Dès son premier numéro, Argument a voulu se faire l’écho d’une nouvelle sensibilité. Cette dernière s’exprimait plus spécifiquement, mais pas uniquement, par le désir de repenser le rapport au passé et à la mémoire historique. Nous percevions alors que les impasses de l’avenir étaient en partie dues à un blocage de la mémoire historique ou, tout au moins, à une difficulté à redéfinir le lien du présent au passé. Une telle entreprise, nous ne le savions que trop, contenait sa part de risques et un certain événement publique récent a confirmé qu’un tel sujet devrait toujours être abordé avec prudence et circonspection. Le pire qu’il puisse en effet arriver à une mémoire collective ou historique est qu’elle soit viciée par une nostalgie grandiloquente et creuse ou, pire encore, par un ressentiment inconscient de lui-même. Ceux qui trouvent embarrassante la perdurance de cette mémoire ne peuvent alors que se réjouir de la voir ainsi réduite à ses déplorables errances. Ils répètent alors en chœur que le Québec souffre d’un trop plein de mémoire et que le passé canadien-français dans son ensemble devrait à tout jamais disparaître de notre mémoire comme une chose honteuse et peu recommandable. On s’émerveille de la facilité avec laquelle ils voient dans le temps présent toutes les vertus et dans le temps passé tous les vices; on s’étonne de l’aisance avec laquelle ils distribuent les bons et les mauvais points aux hommes et femmes du passé; on admire enfin leur aplomb à condamner toutes le générations qui les ont précédés comme si les ténèbres s’étaient soudainement dissipées avec leur naissance. Nous aimerions posséder cette certitude, qui est la leur, que le temps présent offre toutes les garanties de posséder en lui-même l’essentiel des vérités humaines. Or, nous sommes plus sceptiques, moins prompts à juger et, à tout prendre, moins dogmatiques. La nouvelle sensibilité voudrait ainsi acquérir un regard plus libre sur le passé dans l’espoir d’y trouver une pensée qui relancerait la réflexion sur le temps présent. Il ne s’agit pas pour elle de s’enfermer dans la mémoire du passé ou de tout accepter sans esprit critique, mais bien d’y chercher des points d’appui pour éclairer le sens de notre présent.
C’est dans cet esprit que nous présentons les deux essais suivants qui chacun à leur manière reviennent sur l’héritage de la Révolution tranquille et plus largement sur les grandeurs et misères de la « modernité » québécoise. Si tout semble avoir été dit sur la caractère fondateur de cet événement pour la société québécoise moderne, on a en revanche oublié quelque peu comment celui-ci a été vécu par certains de ses penseurs. Surtout, on a négligé de s’interroger en profondeur sur la nature de l’utopie sociale et politique qui les guidait. C’est à un tel travail que Jean-Phillipe Warren s’est employé dans « La révolution inachevée ». Au fil de son analyse, il cherche à capter les rêves et espoirs, ainsi que les déceptions et déboires, de certains des acteurs privilégiés de cette Révolution. Le désenchantement éprouvé au cours des années 70 par plusieurs d’entre eux lui permet de jouer la première phase de la Révolution (1960-1970), marquée selon lui par une éthique humaniste et généreuse, contre la seconde phase (1970-1990), qui verrait l’apparition simultanée et interdépendante d’un État technocratique et d’une éthique hédoniste typiquement nord-américaine. Si cette analyse est portée par une critique générationnelle — en gros : loin d’avoir fait la Révolution tranquille les « boomers » en auraient perverti le sens véritable —, elle ne s’y limite pas. Par-delà le constat critique et parfois amer sur l’échec de la Révolution tranquille, on doit percevoir sous la plume de Warren l’espoir d’un renouveau de son utopie d’une société juste et fraternelle. La critique générationnelle n’est donc que la surface de ce retour sur la Révolution inachevée. Plus profondément, Warren est intéressé à secouer la léthargie des institutions sociales actuelles en les confrontant au rêve dont elles étaient originellement porteuses.
L’entretien que Warren a mené avec Pierre Vadeboncœur s’inscrit fort bien dans le questionnement sur le sens profond de la Révolution tranquille, et aussi plus largement sur le sens de l’évolution récente de la société québécoise. Il ne manque pas de piquant et de vivacité. Pierre Vadeboncœur sort de sa réserve habituelle et accepte de livrer un rare témoignage sur certaines de ses convictions profondes. Ce moment est significatif et la scène est belle : un jeune homme taraudant un penseur aguerri qui accepte de revenir sur les tensions de sa propre pensée. On peut d’ailleurs noter que ces contradictions ou même paradoxes reflètent les contradictions propres à l’entrée en modernité du Québec. Vadeboncœur n’a pas reculé devant elles et plusieurs des ses ouvrages — nous pensons ici aux Deux Royaumes (1978) ainsi qu’à L’humanité improvisée (2000) — en explorent les effets. Ce n’est pas sans signification pour toute une génération qu’un Pierre Vadeboncœur ait accepté de se livrer avec franchise au jeu difficile des interrogations fondamentales. L’écrivain parle ici avec simplicité et intelligence de sa quête de la transcendance et de ses avancées et reculs dans celle-ci. Il rappelle ainsi à notre mémoire ce qui faisait le cœur de la vie de cette génération : sa quête inquiète d’une transcendance réconciliée avec les exigences de la liberté humaine. Son véritable héritage est peut-être dans cet entêtement à résister malgré tout à la déréliction du monde.