Philippe Muray est écricain. Il a publié On ferme, Exorcismes spirituels I et II, Après l’Histoire I et II, aux Belles Lettres, et Le XIXe siècle à travers les âges chez Gallimard dans la collection « Tel ».
Immédiatement : Vous prétendez que l’Histoire est finie. Pourtant, on peut soutenir que tant qu’il y a de l’humain, il y a du conflit, de la division. Je suis là, vous êtes là, il y a vos lecteurs… Cela ne signifie-t-il pas que l’Histoire continue ? Et n’êtes-vous pas en train de jeter le bébé de la bagarre idéologique avec l’eau du bain festif ?
PM : La question est de savoir s'il y a encore de l'humain. Les militants qui militent avant de se demander quel est le contenu même de la réalité qu'ils attaquent ou qu'ils veulent changer témoignent de leur croyance touchante dans un monde qui serait éternel et dans une humanité qui, grosso modo, n'aurait jamais subi de modification fondamentale. Ils mettent la charrue de l'activisme-réflexe avant les bœufs de l'analyse. Ils supposent connu quelque chose qui n'a même pas encore de nom. La « bagarre idéologique » implique que l'on sait qui est l'adversaire. Mon hypothèse est tout à fait inverse. Elle part de l'idée que nous nous trouvons aujourd'hui, et à peu près dans tous les domaines, dans l'inconnu le plus total. Le mode de production festiviste façonne à toute allure une nouvelle humanité. Le monde humain dans lequel je vis à l'instant même n'a rien à voir avec celui dans lequel je suis né. La plupart de ses attitudes relèvent de l'inédit le plus fascinant. Elles auraient été impossibles il y a quinze ans, et encore davantage il y a cinquante ans.
Pouvez-vous, pour ceux qui n’ont pas eu encore le bonheur de vous lire, indiquer les signes les plus saillants de la mutation ?
PM : On n'aurait jamais vu, auparavant, des quinquagénaires à cheveux gris et à trottinettes, des trentenaires sur des roulettes, ni des « invasions culturelles » à répétition de rues ou de villages. On n'aurait jamais vu des patelins perdus essayer de survivre en créant des « festivals de l'épouvantail » ou du « pois chiche ». On n'aurait jamais vu un pique-nique de 14 juillet raconté dans la langue idyllique des contes de fées. On n'aurait jamais vu un match de football devenir une date dans l'histoire de l'humanité et, par la bouche du gouverneur de la Banque de France, décrit comme devant avoir de merveilleuses « conséquences sur l'économie et sur la confiance des ménage ». On n'aurait jamais vu l'humour, ce propre de l'humain, disparaître à ce point que l'on peut faire sans s'étouffer de rire l'éloge d'une « Fête des chemins » en tant que « transposition du théâtre de rue à la campagne ». On n'aurait jamais vu, dans le même temps, la police sanitaire de Bruxelles frigorifier la vie quotidienne de A à Z et imposer dans tous les domaines la morbide théologie du principe de précaution. On n'aurait jamais vu l'ancien ordre céder si facilement, Rome s'écraser devant la Gay Pride, la Préfecture de police devant la Roller Pride, et le Conseil d'État créer une affaire Baise-moi, du nom du film haineux de Virginie Despentes, romancière phallophobe, en transformant ce qui n'était au départ qu'une œuvre de ressentiment en film pornographique, donc audacieux, et désormais persécuté, tout en reconnaissant que ce film est bon puisque son sujet est la dénonciation « de la violence faite aux femmes par la société », alors que c'est ce stéréotype qui constitue l'essence même de la pornographie d'aujourd'hui et mériterait d'être ixé.
Plus de mal, donc plus de bien ? Disparition du péché originel, c’est bien cela ? Fin du sacré, tout le monde descend ?
PM : Le monde qui commence est celui où tout ce qui restait de raison ne mène des batailles d'arrière-garde, d'ailleurs vite perdues, que pour renforcer a contrario le nouvel ordre, qui est essentiellement festif, et dont l'arrogance juvénophile a de plus en plus le visage de l'ancien fascisme qui était, on l’oublie trop souvent, un culte du nouveau, du moderne, de la jeunesse. Voilà la mutation. Elle a tous les caractères d'un bouleversement ontologique complet. D'où aussi la légitimité des plus radicaux à réclamer l'application des droits de l'homme aux grands singes. Ensuite, on pourra demander l'application des droits des singes à ce qui ne s'appellera plus l'homme. La collection des monstruosités intellectuelles ou factuelles de notre époque est infinie. Elle témoigne, pour le moins, d'un effondrement complet de l'esprit critique. Elle indique un glissement des populations vers l'onirisme, et une prise de pouvoir du principe de plaisir. La tendance générale est de travailler à annuler toutes les séparations — cruelles, en effet, mais aussi considérées jusque-là comme structurantes — qui ouvraient au monde adulte. Il s'agit, même si personne n'en a vraiment conscience, de retrouver l'état indifférencié d'avant la « Chute » biblique. Il s'agit donc d'effacer l'histoire humaine, au moins l'histoire judéo-chrétienne. Dans un sens, l’époque qui commence représente la plus grande attaque jamais vue contre le fonds culturel juif de l’Occident. Le conflit, la division supposaient une tension dialectique entre principe de plaisir et principe de réalité. Avec ce que j'appelle la festivisation générale de la vie, c'est cette tension qui est en train de disparaître.
Allez donc demander aux Serbes ou aux Albanais, aux Rwandais, aux gamins des banlieues, si la tension a disparu !
PM : Bien sûr, elle ne s'évanouit pas entièrement. Il y aura toujours des soulèvements, des drames, des banlieues convulsives, des révoltes sanglantes, du chaos. Mais ces phénomènes ne peuvent que faire désirer encore davantage l'avènement du régime festiviste et justifier ce qu'on peut appeler la muséification progressive de la vie, à l'image des centres-villes muséifiés, aseptisés, où rien ne subsiste plus de la vie vivante, confuse, souvent atroce ou sinistre, d'autrefois. Dans tout cela, si l'Histoire existe encore, ce n'est qu'à la façon d'un membre après une amputation. L'Histoire continue à élancer tout le monde, comme un membre fantôme par temps humide. On peut en dire autant de la réalité. Pour « se bagarrer idéologiquement », comme vous dites, je crois qu'il faut d'abord connaître cet état des lieux. C'est ça que j'ai essayé de faire, dans Après l'Histoire : un état des lieux. Mon projet n'était pas militant. J'ai néanmoins indiqué une première forme d'action qui me paraît urgente, consistant à se lancer à l'assaut des citadelles de la subversion encouragée. J'ai dit aussi que c’est la première fois, depuis que l'humanité existe, que les plus noirs imposteurs sont ceux qui tiennent le langage de la rébellion. Tant que les conséquences de cette remarque n'auront pas été tirées, on sera dans la rébellion de routine et dans l'aveuglement.
À moins d’adopter l’issue proposée par Houellebecq : le recalibrage génétique de l’espèce humaine ?
PM : Il me semble, d’une certaine façon, que Houellebecq est encore très optimiste. La manière qu'on a eue de s'obnubiler sur la conclusion « utopique » de son roman, à base de révolution biotechnologique, est intéressante. Elle indique que l'humanité ne se rend même pas compte que sa propre métamorphose a déjà eu lieu et que la biotechnologie ne sera que la cerise sur le gâteau d’une catastrophe déjà accomplie. Là aussi, on n'attire le regard sur des gadgets que pour ne pas voir et laisser voir l'essentiel. Pourquoi faudrait-il parier sur la génétique, le clonage, un eugénisme « positif » pour en finir avec la misère sexuelle de l'espèce humaine traditionnelle, et en terminer avec les égoïsmes de l’individu, la compétition sexuelle en système libéral ? Le problème, à mon avis, est en cours accéléré de résolution : plutôt que l’élimination du sexe masculin, ou une espèce d’androgynie — d’angélogénie — techniquement assistée, on observe déjà le retour du genre humain à l’animalité, et pas uniquement sur le plan sexuel, sur celui du langage d'abord. Pourquoi faire l’ange quand on peut refaire la bête ? L’espèce animale est une espèce réconciliée — elle ne s’est, à vrai dire, jamais fâchée avec personne puisqu’elle n’avait pas de langage pour le faire. Chez l’animal, le désir n’est que périodique — lié à la reproduction, etc. Ce qui est arrivé avec les humains, à cause de la rivalité mimétique comme dirait René Girard, c’est que le désir est devenu permanent; d’où d’autres rivalités, elles-mêmes permanentes, dont l’intensité constitue, en fait, le fond de l’Histoire; d'où le processus de l’hominisation, le passage de la Nature à la Culture.
Insinueriez-vous que l’espèce humaine est en train de retourner vers l’animalité, suivant un processus darwiniste inversé ?
PM : Oui, on peut très bien envisager l'émergence d'une humanité techniquement réformée, réanimalisée, déshominisée, où le désir ne sera plus, comme chez les bêtes, que périodique et utilitaire, et où n’entrera plus que minimalement, dans les luttes sexuelles, la question du prestige — liée aux temps historiques. Ainsi sera résolue toute cette affaire. Fin du corps sexué. Fin de l’Histoire. Fin des contradictions. Fin des conflits. Fin de la distinction entre animal et humain. Retour de la Culture au bercail de la Nature. Fin du roman. Fin, en douceur, des hasards de la séduction. Bien des gens s’emploient actuellement à nous rapprocher de cet idéal. Ces bons apôtres n'ont pas besoin de la science : il leur suffit de réclamer l'abolition de la différence abusive des sexes, génératrice d'injustices et de positions de pouvoir, au nom de l'égalité; qui oserait se dire contre ?
Vous ne réussirez pas à me désespérer ! Votre succès est bien la preuve que des hommes de l’ancien monde continuent à désapprouver, à refuser, à dynamiter…
PM : Mais vous voyez bien que c’est l’homme moderne qui modèle ce monde. Et ce qui le distingue de l’homme ancien c’est que, pour la première fois, il met tout le passé en examen. Il arrête l’Histoire, à tous les sens du terme. Depuis la Shoah, et c'est compréhensible, on passe les menottes à l’Histoire. Bien entendu, on a toujours noirci les périodes antérieures. Le romantisme a noirci la Renaissance, la République a noirci l’Ancien Régime. Mais nous sommes la première génération qui a entrepris d’inculper l’Histoire dans son principe même; tout en affirmant que l'Histoire continue. C'est assez curieux. Pour la première fois, la coexistence du Mal et du Bien, une autre des définitions de la vie historique, semble devenue impossible. Comme je suis très vieux, je me souviens du village où j'ai passé mon enfance : la guerre avait eu lieu, l'épuration aussi, quelques personnes avaient été fusillées, et puis l'existence avait repris son cours. C'étaient les années cinquante. On voyait encore partout les traces de l’Histoire conflictuelle. D’anciens collabos croisaient dans les rues d’anciens résistants. Les bons et les méchants vivaient ensemble. Parce que la vie, c'est ça. C'est quelque chose qui continue. Et c'est ce quelque chose qui continue, avec son mélange de bons et de méchants, qui est aujourd'hui arrêté.
Et Shakespeare, et Proust, et Sade, et Céline ? Et Balzac qui vous observe en train de travailler ?
PM : Bien sûr, tous ces écrivains empêchent d’enterrer totalement l’Histoire. Ils sont même le témoignage presque unique qu'elle a existé, et qu'elle a existé d'une façon non abstraite, dans la chair même des êtres — des personnages. Mais beaucoup de leurs livres seraient impubliables aujourd’hui. Depuis que l'Histoire n'existe plus, la littérature a subi une redéfinition complète : elle doit contribuer à la consolidation des valeurs de citoyenneté, de convivialité, de parité et de fraternité. Ce qui signifie que Hugo, Beaumarchais ou Rousseau passent triomphalement l'examen, mais quid de Balzac, qui prétendait écrire à la lumière des « flambeaux » fort peu conviviaux et républicains de la monarchie et du catholicisme ? Quid de Sade, que les tabloïds désigneraient au lynchage populaire comme maniaque sexuel de première classe ? Quid de Bataille, qui liait la littérature au Mal sans solution de continuité ? Quid de presque tout le monde ? De presque tous ceux qui sont intéressants ? Concernant Céline, évidemment, c'est encore pire. Ma conviction est qu'on finira, si le projet global de purification éthique se poursuit, par le virer des bibliothèques. Tout simplement parce que le but officiel de la littérature n'est plus de refléter les contradictions de l’être humain, et encore moins ses horreurs plus ou moins intimes, mais de célébrer un néo-humain délivré de la contradiction, heureux d'être ensemble. La littérature idéale de demain devra s'adapter à ces perspectives hyper festives. On aura des écrivains combattants, militants pour le Bien citoyen, un peu comme dans la Russie soviétique, ou comme quand l’Église avait encore une emprise et qu'elle suscitait tout un tas de romans édifiants. Dans ce monde qui opère un tri implacable entre bons et méchants, la littérature est sommée de concourir au bien de l’homme. C'est la défaite des Lumières, qui avaient ridiculisé cette ambition totalitaire. Mais il n'y a plus de Lumières. Justement, ne faut-il pas tenter de revenir aux Lumières, proclamer le divorce de l’idée de progrès d’avec le fatras occultiste et se bagarrer pour remettre l’humanité sur d’autres rails, des rails dialectiques ? Notre dernière chance ne réside-t-elle pas dans cette politique que vous ne cessez de ridiculiser, comme le mariage du progressisme et de l’occultisme ?
Les grandes religions sont mortes, même si elles existent encore en apparence, et la religiosité a prospéré sur leurs cadavres. Si le progrès est inséparable de l’occultisme, c’est que l’homme n’a pas seulement besoin de progrès. La lutte politique, par ailleurs, implique l’idée d’aliénation et la tentative de s’en affranchir. Or, la notion d'aliénation est devenue inopérante. Homo festivus n'est pas, comme son ancêtre l'homme, un sujet assujetti, toujours menacé — de l'intérieur ou de l'extérieur — d'être « autre » que lui-même. Cette aliénation-là n'a plus à être levée. Homo festivus participe activement, gaiement, allègrement, à la destruction de ce qui reste de l'ancien monde et à l'édification du nouveau monde qui « bouge » et qui « avance » comme il le dit lui-même. Plus rien de ce qui est véritablement important ne lui est imposé. On ne peut même pas dire que la consommation elle-même soit sa seconde nature, c'est la première. Il ne fait qu'un avec la nouvelle civilisation. Cette participation directe me semble être sa caractéristique essentielle. On n'est plus du tout au stade de l'homme séparé, passif devant le spectacle. La fusion de l'humain et du spectacle a eu lieu dans la société hyperfestive. C’est d’ailleurs ce qui me sépare radicalement de Debord.
Cela n’a pas toujours été votre position ! Avant de vous en prendre à Debord, vous l’avez encensé. Ne cherchez-vous pas plutôt à tuer le père, ou, pour reprendre la thématique girardienne qui vous est chère, à vous débarrasser de votre médiateur ?
PM : Je m'en prends aux debordiens de la dernière heure plutôt qu'à Debord, qui est tout de même un grand écrivain. J'attaque surtout ceux qui en font l’éloge retardataire au moment même où sa grille de lecture n’est plus utilisable. J'ai la conviction que notre époque est toute neuve, complètement inédite, et qu'elle ne peut plus être comprise à travers cette grille debordienne selon laquelle l'homme archi-aliéné est l'homme spectateur, séparé de la vie réelle. L'individu que je vois émerger est un acteur, un acteur complet de sa propre existence, et tout l'y encourage. On ne peut plus, sans anachronisme, mener une « critique de la séparation » parce que toutes les séparations, toutes les différences, toutes les frontières sont abolies. Plus aucune barrière ne sépare le spectacle du spectateur. C'est la réalisation, en un sens — un sens infernal, mais enfin… du debordisme.
C’est la fête, comme chantait l’autre ! Mais cette festivisation généralisée n’est-elle pas qu’un symptôme ? Permet-elle vraiment de rendre compte du monde qui vient ?
PM : C'est ce que se demandent encore les mieux intentionnés des lecteurs. Pour moi, le phénomène festiviste n'est pas un symptôme, c'est le début d'une explication globale et fondamentale de la civilisation qui commence. La festivologie, si on veut, est une conception du monde; de ce monde-ci; non une collection d'anecdotes amusantes sur des sujets futiles et subalternes. C'est plutôt tout le reste — politique, économie — qui se retrouve subalternisé par cette théorie. La fête n'est pas un détail du monde nouveau; c'est ce qui ensemblise et explicite les grands bouleversements par lesquels s'annonce ce monde nouveau. Une fois encore, on me reproche parfois de ne pas proposer, à partir de mes constats, un mode d'action ou de combat. Qui dit action ou combat dit, en amont de cette action ou de ce combat, contradiction. Or, dans la société hyperfestive, l'harmonie est devenue le premier article du nouveau catéchisme. Le monde hyperfestif est celui où la contradiction n'a pas droit de cité — n’est pas citoyenne. Par ailleurs, j'essaie de formuler ma « théorie » en relation avec une réalité humaine également neuve : la classe festiviste, née de diverses libérations — fin du travail, développement des loisirs, émancipation sexuelle, etc. —, occupe une place aussi importante, sinon plus, que le prolétariat du temps de Marx. Le monde hyperfestif, en outre, a une langue qui se donne pour naturelle, qui ne l'est pas et qu'il convient d'analyser pour la faire émerger comme monstruosité. Cette langue est celle des contes de fées — la Très Grande Bibliothèque, l'Incroyable pique-nique, etc. —, c'est aussi celle des rêves où les réalités perdent leurs aspects contradictoires, où la vérité retrouve sa majesté métaphysique non-dialectique, et où le positif dévore le négatif. Cette langue est là pour orchestrer le retour de toute l'humanité vers l'indifférencié. Voilà quelques-uns des aspects de la réalité nouvelle.
Mais comment nos sociétés si « évoluées » peuvent-elles avaler de tels contes ?
PM : La volonté de mensonge implacable des festivocrates est comparable à celle de la propagande des pays en temps de guerre. Même dans des domaines insignifiants, le festivocrate ment à longueur de temps. Tout récemment, la relation par Le Monde de l’« Incroyable pique-nique » du 14 juillet était en effet littéralement incroyable puisqu'il s'agissait de raconter comme un comble de bonheur quelque chose qui avait été à peu près partout noyé sous la pluie. On aurait dit un communiqué d'état-major en plein conflit, avec des formules rituelles du genre « l’armée s’est repliée sur des positions préparées à l’avance », destinées à camoufler la débâcle. Le festivisme est aussi une mobilisation féroce et permanente.
Pourtant, votre succès croissant, qui inquiète les aficionados de la première œuvre, n’est-il pas la preuve de sa défaite en rase campagne ?
PM : Pour le moment, si succès il y a, il repose d'abord sur des malentendus. J'ai essayé d'être drôle, de temps en temps, parce que je ne voulais pas décrire les horreurs de notre temps dans une langue triste. J'ai tenté de faire rigoler sur les murailles de Troie, de tempérer plus ou moins le discours de Cassandre par l'ironie de Desproges. Reste que mon projet n’est pas d'aligner des bonnes histoires et des anecdotes. La plus belle ruse de la fête, c'est de faire croire qu'elle n'est qu'anecdote.
Reste un élément très lourd dans votre dossier, accusé Muray : les femmes. L’éternel féminin de On ferme, comme agent pathogène de la fin de l’Histoire. La quête hystérique des lendemains sans aventures imposés à ces malheureux mâles à la recherche d’aventures sans lendemain… Expliquez-vous !
Dans On ferme, les personnages de femmes ne sont pas des incarnations de l'« éternel féminin », ce sont des femmes d'aujourd'hui, de notre aujourd'hui en mutation, on les voit donc s'équilibrer plus ou moins, comme tout le monde, entre progressisme et conformisme : progressisme de la revendication émancipatrice, conformisme de la revendication procréatrice et de l'exigence de fidélité. Cela dit, la question fondamentale, dans l'univers indifférencié vers lequel nous évoluons comme vers un paradis retrouvé, c'est ce qu'il peut y rester du sexe, c'est-à-dire de la séparation essentielle. Le réel c'est le sexe, c'est-à-dire la contradiction. Ma pensée, si pensée il y a, est essentiellement sexuée. Elle part de mon sexe, qui est en contradiction avec l'autre sexe, et qui n'a d'intérêt que par cette contradiction. C'est cette opposition qui, comme toutes les autres, est en passe d'être effacée. Impossible de ne pas lier la fin de l’Histoire au triomphe, non pas des femmes, mais « des valeurs-femmes » dont les femmes sont évidemment aussi les victimes, et qui postulent un état de fusion, un paradis de l'indistinct qu'on est en droit de trouver effrayant pour tout le monde.
Vous dites que vous avez vécu le début de la fin de l’Histoire. Mais cela n’a-t-il pas commencé en même temps que les Lumières ? N‘assistons-nous pas aujourd’hui à l’euthanasie de l’individu au nom de l’individu ?
Les prétendus héritiers autoproclamés des Lumières sont aujourd'hui au pouvoir. Et on voit ce qu'ils font. Leur éloge du monde remplace le monde. Et tout ce qui s'oppose à cet éloge est criminalisé. Ceux qui interdisaient d’interdire, il y a trente ans, sont ceux qui ne cessent d’interdire tout ce qui ne va pas dans le sens de leur panégyrique. La festivisation générale se double d’une pénalisation de plus en plus féroce. C'est ce que j'ai appelé un jour l'envie du pénal. Elle ne devient répréhensible que lorsque cette envie émane de groupes considérés comme « mauvais », anti-festivistes, autrement dit réactionnaires. Ainsi dans l'affaire Baise-moi, pour y revenir une dernière fois, on n'a pris la défense de ce film que parce que son interdiction était demandée par une association proche de Mégret. On a pu lire alors des textes indignés sur la possibilité de censure offerte par la loi à certaines associations. Mais ces textes étaient écrits par ceux-là même qui se réjouissent quand d’autres associations qui, elles, vont dans le bon sens, font disparaître sur un froncement de sourcil, et sans réunion du Conseil d'État, tout ce qui leur déplaît. Souvenez-vous par exemple de « Babette » , vous savez, la crème qu’on fouette, attache, lie et qui passe à la casserole : elle est passée à la casserole, elle aussi, en un clin d'œil, elle a disparu des panneaux d’affichage du jour au lendemain. Et sans protestations des belles âmes. Avec ce qui se prépare comme lois contre l'homophobie, ou, pourquoi pas, contre la gynécophobie, l'avenir du pénal, en régime festiviste, est illimité. Toutes les prétendues « phobies » aujourd'hui répertoriées et stigmatisées se ramènent à une seule : la modernophobie. Il n'y a plus d'autre crime que de ne pas être absolument moderne.
Propos recueillis par Élisabeth Lévy*
NOTES
* Élisabeth Lévy est journaliste. Elle collabore, entre autres, à Marianne et au Débat. Cet entretien est paru dans la revue Immédiatement.