En écrivant son livre d’introduction sur l’anarchisme, Normand Baillargeon voulait avant tout rejoindre non pas l’anarchiste convaincu, mais monsieur et madame tout-le-monde [1]. Pari tenu, puisque Anarchisme se révèle être une bonne synthèse d’une doctrine politique mal connue et trop souvent tournée en ridicule. Ceci dit, le thème de la violence aurait mérité un plus long développement précisément parce que le grand public à qui s’adresse Baillargeon confond trop souvent anarchisme et violence. Certes, Baillargeon aborde la question de la violence dès la première phrase de son livre (« Affirmez que vous êtes anarchiste et presque immanquablement on vous assimilera à un nihiliste, à un partisan du chaos voire à un terroriste. ») et l’auteur cite les propos portant sur la violence de Bakounine (« La joie de la destruction est en même temps une joie créatrice ») et de Kropotkine (« La révolte permanente par la parole, par l’écrit, par le poignard, le fusil, la dynamite [...] tout est bon pour nous qui n’est pas la légalité »). Mais Baillargeon semble lui-même mal à l’aise avec la violence anarchiste. Il condamne ainsi la « propagande par le fait » (attentats anarchistes meurtriers contre le prédisent français Sadi Carnot en 1894, le roi d’Italie Humbert I en 1900 et le président américain William McKinley en 1901) et dénonce les « tendances à l’irrationalisme » et les « déplorables appels impressionnistes à la violence » qui relèvent de la « face très sombre de l’anarchisme » (p. 119). En entrevue, Baillargeon en remet : « Disons que j’aurais fait la guerre contre Hitler. Mais je me méfie des appels impressionnistes à la violence. La violence est contreproductive, et contraire aux aspirations anarchistes [2]. »
Baillargeon juge aussi sévérement la violence anarchiste car il adopte un point de vue humaniste et rationnel, mais je crois qu’il fait fausse route en abordant la question de la violence de cette façon. Sans prétendre que la violence politique permet de tout régler, j’aimerais néanmoins rappeler l’importance de penser la violence anarchiste non pas isolément, mais toujours en lien avec notre monde lui-même tissé de rapports de forces. La théorie anarchiste prévoit bien sûr qu’une société anarchiste saurait se perpétuer sans violence. Mais en attendant ce monde idéal, ne convient-il pas plutôt que de dénoncer la violence anarchiste de répéter que dans le monde d’aujourd’hui, politique et violence sont intimement liées et que même en « démocratie » libérale, le pouvoir a souvent recours à la violence soit pour mater les opposants de l’intérieur, soit pour écraser les indésirables de l’extérieur?
La place manque ici pour résumer les théories anarchistes sur la violence [3], mais j’aimerais tout de même discuter trois problèmes : (1) celui du double standard qu’appliquent les leaders d’opinion (journalistes, intellectuels, politiciens) lorsqu’ils analysent la violence de l’État et celle des anarchistes; (2) le mythe selon lequel la violence des anarchistes viendrait rompre la paix sociale d’une Amérique du Nord pacifiée; (3) le problème de l’inefficacité et de l’incohérence de la violence anarchiste. Lors de cette discussion, je garderais à l’esprit des événements récents qui ont été à tort ou à raison associés dans les médias à la violence anarchiste : la « prise » de l’Assemblée Nationale le soir de la Saint-Jean Baptiste 1996 à Québec, les manifestations contre la mondialisation économique à Seattle et à Washington, la manifestation contre la brutalité policière du 15 mars 2000 à Montréal [4] et la manifestation du 1er mai 2000 à Westmount (précisons que les journalistes aiment simplifier et ils savent que le mot « anarchiste » inséré dans un titre ou dans un article ajoute unee touche sensationaliste; conséquemment, il n’est pas évident que tous ces récents actes de violence attribués dans les médias aux « anarchistes » soient réellement le fruits d’anarchistes).
1- Le problème du double standard : Il est fascinant de constater avec quelle facilité les leaders d’opinion manquent de rigueur lorsqu’il s’agit de violence politique. On utilise des mots comme « émeute », « vandalisme », « saccage » lorsque des anarchistes s’en prennent à des vitrines de McDo; on parle d’» intervention “humanitaire” », de « frappes chirurgicales », de « bombes intelligentes » et de « dommages collatéraux » lorsque des soldats bombardent des villages et des villes. Dans un texte paru dans Argument, la prose de l’intellectuel Jean Larose se transforme en une curieuse poésie surréaliste, les bombardements de l’OTAN contre la Serbie et le Kosovo annonceraient une « nouvelle Renaissance [5] ». Comme toutes les guerres modernes, la guerre « humanitaire » de Larose a pourtant fait des victimes principalement chez les civils, elle a été déclenchée sans consultation populaire [6], et le soldat canadien, britannique, français ou étatsunien n’a pas largué ses bombes par « humanisme », mais simplement parce qu’il en avait reçu l’ordre. Le texte de Larose révèle à quel point il est facile pour un État de mener une guerre dont les intellectuels et les leaders d’opinion feront l’apologie. De son côté, le moindre acte de violence anarchiste est généralement condamné avec force sur toutes les tribunes et l’on cherchera en vain non seulement les références à une « juste cause » ou à un « humanisme retrouvé », mais aussi l’évocation poético-surréaliste de « frappes chirurgicales » et de « dommages collatéraux ». Soudain, les journalistes parlent de « saccage », d’» émeute », etc. Même si Baillargeon n’est certes pas un chaud partisan des guerres menées par les États, on peut tout de même se demander si il n’a pas intégré en partie le discours ambiant, car sa condamnation de la violence anarchiste ressemble de façon troublante à celle qu’en font les journalistes et les leaders d’opinion.
2- Le mythe d’une Amérique du Nord pacifiée : Sans doute les leaders d’opinion n’évoquent pas une « nouvelle Renaissance » ni une « intervention “humanitaire” » lorsqu’un anarchiste s’en prend à une vitrine de McDo car l’anarchiste rompt ainsi la paix sociale qui règne en Amérique du Nord. L’anarchiste apparaît donc tout naturellement comme un être irrationnel, irresponsable et dangereux qui met en péril notre meilleur des mondes. Pourtant, cette paix sociale est pour plusieurs un triste mythe. Il y a la pauvreté économique et culturelle qui frappe des centaines de milliers de Québécois et de Québécoises et qui constitue une véritable violence; il y a les meurtres perpétrés en toute impunité par les membres des farces de l’ordre; il y a les jeunes qui vivent dans la rue et que les policiers harcèlent et brutalisent au quotidien pour un oui ou pour un non. Lorsque ces jeunes explosent, on condamne leur « violence gratuite », comme si la violence elle-même devait aujourd’hui répondre aux normes comptables de rentabilité. Pour ces jeunes, pourtant, leur violence leur permet d’exprimer leur rage contre la société de consommation décadente (McDo) ou contre la figure d’autorité (la voiture de police qu’ils lapident). On me répliquera que ces jeunes ne connaissent rien à l’anarchisme, et c’est vrai que la majorité d’entre eux n’ont lu ni Bakounine, ni Kropotkine. Mais la grande majorité de ceux qui participent avec conviction au système libéral n’ont lu ni Adam Smith, ni John Locke. Les anarchistes de la rue ne sont pas des théoriciens, mais leur mode de vie incarne quoique imparfaitement certains idéaux anarchistes. On me rétorquera encore qu’ils n’ont qu’à assumer la répression puisqu’ils ont librement choisi ce mode de vie marginal. Et après? Les anarchistes liquidés par les Bolchéviques, les Franquistes et les Nazis avaient eux aussi librement décidé d’être anarchistes, tout comme le policier a librement choisi de s’enrôler dans les farces de l’ordre. Est-ce une raison pour ne pas exercer son jugement moral? L’injustice réside d’ailleurs justement là : que des choix de vie soient réprimés par la violence et que d’autres choix de vie vous permette de brutaliser des gens à la matraque dès qu’on vous l’ordonne.
3- L’inefficacité et l’incohérence de la violence anarchiste : À en croire les détracteurs de l’anarchisme tout comme nombre d’anarchistes, la violence anarchiste serait non seulement inefficace, mais également incohérente avec les principes de l’anarchisme. Abordons d’abord la question de l’incohérence. Hors des cercles anarchistes, on se gausse : « Ah! Ces jeunes rebelles veulent un monde meilleur mais ils le construisent à coup de bouteilles et de pavés ». L’anarchiste à qui vous parlez de l’incohérence de sa violence vous rappellera pourtant avec cynisme que dans le confort de son palais, Saddam Hussein rit encore des armées de la coalition; que le cheikh du Koweit rit lui aussi, confortablement assis sur son trône pendant que ses opposants démocrates sont toujours en exil; que lors des guerres étatiques, les vainqueurs ne sont jamais jugés pour crime contre l’humanité et que ni ceux qui ont bombardé Dresde ou Hiroshima pendant la Deuxième Guerre mondiale pas plus que les responsables occidentaux des massacres de Srebrenica et de Vukovar en ex-Yougoslavie ne seront traînés devant les tribunaux internationaux [7]; que malgré le beau discours « humaniste », les armées américaine, britannique et française ont organisé des voyages au Kosovo pour que les entrepreneurs de leurs pays respectifs puissent décrocher de fructueux contrats de « reconstruction [8] »; qu’alors qu’on se gargarise avec l’idée de guerre « humanitaire », la Grande-Bretagne renvoie Augusto Pinochet au Chili avant d’accueillir avec un tapi rouge Vladimir Poutine, grand orchestrateur du massacre des Tchétchènes; que le Canada a accueilli à bras ouverts le dictateur Suharto au sommet de l’APEC à Vancouver et que les policiers canadiens ont même brutalisé leurs concitoyens qui manifestaient pour rappeler que le dictateur indonésien était responsable de la mort de centaines de milliers de civils au Timor Oriental... Incohérente, la violence anarchiste? Ni plus ni moins apparemment que celle d’États comme les États-Unis, la France, la Grande-Bretagne et le Canada, autant d’États modernes eux-mêmes enfantés dans la violence de guerres et de révolutions qui sont aujourd’hui célébrées comme autant de moments fondateurs de la modernité politique. Dans un monde où violence et cohérence entretiennent un rapport si bancal, n’est-ce pas injuste d’exiger des anarchistes que leur violence soit à tout coup cohérente avec tous les principes de l’anarchisme, sans parler des principes de l’humanisme et du rationalisme, pour rappeler les catégories à partir desquelles Normand Baillargeon condamne la violence anarchiste?
Et puis, encore faudrait-il explorer à fond la philosophie anarchiste pour savoir si la violence anarchiste révèle une sorte d’incohérence théorique. Chaque philosophie politique — le libéralisme, le marxisme, le républicanisme et l’anarchisme — compte des partisans pacifistes et d’autres qui n’hésitent pas à puiser dans le corpus officiel pour justifier guerres, révolutions et massacres. Bref, comme toutes les philosophies politiques, l’anarchisme permet de justifier la violence, même si l’idéal anarchiste est d’établir un jour une société sans autorité et sans violence. Bien sûr, plusieurs anarchistes sont férocement pacifistes, condamnant eux-mêmes la violence de leurs amis anarchistes. Baillargeon est sans doute foncièrement pacifiste. On pourra alors lui reprocher, tout comme on l’a fait pour d’autres, de se complaire dans le confort de son université alors qu’ailleurs, la politique ressemble à une vaste foire d’empoigne.
Quant à l’efficacité, la question est plus complexe. On revient à l’idée qu’il y aurait d’une part une violence « gratuite », et de l’autre une violence « rentable ». Généralement, on croit que la violence politique est rentable si elle vous permet de prendre le pouvoir ou à tout le moins de le renverser; si elle permet de vous maintenir au pouvoir; si elle permet de rendre justice, selon la morale qu’on adopte. Dans le cas des anarchistes de rue, la violence répond à cette dernière exigence. Une manifestation est l’occasion rêvée de ré-équilibrer l’instant d’une nuit le rapport de force entre anarchistes de rue et policiers. Dans les salles de rédaction et lors des discussions entre amis, les intellectuels s’exclament : « Ah! Ce genre d’action est peu rentable puisque ces jeunes anarchistes ne s’attireront pas la sympathie de l’opinion publique en vandalisant ainsi le centre ville. » Courtes vues que tout cela. L’anarchiste de la rue n’a pas d’attaché de presse car il se moque bien de la sympathie des bonnes âmes tout comme il méprise les éditoriaux que peuvent écrire à son compte les Alain Dubuc de La Presse et les Jean-Robert Sansfaçon du Devoir. L’anarchiste sait très bien que pour Dubuc et Sansfaçon, la seule violence légitime sera toujours celle de celui qui porte un uniforme. L’anarchiste ne fracasse donc pas les vitrines d’un McDo ou le pare-brise d’une voiture de police avec l’espoir que La Presse ou Le Devoir publie un « bon papier » à son sujet.
L’anarchiste détruit avec joie les vitrines des McDo parce que cette chaîne de « restaurant » incarne ce qui le dégoute et l’enrage. De la même façon, les Serbes enrageaient Larose et ses amis à tel point qu’ils voyaient dans la pluie d’acier et d’uranium appauvri que l’OTAN déversait sur les villes et les villages serbes et kosovars la possibilité d’une « nouvelle Renaissance ». Bref, l’acte de violence politique pour l’anarchiste — comme pour le marxiste, le fasciste, le nationaliste, l’islamiste, le libéral, l’humaniste, etc. — est souvent motivé par un esprit de justice. La violence anarchiste ne plaira jamais à ceux qui ne sont pas anarchistes, tout comme la violence de l’État dégoûtera toujours les anarchistes. Et comme d’habitude, on emploi des mots exprimant le mépris — « saccage », « vandalisme » — pour parler de ce qu’on tient en piètre estime, et des mots évoquant la noblesse et la grandeur — « intervention humanitaire », « défenseurs du monde libre » — pour traiter de ce que l’on respecte. La violence de celui qu’on méprise ne nous semblera jamais efficace...
L’accusation que Baillargeon adresse à la violence anarchiste, lui reprochant d’être contre-productive, est toutefois plus troublante puisque contrairement à un Alain Dubuc ou un Jean-Robert Sansfaçon, Baillargeon se dit anarchiste. Baillargeon jette des pavés sous forme de livres, d’autres, de véritables pavés. Chacun à leur manière, ces pavés ont pour objectif d’éveiller des consciences et de mobiliser des forces. Ceux qui lancent des pavés contre les vitrines d’un McDo ou qui barbouillent à la bombe à peinture les murs de Westmount savent bien que la révolution n’est pas pour demain. En attendant, il s’agit d’établir des rapports de forces sur différents fronts politiques. Et n’en déplaise à Baillargeon qui n’y voit là qu’un acte irrationnel, le saccage d’un McDo en dit pourtant sans doute plus aux autorités politiques, aux publicitaires et aux investisseurs sur le ras-le-bol d’un segment de la population que de rationnelles lettres d’opinion critiquant la mondialisation économique et publiées dans Le Devoir.
Leaders d’opinion, journalistes et intellectuels attendent communément des faibles et des victimes qu’ils soient plus sages, plus nobles, plus rationnels, plus doux que les puissants. On condamne facilement les faibles et les marginaux, comme si on ne leur reconnaissait pas le droit d’utiliser les mêmes armes que les puissants ont en tous lieux et de tous temps utilisées pour justement opprimer les faibles et les marginaux. Il est bien sûr touchant de vaincre le tyran avec des fleurs et des marches non-violentes. Mais parfois, on ressent une certaine lassitude à voir encore et toujours la fleur piétinée et les non-violents tabassés. Il faut cesser de penser la politique uniquement en termes de contrat social, de débat rationnel et il faut arrêter d’affirmer que les citoyens doivent toujours se comporter docilement. On ne vit pas dans un conte de fée et Walt Disney n’est pas le plus grand philosophe politique de la modernité. Bref, il faut relire Le prince de Machiavel, La servitude volontaire de La Boétie et les textes de Bakounine et de Kropotkine. À défaut de s’en réjouir, on sera sans doute mieux équipés intellectuellement pour penser la violence politique en général et celle des anarchistes en particulier.
Francis Dupuis-Déri
NOTES
[1]. Lire « Joyeux foutoir », un article de Éric Grenier sur l’anarchisme paru dans le journal Voir, 4-10 mai 2000, p. 8-9.
[2]. Idem, p. 9.
[3]. On lira pour avoir une idée les quelques lettres au sujet des violences à Seattle dans Rebelles, nº 47, hiver 2000, p. 2. Également très éclairant dans le contexte contemporain du mouvement punk-anarchiste, lire Craig O’Hara, The Philosophy of Punk: More than Noise!, San Fransisco, AK Press, plus précisément le passage compris entre les pages 70 et 80.
[4]. Notons par souci éthique que cette manifestation fut organisée par le COBP (Comité des citoyen-ne-s opposé-e-s à la brutalité policière), dont j’ai été membre pour la période allant de l’automne 1998 à l’été 1999.
[5]. Jean Larose, « Couper/Coller », Argument, vol. 2, nº 1, automne 1999, p. 56-65. Pour une vision moins idéalisante de la guerre menée par l’OTAN au Kosovo et en Serbie, v. Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique (Paris, Textuel, 1999) et Serge Halimi et Dominique Vidal, L’opinion, ça se travaille : les médias, l’OTAN et la guerre du Kosovo (Marseille/Montréal, Agone/Comeau et Nadeau, 2000).
[6]. Comme c’était le cas à Athènes, véritable démocratie, où les citoyens avaient deux privilèges, participer directement aux prises de décision collectives, dont le déclenchement des guerres, et porter les armes. Bref, ceux qui décidaient d’une guerre y participaient.
[7]. Le Tribunal pénal international sur l’ex-Yougoslavie (TPIY) devrait en théorie être financé par l’ONU. Par manque de fonds, le Tribunal est financé par certains États — dont les États-Unis qui outre des dollars fournissent au Tribunal du personnel et de l’équipement — et par des fondations privées comme la Fondation Georges Soros, la Fondation Rockfeller et l’Institut des États-Unis pour la paix. Les généraux et les politiciens du monde « libre » peuvent continuer à s’endormir en comptant les milliers de victimes de Srebrenica et de Vukovar qu’ils avaient juré de protéger, le TPIY ne viendra pas troubler leur nuit. Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, op. cit., p. 108.
[8]. Ibid., p. 42.