portée à une différence culturelle relativement anodine (floue, et probablement inappropriée), à savoir la différence entre valeurs individualistes et collectivistes. La domination coloniale et l’assimilation forcée ne sont pas prises en compte parce que ces comportements ne reflètent pas l’individualisme des peuples non autochtones. De plus, de telles analyses nous mènent à favoriser des politiques parce que ces dernières semblent respecter des valeurs collectivistes. En conséquence, les réformes qui paraissent indiquées sont celles qui offrent des sièges réservés aux minorités culturelles, qui changent les pratiques confrontationnelles des systèmes politiques et juridiques, et qui incorporent la protection et la reconnaissance des droits collectifs. En revanche, les solutions qui exigent des gouvernements qu’ils compensent les communautés autochtones pour les fautes passées, démantèlent les politiques qui perpétuent la domination et l’assimilation, règlent les demandes territoriales et reconnaissent le droit à l’autonomie gouvernementale semblent inutiles, extrêmes et inappropriées.
NOTES
[1] Avigail Eisenberg enseigne la science politique à l’Université de Victoria après avoir enseigné à l’Université de Colombie Britannique, à Vancouver. Elle a codirigé le collectif Painting the Maple : Essays on Race, Gender, and the Construction of Canada (UBC Press) et elle a signé Reconstructing Political Pluralism (University of New York Press