C’est un ouvrage à la fois didactique et engagé que nous propose Normand Baillargeon. En effet, Baillargeon ne se cantonne pas au rôle de pédagogue, il prend position. À ce titre, l’ouvrage prend l’allure d’un réquisitoire contre une pensée anarchiste dogmatique et l’auteur nous incite à réfléchir afin d’étayer dans un contexte politique qui s’y prête, les éléments nécessaires pour repenser l’anarchisme. C’est en partie à cette invitation que je voudrais répondre. En partie seulement, parce que mon commentaire se limitera à montrer que si l’anarchisme n’est pas une appellation d’origine contrôlée, il n’en demeure pas moins que certaines des propositions avancées par Baillargeon risquent, à trop mélanger les cépages, de faire de l’anarchisme un simple vin de table!
J’aimerais tout particulièrement discuter d’un problème qui me semble miner l’entreprise de Baillargeon : son compromis avec l’État. On pourrait à la limite se contenter de relever la contradiction entre la proposition de l’auteur et l’idéal libertaire, mais plus pernicieuse encore est l’idée même d’entrevoir une trêve possible avec un État-instrument-du-capital qui se serait métamorphosé par magie en un État-allié-protecteur-des-plus-démunis. Un tel compromis frappe au cœur la pensée anarchiste, sans pour autant avoir la portée politique escomptée par l’auteur. L’objectif de Baillargeon, d’ouvrir une réflexion sur la pensée anarchiste dans le contexte contemporain, est des plus louables, mais c’est son appréhension de l’État qui pose problème dans l’analyse.
Pour Baillargeon, même si nous nous entendons sur les objectifs ultimes de TOUT anarchisme (l’abolition du capitalisme et de l’État) il faut malgré tout s’atteler à une tâche plus immédiate : la lutte contre les limites à la liberté. Pour ce faire, il faut d’abord identifier clairement l’ennemi : la mondialisation des marchés. S’abreuvant aux analyses chomskyennes, Baillargeon n’hésite pas à qualifier notre époque de « moment historique » dans lequel le développement du capitalisme a pris des proportions tellement inquiétantes que de vastes institutions de tyrannie privée » (entreprises, firmes transnationales...) dictent l’ordre économique mondial. Ces entreprises multinationales auxquelles se greffent des institutions mondiales comme l’OMC et l’OCDE, constituent des formes contemporaines d’autorité illégitime. Pour contrer cette machine infernale, les anarchistes doivent faire preuve de pragmatisme et pour l’occasion se porter « provisoirement » à la défense de l’État. Si l’analyse est juste, la proposition a néanmoins de quoi surprendre; l’originalité de la pensée anarchiste tenant notamment dans cette idée que la meilleure manière d’en arriver à une société où peuvent s’épanouir les êtres humains est une société sans État et sans gouvernement. C’est d’abord à cet enseigne que loge TOUT anarchiste.
Devant l’ampleur du compromis proposé, on s’attendrait à voir Baillargeon avancer un argument solide justifiant un tel repli stratégique, mais c’est par un appel à la tolérance et au refus du dogmatisme qu’il cherche à motiver cette retraite momentanée. Empruntant l’expression à des syndicats de travailleurs ruraux sud-américains, Baillargeon soutient « qu’il faut étendre le plancher de la cage » : « Nous sommes en cage, assurent-ils, dans la cage de l’État; mais à l’extérieur de cette cage se trouve le lion des tyrannies privées; nous nous contentons donc, pour le moment, d’étendre le plancher de la cage, nous gardant bien d’en briser les barreaux [1] ».
Si l’on écoute Baillargeon, il faudrait donc se porter à la défense de l’État, plus précisément de l’État-providence, contre une éventualité encore pire, celle d’un État qui se ferait le stricte défenseur du capitalisme sauvage. La menace est par ailleurs réelle. Les libertariens, des ultra-libéraux, profitent de la vague néo-libérale qui souffle pour militer activement en faveur d’un État minimal. Les positions politiques de ces ultra-libéraux qui se servent de la crise de l’État-providence pour en exiger son démantèlement sous prétexte de relancer l’investissement ont de quoi faire frémir. Lorsqu’on songe sérieusement aux souffrances qu’engendreraient pour une partie importante de la population l’élimination progressive des mesures sociales, ne faut-il pas justement « étendre le plancher de la cage »? Bref, quand l’État se fait redistributeur et tente d’aplanir les inégalités par des programmes sociaux, les anarchistes doivent peut-être défendre ces filets sociaux qui constituent malgré leurs imperfections un baume face au capitalisme pur.
À l’instar de Baillargeon, certains anarchistes soutiennent que devant les excès du néolibéralisme, seul l’État peut se porter à la défense des acquis sociaux et qu’une telle proposition ne constituerait pas un accroc majeur aux principes libertaires. Alfredo Errandonea [2], dans une conférence prononcée à Toulouse l’an dernier, montre que l’État auquel se sont historiquement opposés les anarchistes est l’État-juge-et-gendarme. Originellement, les anarchistes auraient tout simplement sous-estimés la capacité de l’État à se faire redistributeur. Cette mise au point faite, Errandonea suggère que les anarchistes doivent modifier leur stratégie : « La tâche des anarchistes n’est pas de dissoudre l’État mais de penser à la déstabilisation de cet État en séparant l’appareil politique central de domination de ses services d’enseignement, de santé publique, etc. [3] ». Les anarchistes doivent s’appliquer à transformer ce secteur public en secteur autogéré.
La conception d’Errandonea d’un État schizophrène (répressif et protecteur) suggère une vision mécaniste voire fonctionnaliste de la structure et de la fonction de l’État dans nos sociétés contemporaines. De manière similaire, en faisant appel à l’État protecteur, Baillargeon semble omettre que la constitution même de l’État moderne s’inscrit dans le sillage du développement du capitalisme et de la marchandisation des rapports sociaux. Comment donc dissocier l’État de la menace de la mondialisation quand cette même mondialisation se déploie grâce aux mécanismes d’aliénation instaurés par l’État?
Les anarchistes savent bien que le démantèlement des programmes sociaux ne contribue pas à améliorer la qualité de vie de la population mais sert plutôt les intérêts des entrepreneurs. Ainsi, un État entièrement modelé au marché ne ferait qu’aggraver la forme autoritaire des modes d’organisation sociale. Ceci étant dit, il y a une différence importante entre la défense de programmes sociaux et l’appui à l’État, un pas que nombre d’anarchistes hésitent à franchir. Ces derniers insistent plutôt sur la nature paradoxale de l’État et tentent d’en révéler le caractère contradictoire pour en actualiser sa remise en question.
L’intervention étatique dans l’économie offre effectivement une consolation aux plus démunis. Les services de santé public, les prestations d’aide sociale, le logement social et autres mesures similaires contribuent à adoucir les effets néfastes du marché mais l’essentiel de l’intervention étatique ne vise aucunement une redistribution plus équitable des ressources. Au contraire, ce sont les libertariens et autres capitalistes qui profitent au maximum du support massif aux investissements faits par l’État. En donnant des miettes à la population par l’entremise de programmes sociaux, l’État ne participe pas à leur émancipation mais collabore à leur assujettissement. Les leçons du féminisme sont ici éclairantes.
Grâce aux féministes libérales et notamment à leurs activités à l’intérieur des institutions formelles, les femmes sont aujourd’hui devenues des citoyennes. Si cette conception formelle de l’égalité semble militer en faveur de l’autonomie des femmes, jamais le système libéral ni les féministes qui s’en réclament ne remettent en question les structures patriarcales de la société, sources véritables de l’inégalité entre les hommes et les femmes [4]. Dans le contexte économique actuel, la grande dépendance qu’ont les femmes envers l’État et particulièrement envers l’État-providence n’est pas plus salvatrice que la dépendance précédente. Loin s’en faut! Ce n’est pas par un minable chèque de la sécurité du revenu qu’on permettra aux femmes monoparentales de s’émanciper du patriarcat et de participer activement à son démantèlement. Au contraire, l’aide minimale de l’État contribue à l’isolement des femmes et freine les velléités de contestations du régime. L’État réaménage ainsi de manière plus insidieuse les mêmes structures autoritaires associées à des formes plus archaïques du patriarcat. De manière similaire, par l’entremise des mesures sociales, les individus transigent leur dépendance envers le marché pour une dépendance envers l’État, avec les mêmes résultats.
Malgré tout, mon commentaire ne doit pas être perçu comme un plaidoyer en faveur de l’abolition des programmes sociaux; il faut peut-être au contraire les défendre. Mon but est plutôt de mettre en évidence le réel dilemme auquel sont confrontés les anarchistes devant une proposition comme celle de Baillargeon. En se portant à la défense des mesures sociales, les anarchistes s’obligent à participer d’un mouvement qui est intrinsèquement contradictoire avec la motivation qui les anime mais ils s’y sentent contraints par l’urgence de répondre aux attaques brutales des forces du marché. Toutefois, cette prise de position ne pourrait en aucune manière s’inscrire dans un continuum de la pensée anarchiste. C’est à se demander ce qui distinguerait les anarchistes des autres groupes de gauche, si les anarchistes se portaient aussi à la défense de l’État. Baillargeon convie les anarchistes à mettre de l’eau dans leur vin en les incitant à un repli stratégique qui semble plus tenir d’un aveu d’impuissance que d’une avancée de la pensée anarchiste. À trop presser le raisin, on en fait de la piquette!
France Émond*
NOTES
* France Émond est candidate au doctorat en philosophie à l’Université McGill.
[1]. Normand Baillargeon, Anarchisme, Montréal, Éditions l’île de la tortue, 1999, p. 115.
[2]. Alfredo Errandonea, « Anarchisme pour le XXIe siècle », conférence prononcée le 28 octobre 1999 dans le cadre du colloque L’anarchisme a-t-il un avenir?, Toulouse, 27-29 octobre 1999. Extraits de la conférence disponibles sur internet : [http://www.alor.univmontp3.fr/RA_Forum/colloques/toulouse.html#ErrandoneaAlfred].
[3]. Ibid.
[4]. Pour s’en convaincre, on n’a qu’a relire Betty Friedan, The Feminine Mystique, New York, W. W. Norton and Co., 1963. Sur les tensions entre féminisme et libéralisme, v. Alison M. Jaggar, Feminist Politics and Human Nature, Totowa (NJ), Rowman & Allanheld, 1983. Enfin, sur les structures patriarcales de l’État, v. Carole Pateman, The Disorder of Women: Democracy Feminism and Political Theory, Stanford, Stanford University Press, 1989.