À la fin du mois d’avril, 34 chefs d’État de l’hémisphère nord et sud du continent se réuniront à Québec à l’occasion du troisième Sommet des Amériques. L’objectif du sommet est de poursuivre les négociations commerciales visant la création de la ZLÉA, Zone de libre-échange des Amériques, entamées au Sommet de Santiago en 1998. Afin que nos dirigeants puissent débattre en toute quiétude les contours d’un accord commercial présenté comme pièce maîtresse d’un véritable projet de société pour les Amériques, un périmètre de sécurité a été érigé isolant le Sommet des manifestations publiques et de tout signe d’opposition. On permet tout de même la tenue, à l’extérieur du périmètre, d’un Sommet des peuples réunissant les délégués autoproclamés d’une « société civile » des Amériques. On y discutera les effets sociaux et environnementaux de la mondialisation et de la libéralisation, mais questionnera-t-on le cœur du projet de société que véhicule la ZLÉA?
1. THÉORIE ET PRATIQUE
Les quatre kilomètres de clôtures métalliques empilées actuellement dans un recoin des plaines d’Abraham rappellent bien le sens que l’on doit accorder à la ZLÉA. L’accord, comme la clôture qui sera érigée autour des lieux du Sommet de Québec, créera un espace de liberté de circulation et d’action pour la communauté des forces vives des Amériques, composée de ceux qui peuvent contribuer aux processus d’intégration économique : ministres, présidents et premiers ministres, hauts-fonctionnaires, gens d’affaires, industriels et financiers. Ensemble, isolés du reste de la population par une muraille de fer et un bataillon de 5000 policiers, cette communauté aura à forger une vision des Amériques. L’accord qui résultera de leurs efforts sera le reflet de ce processus : un accord structurant les interactions entre gens d’affaires et gouvernements afin de faire des Amériques un espace de liberté de circulation et d’action pour les investisseurs, un accord forçant les gouvernements à agir pour cette Amérique, plutôt qu’en fonction des intérêts des gens qu’ils sont sensés représenter. Mais, nous explique-t-on dans les divers documents et déclarations officielles de la ZLÉA[1], c’est seulement par la mise en place de cet espace « libéralisé » que nous pourrons créer les « conditions propices à une croissance économique capable de garantir le bien-être et la prospérité de l’ensemble des populations des Amériques tout en respectant l’environnement et les principes de la justice sociale ».
Dans ce qui suit, nous nous intéresserons à cet aspect central de la ZLÉA, c’est-à-dire au sens et à la nature d’un espace de pratiques économiques vecteurs d’intégration continentale, afin de comprendre le type d’américanité qui serait institutionnalisé par cet accord. Car tout comme son prédécesseur, feu l’AMI[2], la ZLÉA vise l’institutionnalisation d’un projet de société, et toute prise de position vis-à-vis de la ZLÉA et du processus d’intégration des Amériques doit se faire à partir d’une compréhension du projet de société sous-jacent à ce qui se présente comme un simple accord commercial. Pour bien saisir la nature de ce projet, il convient d’abord de présenter la conjoncture dans laquelle se déroulent ces négociations. Par delà le ton triomphaliste du discours officiel des protagonistes de la ZLÉA, nous montrerons que cette proposition d’accord répond en fait à une double crise, économique et politique, de l’État néolibéral dans les Amériques.
2. LE CONTEXTE : LA CONJONCTURE POLITICO-ÉCONOMIQUE DE LA ZLÉA EN DÉBAT
Dans cette première section nous tenterons d’offrir des éléments de réponse aux questions « pourquoi la ZLÉA? », « pourquoi maintenant? », en puisant nos éléments de réponse à même le discours des opposants et des protagonistes de la ZLÉA. Cela nous permettra non seulement de donner un avant-goût du débat qui entourera le Sommet de Québec au mois d’avril 2001, mais surtout de jeter un premier éclairage sur les enjeux sociopolitiques que pose cet événement.
La signification de la ZLÉA peut se comprendre dans la séquence des événements suivants : AMI, Seattle, Prague, Washington... et Québec. Bref la ZLÉA n’est qu’une des batailles politiques que livrent les forces de la mondialisation de la solidarité à la mondialisation du capital. Le Sommet de Québec comptera ainsi parmi ces évènements spectaculaires et hautement médiatisés où une coalition de mouvements sociaux traditionnels et des groupes d’action directe manifesteront leur désaccord et affronteront même les forces de l’ordre pour dénoncer la mondialisation économique et l’appui que lui donne la classe politique. Les différents éléments de cette coalition se montreront en revanche incapables de faire preuve de la même unité et cohérence que leurs adversaires « mondialisateurs » et ne tarderont guère à se diviser en deux camps à coup d’accusations publiques que les médias et organisateurs du Sommet de Québec se feront un plaisir d’amplifier.
Pour les « collaborateurs » (syndicats, ONG et mouvements sociaux institutionnalisés), il s’agit avant tout d’infléchir, par leur influence morale, un processus décisionnel auquel ils ne peuvent directement participer. Cet « ascendant moral », ces groupes se l’attribuent à eux-mêmes en se proclamant et en se faisant reconnaître par les États organisateurs du Sommet comme étant « la société civile » des Amériques. Une société civile qui par sa préoccupation des enjeux sociaux, communautaires et écologiques soulevés par le projet d’intégration économique, peut soit tenter d’imposer un contre-projet pour l’intégration des Amériques, soit se voir cantonnée à discuter les effets d’un processus qui lui échappe. Or, l’espoir de pouvoir « responsabiliser » les protagonistes de la ZLÉA quant aux effets de leur projet, s’arrime parfaitement avec la politique d’ouverture et de concertation des organisateurs du Sommet[3] qui veulent faire de la société civile un « partenaire junior » des négociations. « L’autre sommet », tenu à l’extérieur du périmètre de sécurité au nom des « peuples d’Amériques », risque ainsi de perdre son caractère contestataire pour devenir un exercice complémentaire et nécessaire à la légitimité du sommet officiel. Les autres contestataires de la mondialisation qui refusent de participer à « l’esprit de dialogue » que proposent les organisateurs de la ZLÉA deviennent ainsi les « saboteurs irresponsables » du processus. Pour eux, il faut arrêter à tout prix les négociations de la ZLÉA; proposer dans le contexte actuel des amendements aux processus d’intégration, c’est cautionner un accord commercial antidémocratique et néolibéral. Le Sommet de Québec, à la suite de la rencontre de l’OMC à Seattle, du G-10 à Prague, du FMI et de la Banque Mondiale à Washington, sera une occasion particulièrement spectaculaire pour publiciser un projet de société anticapitaliste, et ainsi consolider une gauche radicale que la lutte contre la mondialisation a rajeunie et dynamisée.
Ainsi, que l’on se place du point de vue de le société civile ou des groupes anticapitalistes, le Sommet de Québec apparaît comme un rendez-vous dans l’agenda d’une gauche anti-mondialisatrice dont la capacité de mobilisation et de visibilité publique semble dépendre de cette tenue régulière de sommets, réunions et conférences regroupant technocrates d’organisations internationales, dirigeants politiques et gens d’affaires. Une gauche capable d’infléchir le cours de ces événements « globaux » mais pour le moment incapable, au moins en Amérique du Nord, de s’enraciner significativement dans l’espace politique national.
Si l’on se penche maintenant du côté des organisateurs du Sommet de Québec, le discours officiel veut que la ZLÉA vienne coiffer et consolider un mouvement de démocratisation, de libéralisation et de modernisation qui traverse les Amériques depuis la fin des années 80. L’intégration continentale est la conséquence d’une convergence des régimes politiques et économiques des États vers la démocratie libérale et l’économie de marché. L’unité de ce mouvement peut se comprendre, à la lueur des discours et communiqués officiels associés à la ZLÉA, comme l’extension progressive du néolibéralisme économique à l’ensemble des États des Amériques :
Depuis notre réunion de Miami [1994], nous avons constaté dans les Amériques de réelles retombées économiques, du fait de la libéralisation des échanges commerciaux, d’une plus grande transparence des réglementations économiques, de l’adoption de judicieuses politiques économiques, axées sur l’économie de marché, ainsi que des efforts consentis par le secteur privé afin d’augmenter sa compétitivité. [...] Ces acquis sont attribuables en grande partie aux efforts soutenus et concertés accomplis par nos pays afin de promouvoir la prospérité par une plus grande intégration et une plus large ouverture de nos économies. (Déclaration de Santiago, 1998)
Dans ces discours officiels, l’intégration économique est présentée à la fois comme un vecteur devant permettre la consolidation de cette extension et comme le fondement sur lequel reposent ces « acquis » sociopolitiques. Le discours officiel répond donc à la question « pourquoi maintenant la ZLÉA? » en montrant cette convergence vers une forme homogène de l’État dans les Amériques. Cette convergence est à la fois la condition de possibilité d’une ZLÉA et le produit idéologique de la « vision des Amériques » qui se dégage du processus de négociation et de ses Sommets successifs. La ZLÉA est autant un puissant instrument idéologique qu’un traité de libre-échange.
Il existe, comme le soutient « la gauche », une continuité entre la ZLÉA, l’AMI, les négociations ratées de l’OMC à Seattle et les multiples réunions du FMI et de la Banque Mondiale sur l’ordre financier international. De plus, comme le veut le discours officiel, les Amériques sont mûres pour la ZLÉA, l’accord s’inscrivant en effet directement dans la transition de l’ensemble des États des Amériques vers le néolibéralisme. On peut pourtant constater que loin de couronner cette transition, la ZLÉA participe plutôt d’une vaste opération visant à limiter les dommages causés, surtout en Amérique du Sud, par une libéralisation accélérée du système économique. Une série de crises économiques et sociales ont en effet frappé de plein fouet la plupart des États de l’Amérique du Sud à la fin des années 90 et ces crises sont directement le résultat de la libéralisation des marchés financiers entreprise au cours des deux dernières décennies. Il faut éviter, du point de vue du capital financier, que ces crises minent la diffusion et la consolidation du régime libéralisé actuel ainsi que des politiques économiques et monétaires qui le soutiennent et le rendent possible. La ZLÉA, à la fois comme accord et comme processus, contribue à contrôler le spectre des réponses politiques possibles à ces crises et constitue ainsi un complément apprécié au travail idéologique et politique plus formel entrepris sur ces questions par le G-10, le FMI et la Banque Mondiale. C’est du moins ce qui se dégage de plusieurs déclarations officielles des réunions ministérielles de la ZLÉA. Par exemple, quelques mois après la diffusion de la crise asiatique aux économies de l’Amérique du Sud (notamment à l’Argentine et au Brésil), on a pu déclarer avec satisfaction que :
Malgré les nombreux défis auxquels ont fait face les économies régionales depuis notre dernière réunion, notamment les crises financières, les ralentissements de l’économie et les catastrophes naturelles dans un certain nombre de pays, nous sommes heureux que les mouvements en matière de commerce et d’investissements dans notre hémisphère se soient maintenus. Nous sommes convaincus que l’engagement de nos pays envers l’ouverture des économies, envers les principes basés sur l’économie de marché et envers des systèmes d’échange fondés sur des règles acceptées de tous contribuera à un redressement rapide et à la croissance dans les économies les plus touchées. (Extrait de la Déclaration des ministres, Cinquième réunion ministérielle, Toronto, 1999)
La ZLÉA est aussi issue d’une autre crise, celle résultant des tentatives bâclées d’instaurer un régime de libre-échange soit par l’entremise de l’OMC ou de l’AMI. Cette filiation entre la ZLÉA, les négociations ratées de l’OMC à Seattle et l’AMI, est importante pour l’analyse qui va suivre. Tout comme l’AMI et les négociations à l’OMC, la ZLÉA se présente avant tout comme un accord commercial visant à créer une zone de libre-échange par le biais d’initiatives de libéralisation dans un ensemble de domaines économiques. Or, comme dans le cas de l’AMI, il est impossible de connaître actuellement la nature précise de l’accord puisque le contenu exact des négociations est tenu secret. Tout porte à croire que la ZLÉA se présentera comme une extension et un approfondissement de l’accord de libre-échange de l’Amérique du Nord, l’ALÉNA[4]; en ce sens aussi, la ZLÉA ressemble étrangement à l’AMI. Mais la ZLÉA a l’avantage, contrairement à l’AMI et aux négociations à l’OMC, de se négocier entre « partenaires » inégaux et dominés par les États-Unis. Les risques de dissension, voire de rupture, au sein du processus, qui ont miné les négociations de l’AMI et celles de l’OMC à Seattle, sont plutôt faibles. Il y a donc de fortes chances que le régime de libre-échange que les États-Unis ont tenté d’imposer sans succès aux pays de l’OCDE et ensuite aux participants de la ronde de Seattle, voit le jour dans les Amériques par le biais de la ZLÉA. Il pourra ensuite, à titre de régime exemplaire, être étendu dans les autres parties du globe. En ce sens, l’échec de la ZLÉA serait aux yeux de tous, incluant de ses protagonistes les plus fervents, l’échec final du projet d’intégration économique contenu dans l’AMI et de sa vision des rapports entre l’économie, la société et l’État. Nous voyons qu’encore une fois, la ZLÉA vient colmater une brèche plutôt que couronner un succès : cette fois-ci, elle doit permettre aux États-Unis de gagner la course au modèle d’intégration économique exemplaire, contre, entre autres, l’Union Européenne et son modèle d’intégration monétaire d’emblée politique.
3. LE CONTENU : SI VOUS AVEZ AIMÉ L’AMI, VOUS ALLEZ ADORER LA ZLÉA
Qu’en est-il du contenu de l’accord de la ZLÉA comme tel? Difficile de répondre à cette question, puisque jusqu’à ce jour, aucun des documents de négociation n’a été diffusé publiquement et qu’aucune délégation nationale n’a « accidentellement » provoqué une fuite de documents, comme ce fut le cas lors des négociations de l’AMI. Mais, à partir des documents disponibles et des intentions partagées publiquement par les protagonistes de l’accord, nous pouvons tout de même dégager l’essentiel de ce que sera l’accord de la ZLÉA pour les fins de notre analyse. On retrouve actuellement neuf groupes de négociation préparant les principaux aspects de la ZLÉA[5]. L’accord couvrira un large spectre des pratiques économiques contemporaines et viserait dans tout ces champ la déréglementation et l’unification panaméricaine des normes de traitements des acteurs économiques, peu importe leur nationalité. Le tout ressemble étroitement à l’AMI et le discours qui entoure et tente de légitimer l’accord est le même; en fait, tout porte à croire que nous sommes devant une nouvelle version de l’Accord multilatéral sur les investissements[6]. Ce qui n’est guère surprenant, puisque l’AMI s’inspirait lui-même de l’ALÉNA, régime de libre-échange que prétend étendre la ZLÉA.
Nous devons maintenant nous pencher sur ce que serait la ZLÉA, c’est-à-dire sur la nature et la signification de l’espace de pratiques économiques qu’instituerait l’accord. Plutôt que d’explorer les multiples conséquences sociales, environnementales et politiques de l’ensemble des dispositions de l’accord qui créerait la ZLÉA, nous allons tenter de cerner de manière synthétique le cœur des innovations structurantes que celui-ci mettrait en place[7]. Cela nous permettra de dégager le projet de société, la vision, qui découlerait de l’institutionnalisation d’une telle « zone » dans les Amériques. Nous nous pencherons successivement sur trois formes institutionnelles de l’économie : l’investisseur, le marché et le tribunal, formes constitutives de l’espace de pratique qui résulterait de la création de la « Zone » ZLÉA. Ces trois figures constituent respectivement le sujet, la médiation et le tiers-garant de cet espace de pratique sociale qui sera institué pour « intégrer » les Amériques[8]. Nous tenterons de montrer comment ces figures définissent la nature et la direction du processus d’intégration économique qui résulterait de la ZLÉA.
L’investisseur
Commençons par le sujet institué par et pour cet espace qu’est la Zone de libre-échange. Pour ce faire, nous allons nous inspirer des dispositions prévues dans le chapitre 11 de l’ALÉNA et des récentes évolutions de la définition juridique d’investissement dans les jugements prononcés par les tribunaux d’arbitrage de l’ALÉNA[9]. Par « sujet », nous entendons celui qui, en vertu de l’accord, se verra accorder de nouveaux droits. Sera porteur de droits dans la Zone, l’investisseur, qui se définit tout simplement comme une personne qui détient un droit sur un investissement. Soulevons tout de suite deux malentendus possibles. Par « personne », il est entendu le sujet du « common law », donc la personne morale, ce qui inclut bien sûr l’ensemble des multinationales capitalistes reconnues juridiquement comme corporations, sociétés anonymes et compagnies. General Motors est une personne, l’Église conservatrice baptiste du Texas est une personne[10] et, bien sûr, un individu particulier est aussi une personne au sens juridique. Étant donné que toutes ces personnes sont égales devant la loi, chacune est potentiellement un investisseur porteur de droits dans la Zone. Par « investissement », il est entendu tout droit sur un actif, « actif » étant compris dans son acception la plus large comme une plus-value anticipée ou anticipable sur laquelle j’ai un droit. Une usine est évidemment un investissement, mais l’est aussi une action cotée en bourse, une obligation ou tout autre titre financier : un prêt, l’intérêt sur une créance, un brevet, un contrat de sous-traitance, un bail, une entente de partage de profit. Bref, comme on a pu dire à propos de l’AMI, est un investissement toute activité économique que pourrait entreprendre une entreprise multinationale ou un spéculateur financier. Une telle définition du sujet de la Zone vise à instituer une nouvelle représentation du sujet économique. Ce nouveau sujet transcende les barrières et limites héritées de la période de l’État-providence et du système de Bretton Woods entre industrie et commerce, entre investissements financiers et investissements réels, entre secteur bancaire et secteur financier. En somme, toutes les catégories d’acteurs économiques se trouvent dissoutes dans le sujet de cette nouvelle économie, l’investisseur; et de même, les multiples figures de l’activité économique, le commerce, la production industrielle, la finance à long et à court terme, la spéculation, l’immobilier, deviennent tous des actes d’investissements. Dans la ZLÉA, les « personnes » ont un droit inaliénable à recevoir les bénéfices anticipés de leurs « investissements », première figure instituée par l’accord.
Le marché
La Zone de libre-échange sera un vaste marché panaméricain; qu’est-ce à dire? Une première définition, la plus superficielle, veut que les « sujets » provenant d’un État autre que celui dans lequel ils souhaitent investir, ne peuvent faire l’objet d’un traitement différent de celui dont font l’objet les investisseurs « nationaux ». Pas de mesures discriminatoires pour les étrangers : dans le jargon de tels accords, c’est le principe du traitement national. Cela n’implique pas, par contre, que l’on ne puisse pas discriminer en faveur d’investisseurs étrangers et leur accorder des privilèges (des exemptions fiscales, par exemple) que l’on n’accorde pas aux nationaux[11]. Pas non plus de discrimination envers les étrangers : c’est le principe de la généralisation de la clause de la nation la plus favorisée. Pas de conditionnalité à l’investissement non plus, interdiction de quota de contenu national, de taux d’emploi créés par volume d’investissement ou de bénéfices ou de réinvestissement obligatoire d’une certaine partie des profits générés sur place. Les économies nationales de l’hémisphère nord et sud de l’Amérique seraient intégrées en un vaste marché unifié.
Mais plus fondamentalement, l’espace de la ZLÉA doit être un espace où domine la régulation marchande. Les échanges contractuels entre acteurs privés (les personnes dont il a été question plus haut) doivent être les pratiques structurantes dans la Zone. La figure du marché qui serait instituée dans la ZLÉA se précise : c’est en fait l’institutionnalisation de la régulation marchande (les échanges contractuels entre personnes privées) par-dessus et contre les autres formes de régulation économique, associatives, syndicales et surtout publiques. Cela signifie un transfert massif des activités économiques publiques vers le secteur privé; c’est là l’enjeu des négociations dans le secteur des services et de l’accès aux ressources naturelles. Mais cela signifie aussi le bouleversement des secteurs d’activités hybrides, c’est-à-dire ces secteurs où il existe un enchevêtrement de régulations privées, marchandes et publiques : par exemple, les secteurs de l’énergie et de l’agriculture. Les formes publiques de régulation économique ne sont certes pas appelées à disparaître, mais elles devront être assujetties à la réalisation des finalités propres à la sphère des régulations marchandes. L’intégration des économies nationales dans un vaste marché unifié prendra alors un sens nouveau : ce sera l’intégration d’économies mixtes, structurées par un héritage historique de régulations institutionnelles complexes et diversifiées dans une Zone dominée et structurée par les seules régulations marchandes, comprises comme échanges contractuels entre personnes privées, seule forme de pratique économique légitime dans ce nouvel espace.
La Zone incorpore et transcende à la fois une multiplicité d’États ; elle serait un lieu où les droits des acteurs économiques, les investisseurs, seraient homogènes et où on aurait reconnu juridiquement[12] la primauté de leurs finalités et de leurs pratiques sur les régulations non marchandes. Il manque à cet espace l’instauration d’une autorité capable d’assurer la reconnaissance de ces droits, de garantir l’intégrité de l’espace institué (le marché) et de déterminer s’il doit y avoir réparation en cas d’atteinte aux droits des investisseurs. C’est la fonction de la troisième figure institutionnelle au cœur de la ZLÉA. C’est un peu abusif de parler de tribunal ; il vaut mieux emprunter le vocabulaire technique des négociateurs et parler de « mécanisme de règlements de différends ». Si l’on se fie encore une fois à l’expérience de l’ALÉNA, ce mécanisme vise en premier lieu à permettre aux investisseurs de se « défendre » des États. Dans l’esprit de l’accord, l’atteinte aux droits des investisseurs peut se présenter de plusieurs manières — les diverses formes de pratiques discriminatoires dont nous avons parlé plus haut —, mais elle peut aussi prendre la forme d’un refus de l’État de libéraliser ou de déréglementer un secteur ou un type de service et, par le fait même, d’interdire une forme d’investissement à un acteur économique privé. Mais, la forme la plus pernicieuse de « défense des droits » des investisseurs est celle visant à protéger un investissement de la « quasi-expropriation ». Selon les analyses de Rémi Bachand, la « quasi-expropriation » est un concept juridique assez récent qui participe d’une révolution néolibérale du droit de propriété capitaliste. Elle vise à protéger les investisseurs de toutes mesures publiques qui « priveraient » un investisseur de la jouissance de son investissement « comme s’il avait été » exproprié. L’effectivité juridique du concept de quasi-expropriation dépend en grande partie de l’extension du droit de propriété, cette extension, comme nous l’avons montré plus haut, découle de la redéfinition du concept d’investissement contenu dans ces accords. Serait ainsi une quasi-expropriation potentielle, toute loi, tout règlement ou toute décision publique, qui s’interposerait entre un acteur économique de la Zone et la réalisation des bénéfices qui devraient découler d’un acte d’investissement. Bref, tout pratique étatique pourrait être l’occasion d’un procès devant le tribunal de la ZLÉA; cette menace constitue en elle-même un puissant instrument coercitif aux mains des personnes-investisseurs. La quasi-expropriation, les principes de primauté des régulations marchandes et de non-discrimination sont autant d’outils par lesquels les « sujets » de la Zone pourront non seulement conserver l’autonomie de leur espace, mais par le biais d’un processus de « judiciarisation rampante », étendre leur emprise sur les sociétés des Amériques par la dépolitisation des questions économiques, écologiques et sociales qui deviendront de simples « différends commerciaux ».
4. LA ZLÉA ET LE SOMMET DE QUÉBEC, UN BILAN
La ZLÉA n’a pas pour but l’interpénétration des économies des Amériques les unes dans les autres, interpénétration qui permettrait à terme, peut-être, l’émergence d’un ensemble économique plus vaste et plus riche, traversé de contradictions et de conflits, donc de politique. Elle vise la création d’un nouvel espace a-politique, que nous avons malicieusement intitulé « la Zone ». Les structures juridiques et les dispositions organisationnelles qui accompagneraient la création de cet espace ont pour unique finalité la dépolitisation des enjeux et conflits que pose le développement économique. Appeler un tel processus « intégration » est déjà un leurre, puisque des pans entiers de la réalité institutionnelle des économies nationales des Amériques seront non seulement exclus de la Zone, mais seront assujettis politiquement et économiquement à sa dynamique financiarisée. En effet, il n’y pas de place pour les figures concrètes de l’économie politique dans la Zone qui s’érigerait par-dessus les États des Amériques. Il n’y aurait ni producteurs, ni consommateurs, ni travailleurs, ni commerçants, ni paysans, ni artisans, il n’y aurait que la figure de l’acteur financier, l’« investisseur apatride ». Cette figure correspond à l’image de soi que se sont construites les corporations multinationales pendant les trente dernières années; c’est-à-dire pendant l’offensive idéologique néolibérale contre la politisation du développement économique par l’État-providence. Elles se sont reconstruit une identité économique comme somme d’actifs à valoriser, entreprise assujettie à la valeur actionnariale et à la tyrannie de la cote boursière et ainsi elles participent à la dissolution de l’économie politique dans la finance. C’est pour cette entreprise financiarisée que serait créée la Zone. Ce serait son Amérique qu’institutionnaliserait la ZLÉA, à moins que la gauche réussisse à convaincre les acteurs politiques qu’un autre projet est possible ou qu’elle réussisse tout simplement à saboter les négociations.
Un dernier mot à ce sujet. La seule emprise que possède la gauche sur ce processus d’intégration est la politisation et la publicisation des enjeux et du projet de société implicite à une ZLÉA. Si le sabotage est, certes, à court terme la plus efficace des solutions, elle ne fait que repousser et transformer le problème que pose l’intégration économique néolibérale. D’un autre côté, une stratégie de dialogue entre « Sommet du Capital» et « Contre-Sommet du Social», un projet de moralisation de la ZLÉA par l’inclusion de droits sociaux et écologiques dans un éventuel accord, risque de laisser intacte sa structure profonde visant la création d’une Zone complètement à l’abri des « droits » ainsi acquis. Nous croyons donc que le défi le plus important qui confronte actuellement la gauche dans sa lutte contre la ZLÉA est de traduire son opposition à la mondialisation et sa capacité de mobilisation pour une société plus juste et égalitaire de l’espace global des Sommets à l’espace politique national. Nous croyons que c’est seulement depuis ce terrain qu’un processus durable et significatif d’opposition à la mondialisation et de développement d’un projet social d’intégration économique et politique des Amériques sera possible et crédible.
Éric Pineault*
NOTES
* Éric Pineault est étudiant au doctorat cotutelle en Économie des Institutions à l’ÉHESS (Paris) et en sociologie à l’UQÀM. Il est de plus assistant de recherche au Groupe de recherche en analyse du discours politique (GRADiP), de l’UQÀM.
[1] Ceux-ci sont disponibles en ligne aux sites suivants : www.ftaa-alca.org, www.americascanada.org/about/menu-f.asp, www.dfait-maeci.gc.ca/tna-nac/ftaa_background2-f.asp. Les propos qui suivent s’inspirent du troisième paragraphe de la déclaration de Santiago de 1998.
[2] L’AMI est l’Accord multilatéral sur les investissements, préparé sous les auspices de l’OCDE entre 1988 et 1998, où le projet d’accord fut définitivement abandonné. C’est au même moment que le processus de négociation de la ZLÉA prit véritablement son envol lors du Sommet de Santiago en 1998. Simple coïncidence ?
[3] « Nous avons établi le Comité des représentants gouvernementaux sur la participation de la société civile qui devrait servir de mécanisme permettant d’honorer cet engagement, et nous accueillons le rapport qui présente toutes les opinions de particuliers et d’organisations de l’hémisphère reçues par le Comité. » (Extrait de la Déclaration des ministres, Cinquième réunion ministérielle, Toronto, 1999)
[4] Sur le rapport entre l’ALÉNA et la ZLÉA, voir les excellentes analyses produites par les chercheurs du Groupe de recherche sur l’intégration continentale de l’UQÀM (GRIC) au site suivant : www.unites.uqam.ca/gric/index.htm. Nous nous inspirons ici du texte de Dorval Brunelle, « Démocratie et privatisation dans les Amériques : de l’ALÉNA à la ZLÉA, en passant par l’ACI », disponible sur ce site.
[5] Soit : l’Accès aux marchés; l’Investissement; les Services; les Marchés Publics; les Règlements des Différends; l’Agriculture; les Droits de propriété intellectuelle; les Subventions, Droits Antidumping et Droits Compensateurs; la Politique de la Concurrence.
[6] Celui qui ose fouiner un peu dans les différents documents de travail peu même retrouver le squelette des différentes sections et dispositions de l’AMI. En effet, un de ces documents comporte les grandes lignes d’un questionnaire sur les politiques en matière d’investissement étranger envoyé aux différents États des Amériques. Ce questionnaire est une copie directe de la table des matières des différents articles de l’AMI (dans le même ordre d’ailleurs) : l’inspiration est claire. Le document en question s’intitule : « Foreign Investment Regimes in the Americas: A Comparative Study » et il est disponible au site suivant : www.alca-ftaa.iadb.org/eng/invest/PREFACE.HTM#LEG.
[7] Nous adoptons ici une stratégie analogue à celle que nous avons utilisée pour comprendre l’AMI dans des travaux antérieurs.
[8] Ce sont les mêmes figures, à peu de chose près, qui émergeaient de l’analyse critique de l’AMI. Pour une analyse plus complète je me permet de renvoyer le lecteur à l’ouvrage suivant : Michel Freitag et Éric Pineault (dir.), Le monde enchainé. Perspectives critiques sur l’AMI et la globalisation, Montréal, Nota Bene, 1999.
[9] Nous nous basons ici sur les analyses effectuées par le juriste Rémi Bachand dans « Les poursuites intentées en vertu du chapitre 11 de l’ALÉNA : quelles leçons en tirer? », disponible sur le site du GRIC : www.unites.uqam.ca/gric/gric-00-13_menu.htm.
[10] Cette personne risque d’ailleurs, dans les années à venir, de jouer un rôle politique de grande importance, puisque son premier pasteur est un des conseillers politiques les plus écoutés par le Président Bush. C’est lui l’inventeur du « compassionate conservatism », slogan de la campagne présidentielle républicaine, dont l’un des objectifs est la cession de la gestion de programmes sociaux à des groupes religieux néoconservateurs sans but lucratif. Avec la ZLÉA, le virage ambulatoire pourrait prendre tout un nouveau sens : comment, en effet, empêcher l’ouverture d’un « Conservative christian service for the sick, elderly and disabled », par des investisseurs du Texas?
[11] Les multinationales contournent facilement ce problème par un usage raisonné de la filiale étrangère; pour les PME, c’est un autre question.
[12] Ce, même si nominalement on continue à parler du respect de l’environnement, des travailleurs, des pauvres, des handicapés, des minorités de toutes sortes, etc. On en parle dans les déclarations publiques, mais ils sont absents des textes juridiques.