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L’anarchisme n’est pas un individualisme : l’exemple des squats  

Un texte de Barbara Michaud
Dossier : Autour d'un livre: Anarchisme, de Normand Baillargeon
Thèmes : Philosophie, Politique, Revue d'idées
Numéro : vol. 3 no. 1 Automne 2000 - Hiver 2001

  « Nous n’avons pas à craindre les dangers et les écarts de la liberté. Il n’y que ceux qui ne font rien qui ne font pas de fautes. »

Kropotkine


Le parcours historique de l’anarchisme proposé par Normand Baillargeon dans son livre Anarchisme s’arrête à mai 68. Dans le cadre restreint de son ouvrage l’auteur n’a pas traité de la période subséquente, au cours de laquelle les anarchistes ne sont pourtant pas restés inactifs. Baillargeon demeure sceptique devant les anarchistes qui aujourd’hui s’enfermeraient dans des pratiques individuelles comme le végétarisme, le consumérisme éthique et le primativisme. « On se leurre le plus souvent en pensant que ces pratiques ont nécessairement une substantielle portée politique, comme on se leurre aussi en pensant qu’elles ont bien le sens et la portée qu’on leur attribue [1] », affirme-t-il. Ce « life style activism » puriste et soi-disant militant, en plus d’être peu mobilisateur et un tantinet méprisant envers la grande majorité, serait, selon Baillargeon, la marque d’un « repli individualiste » et entretiendrait une méconnaissance de l’anarchisme. Se bornant à des actions privées ou à petite échelle en marge des institutions, l’anarchisme tel qu’il est véhiculé actuellement serait une « impasse théorique et militante, la marque et l’aveu d’une impuissance [2] ».

            Il ne m’apparaît guère justifié de cantonner ainsi l’anarchisme contemporain à cette seule tendance « végétalo-primitive » américaine (qui j’en conviens comporte quelques irritants) en passant sous silence des groupes qui depuis les années 70 s’efforcent de donner quelque substance aux idées anarchistes par des expériences et des actions certainement pas sans idéaux révolutionnaire, collectiviste et politique. Il est vrai que l’anarchisme a évolué d’une façon particulière ces dernières décennies dans le cadre de l’avènement de mouvements sociaux fort diversifiés : pacifisme, mouvement étudiant, féminisme, écologisme, anti-facisme, etc. L’anarchisme traverse tous ces courants et à l’image de ceux-ci, est devenu plutôt identitaire et culturel qu’ouvrier et populaire. Cependant, on peut penser que cette nouvelle inscription historique de l’anarchisme ne représente pas nécessairement une impasse. En effet, les anarchistes ont mis sur pied une multitude de collectifs de toutes sortes, initiatives qui à leur manière, ont sauvegardé un esprit libertaire qui ne demande qu’à s’étendre.

            J’illustrerai mon propos par l’exemple des squats [3] où les anarchistes furent très impliqués et qui contribuèrent au développement du mouvement autonomiste en Europe. Le squatting est un phénomène beaucoup moins isolé et anodin qu’on pourrait le penser (Londres comptait 35 000 squatters en 1987). C’est aussi un geste politique grâce auquel les anarchistes ont pu mettre en œuvre quelques unes de leurs idées : autonomie et liberté, anticapitalisme et anti-étatisme, collectivisme et démocratie directe et enfin, réappropriation et action directe. Si j’ai choisi de parler des squats c’est pour fournir un exemple, parmi d’autres, d’anarchisme qui échappe au « repli individualiste » parce qu’il est politique, ouvert et non-dogmatique, et propose des formes d’organisation porteuses d’une vision sociale. Je souhaite ainsi faire un contrepoids à une vision étriquée qui ferait du « life style activism » la seule tendance actuelle de l’anarchisme.



LE SQUATTING : UN GESTE POLITIQUE ET ANARCHISTE

 

            Nombreux sont ceux qui ne voient pas dans le squat une option politique. Squatter, ce serait se loger gratuitement et clandestinement, guère plus. Il importe donc de distinguer le squat économique ou de survie, surtout pratiqué en Amérique du Nord, du squat politique, plus répandu en Europe et considéré comme une action revendicatrice et offensive, un geste hautement politisé. Ce type de mobilisation collective est enraciné dans des traditions de lutte et dépasse largement la problématique du logement ou le simple retrait contre-culturel. Aspirer à l’autonomie par l’appropriation de l’espace en utilisant des maisons vides pour les transformer en habitations collectives, c’est se libérer de normes sociales jugées néfastes et refuser l’emprise des appareils étatiques et financiers sur la vie quotidienne. Le phénomène su squatting rend bien compte de ce que Touraine affirmait au sujet de mouvements sociaux : « Vivons aujourd’hui dans nos luttes la société de demain[4] ».

            Bien que les anarchistes ne soient pas tous squatters et qu’on ne rencontre pas que des anarchistes dans les squats, la charge subversive du squatting le relie à l’anarchisme parce qu’il remet en question la nature même de la propriété privée. Ce contre-pouvoir populaire anticapitaliste et anti-étatique considère que le logement est un droit pour lequel il est injuste de payer le gros prix. Dans une perspective révolutionnaire, il s’agit d’une lutte de classes entre possédants et non-possédants. « Prenons la ville », signifie que les luttes doivent sortir des usines, qu’il faut désormais lier deux moments de lutte : le travail et la vie quotidienne. De plus, dans les squats se réalisent, en microcosme, les principes de base d’une société anarchiste équitable, sans hiérarchie et libérée de toute autorité. Les choix idéologiques des anarchistes que j’ai vus à l’œuvre dans les squats européens [5] correspondent aux idéaux défendus par les grands théoriciens de l’anarchisme : une communauté fonctionnant sur des bases démocratiques, collectives et qui savait s’organiser et s’autogérer, dans le respect de chacune et la volonté de vivre ensemble.

            Le squatting politique commence à se développer à la fin des années 60, où l’on assiste au développement de multiples luttes urbaines s’appuyant sur des minorités et souvent impulsées par des groupes de gauche pour qui les luttes ouvrières doivent être élargies aux luttes sociales et qui désirent allier l’idéologie révolutionnaire à une pratique revendicatrice urbaine. Le mouvement d’occupation de masse en Italie au tournant des années 70 constitue un bon exemple. Des familles ouvrières de Rome, Milan, Naples s’emparent d’habitations et font la grève des loyers, s’opposent à l’augmentation du transport en commun, militent pour des cantines gratuites pour ouvriers et étudiants et pratiquent l’autoréduction des coûts de la vie jusqu’à arrêter de payer. Certains y ont vu l’explosion d’une « nouvelle politique pratiquée par les exploités », d’une « nouvelle illégalité de masse spontanée », d’auto-organisation ouvrière et d’autonomie populaire en vue de la « réalisation immédiate de la qualité de vie [6] ». L’expérience de Tolmers Village à Londres qui s’est prolongée pendant dix ans (de 1969 à 1979) fournit un autre bon exemple d’expérience autogestionnaire et communautaire de la gauche libertaire.

            La crise du logement est un phénomène significatif des années quatre vingt : édifices vacants (en 1980, on compte 500,000 maisons vides en Angleterre), avis d’éviction, démolitions, spéculation immobilière, autant de problèmes qui vont amener les citadins à s’opposer aux pouvoirs municipaux et administratifs inactifs et à lutter contre les expulsions et la gentrification. Le phénomène du squatting va alors s’intensifier et les squats vont devenir des lieux de convergence politique privilégiés qui drainent beaucoup de gens et d’énergies tout en permettant d’établir des liens avec d’autres mouvements et de créer des lieux auto-gérés comme des cafés ou des librairies. Le mouvement est particulièrement fort en Allemagne (le quartier Kreuzberg de Berlin est largement occupé par les autonomistes dans les années 80), mais aussi en France, en Angleterre, en Suisse et en Hollande. Dans cet « âge d’or » du squatting, le « A » encerclé était une inscription courante sur les murs des grandes villes européennes.



LA RÉVOLTE AU QUOTIDIEN

 

            La pratique de vie à l’intérieur du squat comporte un aspect politique dans la mesure où elle tente de contrecarrer les tendances à la dépendance et à l’individualisation produites par les systèmes étatiques et capitalistes. Face à l’aliénation qu’engendre un mode de vie imposé, ces activistes revendiquent le droit de vivre en collectivité en choisissant un mode de vie alternatif qui leur permet d’affirmer les valeurs anarchistes d’égalité, d’autonomie individuelle et d’engagement collectif. L’appropriation de ces espaces libres leur apparaît nécessaire pour exercer un contrôle collectif sur leurs conditions de vie par l’autogestion et la démocratie directe. Un squat anti-autoritaire tel que « Fressinos » dans le sud de la France où a été instaurée la consommation collective et la répartition des tâches arrive à transformer les rapports sociaux à l’intérieur du milieu de vie. Mais pour permettre l’extension des idéaux anarchistes à l’ensemble de la société, ces lieux ne doivent pas demeurer fermés. C’est pourquoi les squatters cherchent l’appui du voisinage en s’investissant dans le quartier par divers événements conviviaux et recueillent le respect pour les rénovations qu’ils apportent aux bâtisses généralement délabrées qu’ils occupent. De plus, ces lieux sont utilisés à des fins d’éducation populaire par la diffusion d’écrits et d’ateliers ouverts à tous.

            Au-delà des pratiques de vie les pratiques de luttes sont omniprésentes car les autorités ne tolèrent pas longtemps ces « illégaux ». Les interventions et la répression policières peuvent être considérées comme une prévention contre la politisation des luttes afin que ces lieux ne deviennent pas un terrain privilégié du mouvement revendicatif. Les expulsions sont en général assez musclées : des policiers par centaines et, quand c’est nécessaire, l’armée, les tanks, les bulldozers (Amsterdam, Hambourg, Vancouver). Face à ces attaques, les squatters ont dû développer des stratégies d’affrontements inspirées des occupations d’usines par les anarcho-syndicalistes.s

            Il existe dans l’anarchisme quelque chose de subversif qui, même s’il n’utilise pas la violence, sera immanquablement criminalisé. Les squatters pratiquent la « réappropriation légitime » par l’action directe[7], c’est-à-dire prendre ce qui est refusé par un système injuste, se servir plutôt que de demander, s’emparer des choses pour ne pas se faire exploiter. Ces actes « illégaux » et réfléchis posés par des anarchistes conséquents viennent d’une révolte contre l’injustice. Certaines autorités l’auront compris : plutôt que d’employer la manière forte, la Hollande, l’Angleterre et la Suisse ont opté pour la stratégie de négociation en accordant à ces lieux une reconnaissance officielle de façon à institutionnaliser les occupations. En 1979, 40 % des squats étaient autorisés ou reconvertis en coop en Angleterre.





PETIT ANARCHISME DEVIENDRA GRAND

            Cette réflexion sur les squats me mène à penser que ces expériences, toutes modestes qu’elles soient, sont très loin d’un « repli individualiste ». L’idée de Normand Baillargeon selon laquelle la méconnaissance de l’anarchisme serait entretenue par des anarchistes devenus dogmatiques, contrairement aux anarchistes tolérants d’antan, ne m’apparaît ni juste, ni très constructive. Si je suis venue à l’anarchisme, c’est parce que j’ai vu dans les squats, ouverts et diversifiés, qu’une telle alternative pouvait fonctionner.

            D’autre part, si l’anarchisme est actuellement perçu comme dogmatique et peu prometteur c’est peut-être parce qu’il ne se présente pas comme une alternative politique assez « sérieuse ». « Sérieux » qui, selon Baillargeon, ferait pour l’instant cruellement défaut aux anarchistes englués dans une impasse. Pour ma part, j’ai plutôt l’impression que cet éclatement qui évacue l’image d’un acteur collectif organisé est l’illustration d’une gauche libérée du dogmatisme et davantage en accord avec une vision anarchiste de la société. Peut-être est-ce la multiplication de luttes multiformes, sans hégémonie ni hiérarchie et par lesquelles les anarchistes d’aujourd’hui démontrent qu’ils n’ont pas renoncé à leur vision du monde, qui redonnera à l’anarchisme le souffle nécessaire pour achever ses aspirations les plus grandes. Plutôt que de les dénoncer comme « errements » militants, il faut encourager ces diverses tentatives libertaires car il y a dans l’anarchisme quelque chose qui se vit et qui est pressé de vivre.



Barbara Michaud*

 

NOTES

 


* Barbara Michaud, ex-squatteuse, a étudié en philosophie et enseigne au collège. Elle est aujourd’hui journaliste à la radio et impliquée en solidarité internationale.
[1]. Normand Baillargeon, Anarchisme, Montréal, L’île de la tortue, 1999, p. 118-119.
[2]. Ibid., p. 119.
[3]. Terme anglais. Squatter signifie s’installer illégalement dans un local inoccupé.
[4]. Alain Touraine, Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1983.
[5]. J’ai vécu dans des squats lors d’un voyage en Europe en 1988.
[6]. Domique Grisoni et Hugues Portelli, Les luttes ouvrières en Italie de 1960 à 1976, Paris, Aubier Montaigne, 1976.
[7]. V. Saul Alinsky, Manuel de l’animateur social : une action directe non-violente, Paris, Seuil, 1976.



 


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