Michel Dorais
Éloge de la diversité sexuelle
Montréal, V.L.B.,
coll. « Des hommes et des femmes en changement », 1999
Nous sommes aux prises avec le problème de l’amour, nous errons sur les chemins de l’amour. […] Jamais, du début à la fin, nous ne comprenons l’amour — toujours multidimensionnel, polyvalent et plein d’interrogation. C’est lui qui nous comprend.
Kostas Axelos, L’errance érotique
Depuis quelques années, la manifestation politique qui attire la plus grande foule dans les rues de Montréal n’est plus le défilé de la Saint-Jean-Baptiste, ni une marche de protestation contre la mondialisation ou contre une nouvelle stratégie du gouvernement fédéral, mais bien la parade Divers-Cité. Cette parade n’est que l’incarnation dans la rue d’une incroyable libéralisation des esprits et des mœurs à l’égard de l’homosexualité, libéralisation partagée aussi bien par les citoyens que par les politiciens du Canada, pays qui est d’ailleurs l’un des seuls à accepter les menaces liées à l’orientation sexuelle comme motif pour obtenir le statut de réfugié politique. Dans le même esprit de libéralisation, on a assisté en janvier 2001 à Toronto aux épousailles de deux couples homosexuels. Il est dès lors difficile d’imaginer que quelqu’un puisse se plaindre aujourd’hui contre des normes sexuelles qui seraient toujours trop restrictives, voire même oppressives.
Michel Dorais est pourtant inquiet. Ceci dit, il ne pense pas comme plusieurs que la diversité sexuelle à laquelle nous assistons soit néfaste tant moralement que psychologiquement. M. Dorais croit au contraire qu’au-delà d’une apparente libération, nous sommes encore « piégés » par une « logique binaire » qui réduit notre espace de liberté. Selon M. Dorais, il existe encore un véritable « apartheid sexuel » fonctionnant sur le mode de l’« exclusion » en vertu de la prémice selon laquelle chacun doit être de « nature » et d’« essence » féminine ou masculine, homosexuelle ou hétérosexuelle et que les ambiguïtés doivent être encore et toujours normalisées à coup de thérapies ou de législations. M. Dorais rappelle ainsi que si depuis le début des années 70 l’homosexualité n’est plus considérée chez l’adulte comme une maladie mentale, les signes que l’on croit annonciateurs d’homosexualité chez les enfants et les adolescents sont encore sources d’inquiétudes, de brimades et même possiblement d’intervention psychologique. C’est que si l’homosexualité est légale, pratiquement aucun parent n’envisage avec sérénité l’éventualité que son enfant puisse être homosexuel. Il s’agit bien d’une normalisation stéréotypée, les poupées ou les jeux de guerre servant encore aujourd’hui à identifier les comportements « normaux » et « anormaux ». Ainsi, selon l’influente American Psychiatric Association, « l’aversion envers les jeux brutaux » chez les garçons serait un de ces signes annonciateurs d’homosexualité qui nécessiterait une intervention psychologique pour « sauver » l’enfant.
Cette tendance à la normalisation sexuelle est extrêmement dangereuse, selon M. Dorais, lequel après des dizaines d’années de consultations et d’interventions psychosociales dans le domaine de la sexualité humaine et de recherches en sciences sociales sur le même sujet, veut, à travers son livre, « prendre parti pour une intégration de l’ambiguïté et de la pluralité des sexes, des genres et des érotismes » (p. 10). Il appelle de ses vœux une « nouvelle révolution sexuelle » qui verrait la victoire de l’« am-bisexualité ». Bref, M. Dorais est partisan de l’anarcho-sexualité. Mais avant d’être un plaidoyer, son ouvrage est également une étude attentive des façons dont se construisent les identités sexuelles et dont elles s’articulent sur la scène publique. Il rappelle ainsi que l’idée d’« hétérosexualité » évoquait d’abord l’obsession pour l’autre sexe et avait une connotation nettement péjorative. Quant à la notion d’« homosexualité », elle n’apparaît que vers 1870. C’est pour dire que nos identités sexuelles qui nous paraissent si naturelles et si intrinsèquement liées à notre essence individuelle s’inscrivent dans des modèles sociaux qui nous précèdent et qui se transforment selon les lieux et le temps. M. Dorais résume ainsi la situation :
Pour pousser plus loin l’idée choc de Simone de Beauvoir, on ne naît pas et on n’est pas homme ou femme, masculin ou féminin, homo ou hétéro : on le devient. […] Notre identité est le résultat d’une construction sociale de la réalité : on devient ce qu’on croit être à travers notre perception de nous-mêmes et à travers le regard des autres. L’identité est une fiction rendue vraisemblable par sa confirmation incessante. […] Notre identité est donc une co-construction à la fois personnelle et sociale. […] Les mots eux-mêmes que nous utilisons pour nous identifier sont très rarement de notre cru : ils obéissent à des conventions établies par l’Histoire et par l’usage. (p. 160)
D’un point de vue plus politique, M. Dorais, qui s’affirme « pro-féministe », regrette néanmoins que les mouvements militants féministes et homosexuels aient trop souvent maladroitement rétabli de nouvelles normes et de nouvelles exclusions. Pour nous aider à y voir clair et à trouver des solutions, M. Dorais dresse un portrait des diverses tendances au sein de la mouvance politique homosexuelle et féministe, distinguant les essentialistes, les victimaires, les libertaires, etc. Quant à lui, il tient à s’inscrire dans la mouvance « queer », un mot anglais qui signifie « bizarre » et qui renvoie dans les milieux politiques et académiques américains à la notion de polyphonie et de carnaval. Selon l’analyse « queer » qui fait de la « drag queen » son modèle, tous y gagneraient à vivre continuellement sur le mode du spectacle, adoptant selon le penchant du moment tel ou tel rôle psychologique et sexuel.
Au Québec, l’ouvrage de Michel Dorais s’inscrit dans la lignée des Limites de l’identité sexuelle, un ouvrage collectif paru sous la direction de Diane Lamoureux (Éditions du remue-ménage) et des recherches de la sociologue Colette St-Hilaire, qui sont tous à leur manière en porte- à-faux contre la vision binaire proposée par le très populaire livre Les hommes viennent de Mars, les femmes de Vénus. Pour discuter des thèses de Michel Dorais, nous avons convié Chantal Maillé et Michel Lemay à prendre la plume. Tous deux sont plutôt sympathiques à l’Éloge de la diversité sexuelle, mais ils soulignent que l’ouvrage de Michel Dorais n’est pas exempt de problèmes tant conceptuels que politiques, ce qui donne l’occasion à M. Dorais d’approfondir sa réflexion dans le texte qu’il signe en guise de réplique à C. Maillé et M. Lemay.
Francis Dupuis-Déri