Gérald Allard [1]
DU FILM-CATASTROPHE À L’ESSAI-CATASTROPHE
Tout le monde connaît le genre : pendant une heure on nous présente un assortiment hétéroclite d’êtres humains, normaux, anormaux, beaux, laids, jeunes, vieux, sympathiques, antipathiques. Tous ces gens entrent dans un avion ou un hôtel ; ils habitent un village au bord d’un volcan ou sur le trajet d’une tornade. Puis dans la deuxième heure, l’avion ou l’hôtel ou le village est détruit aux trois quarts, des gens meurent, quelques-uns se révèlent des héros, plusieurs se montrent de parfaits poltrons. Le film s’appelle La Tour infernale ou Airport ou Armageddon. La première fois que j’ai vu un film-catastrophe, j’ai été agréablement surpris. Il y avait là une histoire haletante qui disait vrai, me semblait-il, au sujet de la condition humaine : on peut mourir n’importe quand, qu’on soit bon ou méchant, jeune ou vieux, riche ou pauvre. Mais le genre est justement un genre ; il est donc répétitif et prévisible. Après trois ou quatre Airport, après des Titanic en succession et après le Titanic final, le film le plus populaire de tous les temps, force est d’avouer que le genre est maigre. Le film-catastrophe ne touche pas en profondeur : il est l’ersatz d’une œuvre d’art.
Tout le monde connaît le genre : pendant les trois quarts du livre, on résume l’histoire humaine en ramenant tout ce que firent les hommes à une ou deux dimensions ; la ligne du temps se déploie devant nos yeux avec ses quelques mutations fondamentales. Parfois c’est l’influence des médias qui est le moteur, récemment découvert, de l’histoire ; parfois c’est l’affirmation de la raison, ou son étiolement ; parfois c’est la technique, ou l’inégalité. Ça dépend de l’auteur. Celui qui a sans doute créé le genre, Rousseau, soutenait que le développement des sciences et des arts expliquait tout, et surtout la déchéance humaine. Déchéance humaine dont il était le seul à voir toute l’ampleur. Le dernier quart d’un essai-catastrophe enseigne, sur un ton plus ou moins désespéré, ce qu’il faut faire, ce qu’il aurait fallu faire, pour éviter le pire. L’équivalent du film-catastrophe est l’essai-catastrophe. Ce genre aussi est prévisible.
« As-tu lu le dernier XXX (ou YYY ou ZZZ) ? — Non. Passe-le-moi. » Au début pris par la rhétorique d’un catastrophiste, saisi par sa ferveur apocalyptique, je suis éveillé à une question, ou plutôt je suis ébloui par des rapprochements inattendus, par des intuitions fulgurantes, par le catalogue des erreurs successives mais inéluctables commises dans le passé, par l’annonce des désastres imminents dont on me décrit les premiers moments. Mais à la longue je suis désensibilisé par la pléthore de citations de mille et un autres essais du même acabit, par les trop nombreuses découvertes que personne n’a faites avant, par les cris d’alarme répétés. Comme devant la surenchère d’un vidéo-rock qui me fait oublier la musique, je perds de vue la pensée du quotidien et l’enracinement dans l’expérience. Je ne pense plus : je brasse des siècles d’histoire avec l’écuelle d’une seule idée.
DE L’ENFANT QUI CRIAIT AU LOUP À CELUI QUI DISAIT QUE L’EMPEREUR ÉTAIT NU
Après l’homme… le cyborg ?, le livre de Jacques Dufresne, propose des réflexions sur la cybernétique et son effet probable sur l’espèce humaine. Il faut croire qu’un jour, l’homme créera le cyborg, l’organisme cybernétique destiné à le remplacer en partie ou en tout sur la planète Terre. Malgré son air de science-fiction, le problème dont traite l’auteur est réel ; j’y reviendrai. C’est l’exposition faite de notre situation qui me laisse songeur, ou hébété.
Car – première difficulté – on dénonce des nouvelles causes qui sont aussi vieilles que le monde. Témoin cette citation. « Les médias sont ambigus ? Non ! Nous sommes ambigus. Au temps d’Héraclite, on ne doutait ni de la possibilité, ni du caractère souhaitable d’une connaissance immédiate du monde, d’autrui et de Dieu. C’est en raison de la haute idée que l’on avait de cette connaissance que l’on se méfiait des représentations. » En somme, les choses vont mal en notre siècle parce qu’on, c’est-à-dire tout le monde, se laisse tromper par le mirage de la représentation : l’icone a remplacé le réel. L’argument produit un flou artistique au moyen du mot on. « Au temps d’Héraclite », dit l’auteur, et il sous-entend par là avant notre monde contemporain nouvellement taré. Mais comment était-ce avant ce malheureux vingtième siècle et du temps du vénérable Héraclite ? On savait des choses qu’on ne sait plus. Mais qui est-ce que ce premier on ? Ce ne peut pas signifier l’ensemble de la population du temps d’Héraclite, puisque ce même Héraclite se plaint que la plupart des Grecs sont pris par les images d’Homère, entre autres, et par conséquent ne vivent pas dans le vrai. Mais alors qui est on ? Quelques hommes comme Héraclite, sans doute. Mais alors qu’y a-t-il de si différent d’avec notre temps ? Car aujourd’hui encore, comme le montre Dufresne, bien des gens se laissent prendre par les images de média, alors que quelques hommes, comme Dufresne, justement, et, espérons-le, ses lecteurs, y échappent.
Ailleurs, on présente une longue analyse du débat séculaire entre ceux qui affirment l’existence et la bonté de la liberté de choix (nos contemporains, Thomas d’Aquin, et Platon dans le mythe d’Er) et ceux qui nient que l’homme soit libre (le même Platon cette fois dans l’allégorie de la caverne et les scientifiques contemporains). Cette analyse débouche sur la découverte que le virtuel, le monde qu’offrent les médias, surtout lorsqu’ils sont mâtinés par l’informatique, est la réponse illusoire que notre temps a trouvée pour résoudre le débat séculaire entre la liberté humaine et la nécessité naturelle. « Comment vivre, ou plutôt, où vivre pour s’accommoder d’une telle contradiction ? La réponse s’impose d’elle-même : dans le virtuel. Même dans les pays les plus riches du monde, la réalité demeure dure et bien peu compatible avec une existence centrée sur la passion de choisir parmi les possibilités infinies d’un menu à la carte. Il arrive aussi que dans ces pays riches, l’écart est de plus en plus grand entre les riches et les pauvres, compte tenu du fait que ce qui est offert aux plus riches est aussi offert aux plus pauvres, tout en leur demeurant inaccessible. Dès lors, le refuge dans le virtuel, comme jadis dans les pays communistes, le refuge dans les lendemains qui chantent, est la seule façon d’échapper aux contradictions du présent. » La clarté et la certitude du lien entre la cause – un conflit entre deux thèses métaphysiques – et la solution – la création d’un monde virtuel – laissent à désirer. Je m’explique.
Que les hommes sentent un abîme entre ce qu’ils désirent et ce qu’ils peuvent avoir, comment ne pas en reconnaître la vérité ? Mais cela est-il plus vrai aujourd’hui qu’hier ? Car les hommes se sont imaginé des mondes virtuels, et leurs livres saints promettaient qu’un jour il n’y aurait plus de douleur et que les femmes auraient toujours dix-huit ans et le sein ferme. Voilà pour les lendemains qui chantent. Mais qu’est-ce que le virtuel a de nouveau par rapport à cette insatisfaction congénitale du cœur humain ? Un plus grand choix ? Un choix de plus en plus vide ? Sans doute. Et il faut qu’une sagesse de l’art du choix et de l’abstention soit développée par ceux qui veulent vivre une vie pleine. Mais qu’est-ce que tout cela a à faire avec le problème du libre-arbitre ou du serf-arbitre ? Et le cyborg là-dedans ? On se perd. En tout cas, je me suis perdu.
Ailleurs encore, Jacques Dufresne affirme péremptoirement que ceci ou cela est vrai, en s’appuyant sur des lectures précises dont l’auteur a tiré son idée, quand ce ne sont pas ses formules. Un exemple : « Selon [Spengler], les grands savants occidentaux de cette époque sont l’équivalent de ce qu’avaient été les bêtes de proie dans une phase antérieure de l’évolution. Les Roger Bacon ou Albert le Grand ont fondé ce que Spengler appelle la civilisation faustienne. Ils se donnaient à eux-mêmes, pense-t-il, l’illusion de chercher Dieu et son royaume, mais leur véritable projet fut la maîtrise des forces de la nature : “ Roger Bacon ou Albert le Grand furent les premières bêtes de proie intellectuelles. Elles s’imaginaient être à la recherche de la connaissance de Dieu : et pourtant, ce qu’elles s’acharnaient à isoler, à saisir et à utiliser à leur profit, c’étaient les forces de la Nature inorganique, c’est-à-dire l’énergie intangible se manifestant dans tout ce qui arrive. Cette science faustienne, et elle seulement, constitue la dynamique, par contraste avec la Statique des Grecs et l’Alchimie des Arabes… ” » Spengler a-t-il raison ? Est-ce avec Roger Bacon et Albert le Grand que se réalisa une des étapes de l’évolution métaphysique de l’espèce humaine ? Peut-être. Mais qu’est-ce qui est offert au lecteur pour réfléchir librement sur cette question ? Bien peu de faits, et une citation qui s’ajoute à une pléthore d’autres tout aussi élevées et abstraites.
DES SOURIS AUX HOMMES
Le problème que soulève Jacques Dufresne est important ; il est même grave. Deux articles ont paru au mois de septembre dans les revues scientifiques Nature et Scientific American qui donnent fort à réfléchir. Dans la seconde, on expliquait qu’une équipe de biologistes a fabriqué une souris plus intelligente. Car la vigueur de la mémoire des souris, et des autres mammifères, est fonction d’une protéine précise que l’organisme du rongeur produit en raison de son code génétique. En altérant l’ADN de la souris, on a fabriqué une souris qui se souvient plus facilement parce qu’elle produit cette protéine en plus grande quantité. Selon l’imaginaire universel de notre siècle, les souris de laboratoire sont les champs de vérification des éventuelles techniques médicales humaines. C’est pourquoi il est intéressant de noter que René Descartes avait prédit dans son Discours de la méthode qu’un jour on saurait rendre les hommes plus intelligents en agissant directement sur leurs corps : « l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps que s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusqu’ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher ».
Or il ajoutait tout de suite après : « on se pourrait exempter d’une infinité de maladies tant du corps que de l’esprit, et même aussi peut-être de l’affaiblissement de la vieillesse, si on avait assez de connaissance de leurs causes et de tous les remèdes dont la nature nous a pourvus ». Les faits récents lui donnent raison, s’il est permis, encore une fois, de passer des souris aux hommes. Dans la revue britannique Nature, on présentait une nouvelle espèce de souris qui vit plus longtemps. Plus exactement, en modifiant le code génétique de la souris naturelle une équipe de chercheurs italiens a produit une souris post-naturelle qui peut se défendre plus efficacement contre les « radicaux libres », lesquels sont une des causes importantes du vieillissement du tissu des organismes vivants.
L’essai-catastrophe de Jacques Dufresne fixe le regard du lecteur sur le complot sinon vieux comme le monde, du moins vieux comme la modernité. Il faut croire qu’il est nécessaire de réfléchir sur les questions dont traite Après l’homme… le cyborg ?. Car nouveau dieu de la Genèse, l’homme se prépare à refaire l’homme à son image, c’est-à-dire à l’image de ce que ses craintes et ses désirs produisent comme modèle. Il n’est pas sûr que l’homme, qui aura bientôt le pouvoir d’ainsi faire, aura acquis la sagesse pour diriger au mieux ce pouvoir.
Lorsqu’on connaît le passé éloigné et le passé immédiat, on peut deviner comment notre présent se transformera pour donner notre avenir. René Descartes et les siens ont imaginé et souhaité non seulement des corps qui vivent en santé plus longtemps, non seulement des mémoires qui retiennent plus et mieux, mais aussi des corps qui se robotisent ou des robots qui se corporisent : ils croyaient que ce n’était qu’une question de temps avant que la complexité de la nature et de la vie corporelle puisse être imitée par l’homme. Un jour, il est certain, l’homme entreprendra la fusion entre la cybernétique et le corps humain. L’arrivée du cyborg est sans doute inévitable. Aussi il faut commencer maintenant à penser le problème dans l’espoir de découvrir la sagesse qui, dans un contexte semblable, permettra la vie humaine et la vie humaine excellente. « Après l’homme… le cyborg ? » est la question que pose le titre du livre de Jacques Dufresne : elle a le mérite de nous mettre devant notre responsabilité première. Car Jacques Dufresne reprend à sa façon une phrase attribuée au premier sage parmi les sages occidentaux : « Pour un être humain, la vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue. » En somme, avant le cyborg, il faut qu’il y ait l’homme, mais l’homme qui examine. C’est à cela qu’invite le livre Après l’homme… le cyborg ?.
NOTES
[1] Gérald Allard est professeur de philosophie au Cégep de Sainte-Foy.
Auteur d'éditions critiques et de commentaires sur Machiavel, Rousseau, La
Boétie et Platon.