En 1962, Hubert Aquin faisait remarquer que toute personne « qui veut comprendre le problème canadien-français subit une vivisection mentale par laquelle on essaie de voir de quel côté, au fond, il se range [1]. » Sans dire, comme un certain polémiste de notre scène intellectuelle, enfiévré par l'enflure de ses mots, que le Québec est «fasciste» parce que le débat s'y trouve trop souvent polarisé entre fédéralistes et souverainistes, force nous est de constater que l'on préfère souvent étiqueter les gens plutôt que d'examiner leurs arguments. On accusera l'adversaire d'être de droite ou de gauche, souverainiste ou fédéraliste, politically correct ou politically incorrect, ce qui nous évitera d'avoir à considérer sa pensée pour elle-même.
La revue Argument a fait irruption dans le paysage des idées au Québec il y a deux ans maintenant et depuis, on cherche, sur elle, à apposer un label. Bien sûr, rien de plus normal, à prime abord, que de tenter de savoir à qui l’on a affaire. Mais trop souvent, dans la jungle intellectuelle, la curiosité initiale se mue rapidement en une entreprise de mise en échec. « Aussitôt qu’on a opéré la coupe savante des cerveaux, écrivait encore Aquin, on conteste aux penseurs tout pouvoir de connaissance parce que, désormais et une fois pour toutes, on connaît leurs conditionnements. » Les interlocuteurs sont ainsi réduits « à des produits conditionnés » ce qui enlèvent « du même coup tout espoir en ce qui concerne leur propre puissance d’intellection ». Autrement dit : étiquetter pour éviter d’ébranler quoique ce soit de son système. Étiquetter pour s’abandonner à la paresse du soupçon. Étiquetter pour condamner, de façon détournée, par association; pour se dispenser de fournir ses arguments ou d’avoir à les raffiner. Étiquetter, au fond, pour échapper à la difficulté de penser, pour éliminer sur-le-champ toute possibilité de dialogue.
Plutôt qu'une revue militante (même si certains de ses fondateurs n'hésitent pas à s'engager politiquement) Argument se veut avant tout, comme son nom l'indique d'ailleurs, un forum de débat et de réflexion sur notre situation présente. Et qui dit débat dit nécessairement pluralité de points de vu. Le comité éditorial de la revue refuse ainsi de s'engager, à nouveau, dans les clivages idéologiques établis, les passages obligés de la pensée unique, les plis et replis entendus de la routine intellectuelle. Voilà pourquoi, Argument ne sera jamais la chapelle d'aucune droite ni d'aucune gauche, encore moins le poste avancé du souverainisme ou le dernier refuge du fédéralisme. Par contre, nous défendrons toujours la liberté d'esprit et la profondeur de vue.
Si l'on se fie aux réflexes d'étiquettage qu'a déclenché, de tous les côtés, la naissance d'Argument, force est de conclure que rien n'a changé dans le monde intellectuel québécois depuis qu'Aquin a écrit : «Les étiquettes (...) sont exclusives, et je connais fort peu de journalistes ou d'universitaires qui ne soient pas ainsi brutalement référés à leur groupe idéologique déterminant et imperméable.» Aussi, pour clore le débat et pour échapper à l'exigence du dialogue, l'analyse de l'argumentation cède souvent le pas à un exercice généalogique. Le «qui parle?», «qui finance?» l'emporte sur le «que dit-il?».
Par exemple, dans son dernier recueil de textes, Jacques Pelletier, de l’UQAM gratifiait Argument d’une note en bas de page [2]. Celui-ci contraste notre projet avec celui d’une revue française des années 60 se nommant Arguments, qui se réclamait du « marxisme » et défendait « le socialisme contre la barbarie capitaliste moderne ». Sachant cela, écrit Pelletier, Argument, qui renonce à « construire le réel », a dû faire « se retourner dans leur tombe les fondateurs de la première revue “Arguments” ». D’abord, Jacques Pelletier devrait savoir qu’Edgar Morin, un des fondateurs d’Arguments, ne gît pas encore dans sa tombe. Ensuite, qu’il sache que notre but n’était pas de ressusciter quelque revue que ce soit. Si notre projet fait se retourner quiconque dans une tombe ou sur un fauteuil, nous n’avons donc que des choses assez plates à leur répondre : qu’ils se retournent! Ou alors qu’ils nous présentent leurs objections. Pas des infractions à quelque logique d’étiquette!
« La gauche a-t-elle un avenir? », s’interroge Pelletier. Bien entendu, répondons-nous. À condition peut-être que ceux qui, trop souvent, se l’annexent prennent conscience qu’étiquetter n’est pas penser. Contrairement à que certains veulent faire croire, Argument s’intéresse à « l’avenir de la gauche » (dernières preuves en date: le vif débat sur L’Anarchisme de Normand Baillargeon, que nous publions dans le présent numéro, de même que la puissante tribune de Gilles Gagné et de Simon Langlois, signalons enfin l'entrevue avec le penseur de gauche américain Dick Howard (Argument, vol. 2, no 1). Mais comme nous n’avons pas annoncé d’emblée notre camp, plusieurs ont conclu — selon l’antique logique propre à l’étiquettomanie, « quiconque n’est pas avec moi est contre moi » — que nous étions des « adversaires ». Et même si, parfois, sur certaines questions, c’était effectivement le cas, répondons avec Aquin que « l’adversaire peut découvrir autant de vérité et peut comprendre autant de réel que celui qui est de “mon” côté ou de “ma” tendance ».
Au reste, Argument serait « d’inspiration nationaliste [3] ». Cette autre étiquette a été forgée — on vous le donne en mille — dans Cité Libre. Troisième mouture, il faut le préciser. Car contrairement aux deux précédentes, cette revue qui s’est récemment sabordée, avait totalement oublié une distinction élémentaire, formulée ainsi par Aquin : « la partisanerie politique est un mode d’action, non un mode de penser [4] ». Plus trudeauiste que Trudeau — une entrevue avec le gourou lui-même l’a démontré de façon comique— Cité Libre III avait, ces dernières années, fait du raidissement idéologique une vertu, un projet. Raidissement? Érection permanente du futur mausolée du Maître, avec couverture noire granit, photos couleurs, graphisme élaboré, dans les deux langues officielles, S.V.P. Dire que c’est dans cette même chapelle ardente et rougeoyante, exsudant un parfum de réflexion morte, tenue par de valeureux Gardes rouges du Canada, qu’a été dénoncé le « prosaïsme primaire, sectaire » et « inacceptable », d’un texte paru dans les pages d’Argument! Ces propos, écrivait Victor Blanc, risquaient « de compromettre la respectabilité d’Argument après avoir froissé l’intelligence de ses lecteurs ». C’est à croire que ce dernier parlait de nombre de textes parus dans Cité libre III; dont un récent, où l’on qualifiait le directeur d’Argument, sans l’ombre d’un argument, de « disciple de Groulx ».
Remarquable d’une perspective « étiquettologique », l’article de Victor Blanc dressait soigneusement une liste des aspects d’Argument coïncidant avec les dogmes de sa revue. Il passait sous silence ce qui ne faisait pas son affaire (par exemple un de nos grands dossiers sur le nationalisme construit autour d’un livre de Liah Greenfeld; ou encore un texte de Laurent-M. Vacher sur la nation) et dénonçait tout ce qui pouvait être lancé dans le grand et commode sac du « séparatisme ethnocentrique ». À lire ce texte, à goûter la langue de bois répétitive et prévisible des derniers numéros de cette revue, c’est à se demander si la Cité n’est pas plus libre maintenant que celle-ci ne paraît plus. Évidemment, Argument ne commettra jamais la faute de goût qui consisterait à se réjouir de la mort de quelque revue d’idées, dans une société qui en a tant besoin. (Argument déplore d’ailleurs la disparition des Cahiers d’histoire du Québec au XXe siècle. Et salue du même souffle la naissance de L’inconvénient).
Au reste, Cité Libre est-elle vraiment morte? Certains éléments essentiels de l’esprit vrai qui fit les grandes années de cette revue ne résident-ils pas en partie, aujourd’hui... dans le projet d’Argument? Les convergences sont du moins nombreuses. Les deux revues, dans leur éditorial initial respectifs, ont renoncé au manifeste. Cité Libre en 1950 affirmait: « nous ne sommes pas un groupe qui prend la parole en son propre nom et ce préambule n’est pas un manifeste [5]. » Argument ne disait pas autre chose en 1998. Cité Libre invitait les gens de toutes tendances à publier dans ses pages. Argument n’a pas non plus de parti pris. Son comité éditorial, comité d’honneur et comité élargi consistent en une communauté « d’exigences » et non « d’opinions ».
Cité Libre visait, tout comme Argument, un public large. Elle voulait exprimer, comme Argument à sa façon, une sensibilité qui se trouvait en dissonance avec les autres revues de son époque : « Et comme notre génération n’a pas reçu la même formation, n’a pas vécu les mêmes expériences que les précédentes les questions qu’elle pose et les réponses qu’elle tente d’y apporter ont quelque chose de nouveau, d’original et de distinct [6]. » Nous contresignons.
Comme Cité Libre en son temps, nous voulons embrasser large; tout nous intéresse, nous n’y pouvons rien. Certains, dans le cas d’Argument, y ont vu de « l’éclectisme ». Et pourquoi pas? N’est-ce pas nécessaire, dans cette époque où l’on souffre d’un compartimentage féroce des disciplines, des intérêts, des problèmes, que de cultiver un forum où ces courants se réunissent, se croisent? N’est-ce pas impératif, alors que notre sensibilité prend les formes les plus diverses?
Bien sûr, notre attitude ne peut être en tout point semblable à celle des initiateurs de Cité Libre, qui voyaient par exemple en l’intellectuel un constructeur de réel, un « définisseur » de solutions. Comme nous le disions ici il y a deux ans, nous cherchons davantage à expliciter la nature et l’ampleur de nos malentendus. Nous voulons être un espace de débat et non de combat.
Nos obsessions en cette période avancée de la modernité, ne peuvent pas non plus être les mêmes. Enfants — plutôt que pères — de la Révolution tranquille, nous sommes naturellement portés à nous pencher sur la crise de la transmission, sur l’emprise de la technique, sur le sort de la culture, sur les rapports entre les générations, sur les différentes facettes de notre américanité, sur le trop faible fil de la tradition de la pensée québécoise et ses rapports avec ses racines européennes, qui sont en crise.
Autrement dit, malgré les filiations que nous établissons avec des publications, des pensées passées et contemporaines, notre projet se veut unique. Unique, divers et ondoyant, comme l’homme de Montaigne; à l’image de la réalité qu’il s’agit de faire entendre. Non seulement ne saurait-on le réduire à une étiquette, mais dans son fondement même, par son exclusif parti pris pour la notion même d’argument, il s’oppose farouchement, dans son principe, au tic de l’étiquettage, réflexe d’impuissance intellectuelle encore trop répandu dans notre espace public.
Revue Argument
NOTES
[1]. « La fatigue culturelle du Canada français », dans Blocs erratiques, Montréal, Quinze, 1982, p. 69.
[2]. La gauche a-t-elle un avenir? Écrits à contre-courant, Montréal, Nota bene, 2000, p. 19, note 2.
[3]. Victor Blanc, « Argumentons », Cité Libre, Hiver 2000, vol. XXVIII, n˚ 1, p. 90.
[4]. « La fatigue culturelle du Canada français », p. 70.
[5]. Cité Libre, vol. 1, n˚ 1, Juin 1950, p. 1.
[6]. Ibid., p. 1-2.