La Révolution tranquille est une période de notre histoire récente devant laquelle l’historien semble impuissant à fonder un discours critique, sinon dans le déni complet de ce qu’elle a été. Nous en sommes trop proches sans doute, d’une part pour ne pas y projeter les engagements qui nous habitent, et d’autre part pour ne pas l’envisager sous l’angle de la conscience de soi de la société québécoise. L’éloignement dans le passé n’en a pas encore fait un objet exotique ou archéologique que l’historien pourrait découvrir avec étonnement et naïveté. Aussi, entre les intellectuels la célébrant comme l’épisode fondateur de la société québécoise moderne et les autres qui la rejettent en autant qu’elle annoncerait une période de décadence socio-économique, est-il encore difficile de se situer sans tomber dans le piège de l’apologie ou du pamphlet. Âge d’or ou nouvelle grande noirceur dont nous aurions à liquider aujourd’hui les dernières traces de l’héritage : réduite à sa plus simple expression, telle est, il semble, l’alternative qui partage les consciences historiennes contemporaines. Avant que l’intention d’analyse positive ne soit posée, sauf de très heureuses exceptions, il s’agit de se savoir pour ou contre la rupture inaugurée par la Révolution tranquille. C’est Gilles Paquet qui accuse les années 60 d’avoir constitué « de bien des manières un pas en arrière dans l’histoire du Québec[1] » alors que Marcel Fournier continue d’y voir l’entrée du Québec dans la modernité, avec ce que cela veut dire de progrès, de justice sociale, d’ouverture au monde[2]. C’est Jocelyn Létourneau qui déclare que « l’on ne pourra de sitôt remettre en cause l’opposition tranchée qui existe entre la Grande noirceur et la Révolution tranquille » parce que « cette métaphore est au cœur de l’identitaire du Québec contemporain[3] », alors que Jean-Luc Migué voudrait convaincre quant à lui que les bouleversements enclenchés à partir de l’accession de Jean Lesage au pouvoir ont été finalement des changements pour le pire[4].
Mais vraiment, n’y aurait-il que le choix entre la volonté consciente et militante d’oublier la Révolution tranquille et celle d’en exalter sans cesse la mémoire? L’intellectuel doit-il à jamais choisir entre la répudiation violente de celle-ci et sa non moins vibrante commémoration? Je ne le crois pas, non pas parce que la vérité se tiendrait quelque part entre ces deux extrêmes, selon la théorie du juste milieu, mais parce que ces deux façons de lire l’histoire récente du Québec m’apparaissent méconnaître l’hétérogénéité de la période même dont elles parlent.
L’hypothèse que je me propose d’explorer dans ce trop court essai, est celle-ci : il nous faut restreindre le terme de Révolution tranquille à une période relativement courte de l’histoire du Québec, dont la clôture semble aussi décisive que ses commencements ont pu le paraître aux yeux des intellectuels d’après-guerre, quoique moins abrupte, il est vrai, et auquel la période qui suit est étrangère par l’intention autant que par la forme. Les années 60 se continuent dans les années 70 autant que les années 50 se sont continuées dans celles-là, mais il est également juste de souligner que le Québec des années 70 n’est plus celui de l’immédiate après-guerre, et ce pour des raisons qui tiennent à son sens profond. En-deçà des modes vestimentaires qui se succèdent, au-delà des valeurs communes qui se transmettent, se dessine le visage d’une société avec laquelle la société ancienne affiche les traits d’une parenté trompeuse. Déjà l’étendue de la période historique nous incite à poser des jalons et à découper des phases. De 1960 à 1990, trente ans de la vie d’une société se sont écoulés, trente ans que le terme de Révolution tranquille ne peut à l’évidence enclore.
La Révolution tranquille désignerait exclusivement une période débutant en 1960[5] et se terminant au tournant des années 70, à laquelle succéderait une période, dont nous sommes encore, qui ne profiterait de la lancée critique et réformiste de la première que pour l’orienter dans une direction largement étrangère à ses finalités explicites. D’abord il faut dire que les oppositions entre des périodes historiques ne sont jamais aussi tranchées que l’historien ose l’écrire pour les besoins de rendre intelligibles des événements qui se succèdent et s’emmêlent. Ensuite, je rappellerais que nous sommes ici dans le domaine du discours, de la représentation et du projet collectif, donc certainement dans le domaine de l’utopie, plutôt que dans le domaine impersonnel et régulier des courbes statistiques, des graphiques de croissance économique et des tableaux d’urbanisation pour lesquels la date de 1960 semble parfaitement anodine. La Révolution tranquille, si encore une telle chose existe, accéléra certains mouvements de fond affectant la morphologie de la société québécois, elle ne les créa point, elle ne fut pas révolutionnaire du point de vue des bouleversements de l’infrastructure. Elle n’existe que dans la conscience des acteurs qui l’ont faite, dans la transition des élites dont elle fut le théâtre, dans les discours sociaux et les représentations collectives qui changèrent soudain de logique, de contenu et de forme. Pour comprendre la nature de la Révolution tranquille, il faut revenir aux acteurs eux-mêmes, à leurs espoirs comme à leurs engagements. Fernand Dumont aimait à répéter qu’une société rêve aussi : n’est-il pas possible de croire pouvoir refaire l’histoire de ces rêves à travers les idéologies véhiculées par les époques, les utopies entretenues par les intellectuels et les songes captés par les poètes? Les Jacobins ne furent pas uniquement, ni les tristes sanguinaires de la guillotine, ni les idéologues de l’État totalitaire, en eux se reconnaissent les chevaliers d’un rêve dont les événements trahissaient inlassablement la passion et l’idéal. Dans la défection de l’idéal de la Révolution tranquille, dans le marasme d’une vie politique dont le sens nous échappe chaque jour un peu plus, à travers la brume d’une histoire qui semble à quelques-uns le long procès de nos échecs, est-il possible de reconnaître un projet de société dont l’écho nous revient parfois comme l’appel lancinant d’un noyé?
Ce découpage de l’histoire de la société québécoise apparaît particulièrement pertinent à la lecture des textes des supposés pères fondateurs de la Révolution tranquille. Plusieurs d’entre eux, non des moindres, près de vingt-cinq, après l’enclenchement des principales réformes et la mise sur pied des plus importantes institutions nationales, avouant se sentir trahis par la trajectoire sociale suivie par la province, ne cachent pas leur insatisfaction face à la tournure des événements. Ceux qui ont fait la Révolution tranquille semblent incapables de se reconnaître en elle, comme si l’histoire avait peu à peu trahi les idéaux et les espoirs d’émancipation de leur jeunesse, comme si cette révolution dont ils furent les ardents promoteurs avait été dévoyée et que le train des réformes avait pris soudain une voie d’évitement.
Nul n’est plus représentatif de cette déception à mon avis que Fernand Dumont. Auteur passablement critique de l’ancien ordre duplessiste dans les années 40-50, il a été à la fois actif pour préparer les réformes des années à venir et affairé à organiser l’enseignement scientifique et technique dont avait alors besoin la province. En dépit d’une certaine réticence, il participa à la consolidation de l’État bureaucratique naissant, encouragea la création ou l’extension de quelques ministères dans les années 60, fut plus tard intimement associé au pouvoir législatif lors de la rédaction du Livre bleu sur la culture. Il présida une commission importante, celle sur les Laïcs et l’Église, dont l’impact fut profond sur les consciences catholiques. Ses discours publics, ses lettres aux journaux, ses conférences savantes mêmes, ses positions politiques, semblent inlassablement tourmentés par la volonté de contribuer au vaste mouvement de réforme qui secouait la province, en bouleversait les bases traditionnelles et dégageait brusquement une conscience inédite de ce que les poètes appelaient alors la « québécitude ».
Et pourtant l’image qui s’est lentement dessinée du Québec après ces années névralgiques ne correspondait guère au portrait espéré d’une société moderne. De plus en plus déçu par la tournure des événements, il en vint à crier haut et fort sa frustration d’assister à la constitution d’un ordre social ayant peu à voir avec les utopies qu’il avait élues siennes et qui en représentait pour ainsi dire l’image inversée. Après le long « hiver de la survivance », écrit-il, après une période d’isolement, de repli, d’« enténébrement », le Québec n’aurait-il connu le doux printemps de la Révolution tranquille que pour aussitôt entrer dans une saison automnale annonciatrice d’un hiver nouveau, peut-être plus froid encore, du moins plus implacable? Les lourds nuages gris s’amoncellent dans le ciel un moment éclairci de l’histoire québécoise. « Je refuse, et je le dis à qui veut m’entendre, de continuer à fuir en avant. Quand il m’arrive de regarder mon village par la fenêtre de la maison paternelle, je me surprends à murmurer : “On vous a menti. Cette révolution tranquille n’a pas été la vôtre. Les conventions collectives abstraites, la mobilité sociale que les classes moyennes confondent avec le changement des modes, l’école qui s’est substitué à des connaissances plus concrètes, tout cela c’était largement de la foutaise”[6] ». Dumont reprochait au peuple québécois de s’être lentement et progressivement prosterné devant des idoles creuses, et d’avoir fait de la modernité libérale nord-américaine le terme vite atteint de son émancipation. Une fois l’Église répudiée par une caricature facile et habile, une fois Duplessis enterré sous six pieds de scandales, une fois le passé tout entier honteusement refoulé hors de la mémoire collective, que restait-il à habiter, sinon le présent, mais un présent nu, vide et sans projet.
On peut juger le régime de Bourassa à divers points de vue. Mais on ne saurait, comme on le fait souvent, le comparer à Duplessis. M. Bourassa et ses cohortes sont des produits de la Révolution tranquille. A leur manière, ils l’ont bien digérée. Ils ne s’appuient pas sur ce qu’on appelait naguère « les forces traditionnelles », la religion ou le nationalisme. Ils ne parlent que d’efficacité, d’économie, de progrès. Ils représentent assez adéquatement la « liberté » vide dont notre société, à gauche comme à droite, s’est fait un nouvel idéal[7].
Fernand Dumont ne fut pas seul à connaître dans les années 70 une forte désillusion. Pierre Vadeboncœur, dans un livre bouleversant, Les deux royaumes, avoue regarder désormais les agitations et la geste du monde comme à travers une glace tellement l’orientation de l’histoire lui semble absurde, loufoque, déprimante. « Il n’y a peut-être pas, écrit-il, de profonde tristesse révolutionnaire, [...] mais il y en a une métaphysique, il y en a une spirituelle, et la tristesse révolutionnaire, s’il en est une, a quelque chose à voir avec l’action extérieure du destin et l’échec désolant d’une entreprise de création ou de conquête[8] ». Le monde ne représentait plus pour lui, dans sa vanité et sa désespérante agitation, qu’un « gigantesque amas d’erreurs tourbillonnantes », que le vide à travers lequel la civilisation s’engouffrait comme l’air du hublot brisé d’un aéronef. Il semble s’installer chez beaucoup des militants les plus radicaux une sourde insatisfaction quant à l’état présent des choses. Certains décident de se retirer de la place publique, d’autres préfèrent courber l’échine, d’autres encore entretiennent, vaille que vaille, malgré des trahisons nouvelles, une foi en l’avenir qui disparaît comme une peau de chagrin.
Dès le début de la décennie 1970, dans l’esprit des acteurs engagés de l’après-guerre, il est clair que le temps de la Révolution tranquille est terminé, celle-ci ayant cédé à une logique nouvelle, étrangère aux espoirs de ceux l’ayant préparée. Les anciens idéaux s’enlisent ou sont pliés à des finalités qui en dénaturent le sens. Pourtant nous sommes au début des années 70, bientôt le Parti québécois sera élu, des réformes sociales d’envergure s’annoncent, la loi 101 tentera de redonner un visage français à la province. La période d’effervescence n’est pas close, le nationalisme se porte bien, l’État-providence n’a pas encore connu la crise des années 1980, la référendum n’est pas encore perdu. Néanmoins, sauf de notables exceptions[9], les intellectuels militants de l’après-guerre ne peuvent pas ne pas reconnaître un profond malaise face à la société qui se dessine, comme si elle échappait à leur idéal par son sens originel.
En vérité, tel est bien le cas. Car il y a peu de liens communs entre le Rapport Parent, par exemple, et les cégeps tels qu’ils sont devenus. Entre l’idéal de charité qui animait Georges-Henri Lévesque et les chèques de BS. Entre la prise de parole des années 60 et « Jeannette veut savoir ». Entre les utopies autogestionnaires et les programmes d’aide aux entreprises. Entre le rêve romantique d’un pays et les querelles bureaucratiques du Parti québécois avec le gouvernement fédéral. Entre la démocratisation de la culture et l’envahissement de la culture de masse. Des gens qui, tels Jacques Godbout[10], continuent de s’illusionner sur le chant des lendemains de la Révolution tranquille ainsi que sur sa « réussite extraordinaire » me semblent tenir un discours parfaitement naïf et historiquement un peu ridicule.
3. LES BABY-BOOMERS
On ne répétera jamais assez que les baby-boomers n’ont pas fait la Révolution tranquille, qu’ils y ont pris peu de part, qu’ils vinrent bien après que fut amorcé le cycle des réformes. Les premiers naissent en 1942, ils ont vingt-cinq ans en 1967, ils se retrouvent adultes dans un monde qui n’a rien à voir avec celui des Vadeboncœur, Pelletier et Dumont qui ont eu le même âge dans les années 1940. Que la Révolution tranquille soit devenue le grand récit de cette génération est aussi curieux que de se souvenir que l’Empire napoléonien s’appuya dans sa propagande sur les idéaux de la Révolution française. Car, enfin, quel rapport y a-t-il entre les chansons de Gilles Vigneault et celles de Beau dommage? Comment peut-on confondre la poésie de Lucien Francœur et celle de Roland Giguère? Les uns parfois se sont reconnus dans les autres, et l’on a aimé les combats de la génération plus jeune. Vadeboncœur assista à la fondation de la revue Parti pris, Gaston Miron encouragea les jeunes poètes, Rioux eut une confiance aveugle dans les mouvements de contre-culture, etc. Mais par-delà les continuités et les ressemblances, les affinités électives et les solidarités nationales, le temps de la Révolution tranquille semble hétérogène à celui de la décennie 1970, dans l’exacte mesure, si je puis dire, où les années 10, autour de Henri Bourassa, ressemblent et s’écartent à la fois des années 30, autour de Lionel Groulx. La révolution tranquille se meurt dès 1970, elle est morte en 1980[11].
Une image se dégage imperceptiblement de la lecture du beau livre de François Ricard, La génération lyrique, celle d’une génération infatuée, repliée tout entière sur ses désirs et ses besoins, désespérément vide de tout projet. On croirait à peine le portrait brossé s’il ne l’était par un de ses plus illustres représentants, tellement les tons paraissent sombres, et le sujet pathétique, pitoyable. Souvent reviennent sous la plume de l’auteur les adjectifs « juvénile », « adolescent », « cadet », les baby-boomers restant à ses yeux des bébés, des enfants dont la mère serait nulle autre le groupe lui-même, enveloppant, accueillant, chaleureux : « seule la fusion au groupe procure innocence et vérité ». C’est de narcissisme dont il s’agit, et du narcissisme le plus primaire, le plus infantile, le plus tristement pathologique, car l’individu, à travers le groupe auquel il appartient, tend ici à se prendre pour le monde entier: quand il se sustente, il croit contenter le monde. C’est sans doute cet aspect qui a choqué, et sinon provoqué la plus grande déception dans l’esprit des acteurs engagés de l’après-guerre. Avec les baby-boomers, selon eux, la communauté était devenue la classe moyenne, les jeunes des étudiants des cégeps, les mouvements sociaux des corporations, les grévistes des professeurs d’université, etc. On est loin des préoccupations d’un homme comme Fernand Dumont dont la justice sociale ne s’arrêtait pas aux besoins de sa coterie. Cependant, une transformation plus profonde du rôle de l’État allait intervenir sur la base de cette conception nouvelle de l’individu en société.
L’État détrôné n’a plus pour rôle de représenter ce qui dans la volonté de chaque citoyen est volonté générale d’habiter un monde commun; sa fonction est plutôt de servir les individus qui composent la société afin qu’ils puissent atteindre aussi facilement que possible le bonheur personnel auquel ils ont droit. Ces individus, au regard du pouvoir ainsi compris, ne sont plus définis et ne se définissent plus d’abord comme des « citoyens », mais comme des « particuliers ». Tantôt « contribuables », tantôt « bénéficiaires », ils forment une « clientèle » dont l’État doit combler les besoins divers, quotidiens et privés, en commençant (et en finissant le plus souvent) par les besoins économiques [...]. Cet État « ultra-moderne » devient ainsi une gigantesque entreprise de services [...][12].
Au narcissisme de la génération des baby-bommers répond un État technocratique et cybernétique pourvoyeur des besoins des différents groupes corporatistes qui lui réclament leur bien-être, pragmatique dans sa logique opératoire, instrumental dans ses moyens d’action sur le réel. Cet État, ni Dumont, ni Vadeboncœur ne pouvait s’en satisfaire, eux qui pendant tant d’années avaient combattu pour une gestion de la société où la charité informerait la technique autant que la technique éclairerait la charité. L’État tentaculaire québécois, bureaucratique et syndiqué, se pliait à une logique économique et fonctionnelle quand il aurait fallu épouser les cultures premières, tendre son action vers les aspirations sensibles au ras de la vie commune. Les notes, les rapports ainsi que les comités avaient remplacé la voix des citoyens ordinaires. L’État était devenu un appareil, avec les rouages anonymes et les paliers administratifs de n’importe quelle grande organisation industrielle, et les citoyens étaient devenus des bénéficiaires.
Au repliement dans la sphère de la vie privée, à la technocratisation croissante des structures bureaucratiques correspond un bavardage confus de tout et chacun. La Grande noirceur était une époque de silence et d’enténébrement, elle fut la période d’un mutisme de la population de la province pendant qu’au-dessus d’elle discouraient doctement les élites officielles. La Révolution tranquille fut un moment d’effervescence et d’exubérance de la parole, à tel point qu’on a pu parler d’elle, en empruntant le titre d’un recueil célèbre de poésie, comme d’un âge de la parole. Dire, écrire, parler, communiquer, furent les premières manifestations spontanées d’un peuple confiné jusque-là à un murmure inaudible. Cette parole devait être l’occasion, et d’une catharsis salutaire après les refoulements de jadis, et d’un dialogue fécond de tous avec tous. La prise de parole devait conduire dans l’esprit des acteurs de l’après-guerre à un échange et une concertation. Elle ne fut après les premiers moments d’exaltation qu’une cacophonie sans logique et sans suite. Incapable de résonner dans les structures bureaucratiques de l’État, repliée dans les solitudes de la vie privée, la parole n’était plus, faute de trouver quelque part un quelconque écho, qu’un soliloque. Et la possibilité même d’une culture commune s’effritait au fur et à mesure que l’individu jouissait des miroitements de son moi et que devenaient puissantes les grandes organisations anonymes.
Je n’insiste pas sur ces trois aspects de la critique des avatars de la Révolution tranquille par les intellectuels engagées de l’après-guerre. A l’évidence ces trois aspects existaient déjà bien avant la fin des années 60, donc déjà avant l’arrivée des baby-boomers sur la scène politique et sociale de la province. Qui en douterait jamais? Cependant ces trois aspects prennent alors, pour des raisons exogènes ou endogènes à la génération des baby-boomers, une teneur inédite, une acuité qu’ils n’avaient pas auparavant. Cela leur vient, j’en fais l’hypothèse, d’une éthique nouvelle, différente par bien des facettes de l’éthique de la génération de l’après-guerre, autant que d’une fatalité voulant que tout ce qui commence en mystique finisse en politique, ou d’une progressive rationalisation de l’encadrement du monde à l’œuvre depuis un demi-millénaire. À mots voilés, Dumont insinuait que les suites de la Révolution tranquille marquaient le passage de la morale humaniste à la morale bourgeoise.
Révolution de parvenus. À qui manquaient de vraies colères, et surtout l’argent. À combien de rhétoriciens de la libération personnelle que l’on entend dans les salons ou les congrès, on aimerait demander sur quelles stratégies reposent leur métaphysique ou leur sociologie? Les vieux mots d’intégrité, de justice, de pauvreté ont peut-être été un peu vite périmés. Ces vieux mots ont l’air de nous renvoyer dans un au-delà de l’histoire, dans la morale, peut-être même vers quelque transcendance[13].
La Révolution tranquille est comprise en général par les historiens comme une révolution née de l’urbanisation et l’industrialisation de la province de Québec. Il fallait rationaliser les cadres sociaux d’une société traditionaliste entrée désormais dans le monde moderne. Mais on peut et on doit analyser aussi les transformations dans le domaine de la culture, en particulier dans le domaine de l’éthique, si l’on veut saisir le sens de la Révolution tranquille. Une révolution éthique accompagne et préfigure en effet jusqu’à un certain point les réformes des années 60, éthique dont peuvent se réclamer des intellectuels aussi distants dans leur position sociale et politique que Dumont, Pelletier, Ryan, Vadeboncœur, Trudeau, etc[14]. Je ne peux m’étendre et en analyser les termes, mais je dois souligner que cette éthique, avec ces mots de pauvreté, de justice sociale et de transcendance, ne s’est pas transmise à la génération plus jeune, et que même on peut croire que l’éthique de la génération des baby-bomers n’entretient que peu de rapport avec celle des aînés. Bien que les baby-boomers ne se retrouvent pas tous dans la description caricaturale que je viens d’en faire en reprenant la critique de leurs aînés, bien qu’il ait existé alors, bien qu’il existera toujours des individus mûs par des intentions charitables et nobles, ce que je ne soulignerai jamais assez, bien que la posture intellectuelle de la génération des baby-boomers ait des qualités, certes, et sûrement de grandes, l’éthique qui est la sienne n’a pas le souci du pauvre comme l’autre, elle n’a pas sa sollicitude, sa conviction engagée et son aspect communautaire. Elle ne saura donc que faire de l’utopie sociale que lui lègue en héritage la génération de l’après-guerre.
Les gens de ma génération — beaucoup d’entre eux ont eu un coup de vieux depuis quelque temps — ont l’impression qu’ils sont au bout de leurs possibilités. Toutes les questions qu’ils ont soulevées, les problèmes qu’ils ont posés, n’ont pas été résolus, loin de là. Nombreux sont les échecs, au plan national, au plan constitutionnel, au plan économique, politique ou moral. Comment ont-ils usé eux-mêmes du processus démocratique dont le plein épanouissement était l’un de leurs rêves les plus chers? Certains d’entre eux vont même jusqu’à dire que leur plus grand échec, ce sont les enfants qu’ils ont eus[15].
Il ne s’agit pas d’accuser une génération au nom d’un idéal moral, quoique les conflits de générations fassent partie du paysage moderne (génération de Bourassa, de Groulx, de Cité libre, de Parti pris...). Il ne s’agit pas non plus, j’y insiste, d’un drame existentiel de la génération montante actuelle, d’une angoisse subjective alimentée par une dérive morale ou une défection de la culture commune. La jeune génération actuelle, si je peux encore parler pour elle, ce dont je doute fort, n’éprouve pas de crise morale dans sa vie quotidienne, dans son existence concrète et privée. Je crois plutôt qu’elle s’émeut d’une crise de sens des institutions transformées en organisations technocratiques et cybernétisées sur le modèle de la transition à la postmodernité décrite brillamment par Michel Freitag[16]. Si décadence il y a, cette décadence procède du désenchantement des institutions sociales. Cela n’a rien à voir, ou très peu, avec une supposée crise spirituelle. Pourquoi l’État-providence est-il devenu ce monstre froid, pourquoi les cégeps sont-ils devenus des polyvalentes anonymes, pourquoi les syndicats sont-ils devenus des corporations bureaucratisées — telles peuvent être quelques-unes des questions que nous adressons à l’histoire. Car il n’y a pas de critique possible, ni mouvements sociaux ou engagement social, sans un sens qui nous dépasse, ce que Fernand Dumont appelait avec beaucoup de nuances une transcendance.
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Ce que permet cette périodisation de l’histoire récente du Québec et l’insistance sur la rupture opérée par les années 1970 ne concerne pas seulement l’histoire, on s’en doute. Il s’agit en effet de se situer, pour les gens de la jeune génération actuelle, dans la continuité de la « modernité » québécoise alors qu’elles ont grand peine parfois à se reconnaître dans la Révolution tranquille prise en bloc[17]. Vue à travers l’utopie des années 50 et 60, la Révolution tranquille n’est pas l’État bureaucratique tel qu’on le connaît (les critiques vitrioliques de Dumont dans les années 70-80 nous le prouvent assez), elle n’est pas la société de consommation actuelle (les textes de Vadeboncœur sont clairs là-dessus), elle répond d’une logique qui n’est pas celle de l’adaptation et du système. Sans doute la Révolution a-t-elle permis tous cela, sans doute fut-elle, dans ses hésitations, ses paradoxes aussi bien que ses chimères, la cause de sa débâcle. Pourtant on ne peut la confondre avec ce qu’il en est advenu sans perdre de vue les mutations de l’utopie qui sous-tend les sociétés et l’éthique qui anime les individus. Relire la Révolution tranquille dans la rupture brutale qui l’interrompt en 1970, c’est saisir l’histoire de manière à continuer les luttes inachevées et reprendre les exigences de jadis. Car l’histoire ne nous est pas donnée comme une chose ou un fait. Elle nous est donnée comme un projet que chaque génération se doit de poursuivre. Qu’on le veuille ou non, en effet, nous sommes embarqués, mais encore faut-il, sur l’océan tumultueux de l’histoire, choisir son arche ou sa nef. Cette façon d’entrevoir la place de l’homme dans le présent en lui faisant revenir sur le passé d’où il est issu ne saurait être nostalgique qu’aux yeux de ceux qui inaugurent l’histoire avec leur naissance. « Toute évocation favorable du passé est systématiquement accueillie, aujourd’hui, [par les baby-boomers] par un ricanement de rigueur qui fait appel aux préjugés d’une société d’autant plus pseudo-progressistes qu’elle veut justifier le statu quo[18] ». Tentons malgré tout de refaire d’un certain passé parlant de charité et de justice l’inlassable exigence de notre avenir.
Jean-Philippe Warren*
NOTES
* Jean-Philippe Warren est étudiant au doctorat au Département de sociologie de l’Université de Montréal. Le présent article a été publié sous une forme abrégée dans les pages du Devoir, 25 et 26 mars 2000. L’auteur tient à remercier Gilles Gagné et Daniel Tanguay pour leurs justes commentaires.
[1] Gilles Paquet, Oublier la Révolution tranquille, Montréal, Liber, 1999.
[2] Marcel Fournier, « L’artiste en jeune homme et jeune femme », dans Déclics. Arts et société, Montréal, Fides, 1999, p. 90-115.
[3] Jocelyn Létourneau, « La Révolution tranquille, catégorie identitaire du Québec contemporain », dans Alain-G. Gagnon et Michel Sarra-Bournet (dir.), Duplessis. Entre la grande noirceur et la société libérale, Montréal, Québec- Amérique, 1997, p. 99.
[4] Jean-Luc Migué, Étatisme et déclin du Québec : bilan de la Révolution tranquille, Montréal, Editions varia, 1998.
[5] La Révolution tranquille désignant le passage du Canada français clérical au Québec étatique, il faut se refuser à la faire remonter, comme il se devrait selon un grille de lecture générationnelle, à l’immédiate après-guerre.
[6] Fernand Dumont, « L’âge du déracinement », Maintenant, décembre 1974, n° 141, p. 6. Les articles que signe Dumont au mitan des années 70 n’étaient pas le fruit d’une humeur passagère. Ne trouve-t-on pas dans Raisons communes une critique assez accablante des réformes des années 60? Le premier sous-chapitre du premier chapitre du livre s’intitule d’ailleurs : « Du rêve au désenchantement », ce qui est assez dire, il me semble.
[7] Fernand Dumont, « L’automne de la révolution tranquille », Maintenant, juin-septembre 1974, n° 137-138, p. 49.
[8] Pierre Vadeboncœur, Les deux royaumes, Montréal, L’Hexagone, 1978, p. 13.
[9] Du côté des fédéralistes surtout, ce qui s’explique aisément: ce furent de tous les moins radicaux. Il suffit de comparer par exemple Vadeboncœur et Pelletier, Trudeau et Dumont, Ryan et Rioux, pour s’en convaincre.
[10] Jacques Godbout, « Itinéraire d’un peuple libre », L’Actualité, janvier 2000, numéro spécial, p. 81-82.
[11] Après avoir souligné que la Révolution tranquille se survécut à elle-même pendant quelques années, Léon Dion en arrive à une conclusion semblable. « Son cours fut agité, dérouté peut-être en son principe même. » (La révolution déroutée (1960-1976), Montréal, Boréal, 1998, p. 13).
[12] François Ricard, La génération lyrique, Montréal, Boréal, 1992, p. 230.
[13] Fernand Dumont, « D’une révolution à une autre », Maintenant, 12 avril 1975, p. 10.
[14] Jean-Philippe Warren et E.-Martin Meunier, « L’horizon personnaliste de la Révolution tranquille », Société, été 1999, n° 20-21, p. 347-448.
[15] Léon Dion, Sommet de la jeunesse du Québec, cité par Ambroise Lafortune, Sur les chemins d’Ambroise, Montréal, Leméac, 1983, p. 340.
[16] Michel Freitag, Dialectique et société, t. 2, Montréal, Saint-Martin, 1986.
[17] À ce sujet, lire l’article de Daniel Tanguay, « Requiem pour un conflit générationnel », Argument, automne 1998, vol. I, n° 1, p. 58-80.
[18] Christopher Lasch, Le complexe de Narcisse. La nouvelle sensibilité américaine, Paris, Robert Laffont, 1981, p. 13.