La première utilité du mythe est d'escamoter le réel.
(Régis Debray)
Les études portant sur « l'américanité » du Québec ont aujourd'hui grand éclat. Elles affirment vouloir combler une lacune, un silence longtemps occulté ayant eu pour cause l'importance accordée par les élites québécoises aux sources européennes de notre culture au détriment de la reconnaissance de l'américanité, qui aurait davantage marqué le « peuple », tenu ainsi à distance de l'appropriation de ces racines. Certaines de ces études avancent aussi la nécessité de projeter un éclairage plus vif sur les arrimages continentaux de la vie économique québécoise avec les traits d'une pensée de l'américanité.
Cette « obsession de notre américanité », telle que je l'appellerais, qu'elle s'impose comme un deuil pour les uns, ou comme un salutaire arrachement à des racines exogènes pour les autres, tente désormais de se donner comme une nouvelle norme. Il semblerait que ce nouveau canon de vérité identitaire, comme tout mythe, ferait de toute personne qui « résisterait » à reconnaître la pertinence de l'adhésion culturelle du Québec à l'Amérique, un nostalgique de la France, un sentimental, un colonisé qui s'ignore, voire un anti-américain. Encore une fois, nous voici saisis de l'esprit d'une croisade qui, comme tant d'autres, se donne les moyens de ses vertus, en s'imposant avec l’assurance que lui fournit le prétexte de l'évidence.
Gérard Bouchard, dans un admirable ouvrage Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, rappelle à juste titre que « le mythe, comme représentation, entretient avec la réalité un rapport de pertinence qui ne relève pas de la vérité mais de l'efficacité symbolique, de la capacité à concilier durablement des éléments contraires[1] ». C'est donc sur ce terrain que doit être mise en question la nouvelle symbolique; à l'égard, précisément, de son indéniable efficacité.
Il serait injuste, bien sûr, de sous-estimer le souci historiographique qui sous-tend ce courant. C'est pourquoi certaines de ces études, toutes parfaitement crédibles, s'appliquent à saisir, avec un certain succès, les représentations actuelles de cette américanité à travers l'analyse de multiples matériaux discursifs ou par des sondages sur l'appartenance identitaire continentale; d'autres études, tout aussi pertinentes, portent plutôt sur les conditions historiques à travers lesquelles se sont formées des représentations de nous-mêmes faisant ou ne faisant pas l'économie de ce trait identitaire. Ces réflexions sont indispensables à la culture scientifique québécoise et leur envergure mérite d'être saluée. Mais leur résonance dans la formation de ce nouveau mythe qu'est l'américanité invite à la discussion.
Les liens entre les travaux sur l'américanité et le devenir du Québec suscitent certains questionnements. Certaines de ces études avouent aisément leurs finalités par rapport à des choix élaborés dans l'arène politique.
IDENTITÉS TROUBLÉES
Commençons par quelques observations que j’ai tirées de mon expérience de terrain aux États-Unis et en France. En octobre 1994, le Parti québécois venait d'être élu quand je fus affectée à Washington pour y expliquer la ligne d’action politique du Québec. Puis, à l’automne 1995, je devins déléguée du Québec à Boston. Mon séjour américain dura deux ans et me permit de mieux connaître notre voisin du sud, ce qui revient à mieux saisir le caractère unique du Québec.
Après les États-Unis, la France. J’y avais vécu dix années au moins à titre d’étudiante et de journaliste, et cette fois, j’allais y représenter le Québec auprès d'un organisme chargé de coopération universitaire. Mon regard sur nos relations avec la France, jadis qualifiées de « privilégiées », s’en
trouverait transformé.
Quiconque revient de Paris ne peut que se laisser prendre par les signes apparents de l'américanité des Québécois. Pourtant, si l’on se donne la peine de scruter l'âme québécoise, ses traits profonds se révèlent tout autres, sourds, inquiets, effacés. Lorsque l'Américain éclate de certitudes, le Québécois avance avec prudence et préfère la modération. Lorsque le premier abandonne les utopies pour les valeurs matérielles, le second continue d’espérer que le temps et l'espoir lui appartiennent.
Le Québécois qu’on peut qualifier de « retour d'Europe », selon l'expression d'André Laurendeau, astucieusement explorée par Jean Larose, reconnaîtra aujourd'hui chez les siens l'harmonie des différences et des dissonances qui en fait une communauté complexe, singulière, à la personnalité propre. Les fibres qui rattachent au continent nord-américain esquissent une trace dont chacun sait ici, en quelque point obscur, être également traversé. L'américanité du Québec n'est pas à découvrir ni à valoriser. Elle existe au fond de chacun et il importe plus d'en situer les balises que de la glorifier.
LE MAL DES ORIGINES
Si l’obsession de l’américanité — qu’on a qualifié d’américanitisme[2]— me semblait pénétrer le discours savant au Québec, c'est toutefois par les signes d'un virage dans le discours diplomatique du Québec en France que mon attention a d'abord été retenue. Et, par la suite, je constatai lors de mon retour que les fils de mes observations rejoignaient un même enjeu dont je ne pouvais nier l'importance : la participation du Québec à l'intégration économique du Canada, des États-Unis et du Mexique dans le cadre de l'ALENA et ses implications straßtégiques. Compte tenu de mes engagements politiques antérieurs et des convictions qui étaient les miennes, je mesurais le besoin politique de cette nouvelle mythologie.
C'est à Paris, en 1998, que je perçus le plus clairement les signes d’une volte-face dans le discours officiel du Québec. Lors d’une manifestation officielle, un représentant du gouvernement français avait salué les retombées des échanges entre « deux pays », qu’il présenta comme les fruits de deux branches d'un même arbre. La riposte ne se fit pas attendre. La représentante du gouvernement du Québec s'empressa de corriger la métaphore en précisant que le Québec et la France représentaient plutôt des arbres plongeant leurs racines respectives dans deux sols distincts... La rectification ne me semblait pas anodine. Et certaines des conséquences politiques de la continentalisation venaient d'être clairement proclamées au détriment du terreau francophone.
Le « Printemps du Québec » en France devait également fournir l'occasion de pousser plus loin cette occurrence symbolique. Ainsi, dans le cadre des « Rencontres du Salon du Livre », le grand amphithéâtre de la Sorbonne accueillait, le 12 mars 1999, un colloque intitulé « Québec, un accent d'Amérique », inauguré par Agnès Maltais, alors ministre de la Culture et des Communications du Québec. Les propos d'ouverture de la ministre furent à la fois modérés et nuancés, mais ils ne traduisaient pas moins la conception exposée plus haut. « Tout au cours des préparatifs de ce Printemps québécois, affirma la ministre, s'est posée la question de l'âme québécoise et toutes les discussions sur ce thème ont mis en évidence le thème de l'américanité. […] Nous exprimons notre réalité par cette langue française qui a un accent d'Amérique[3]. »
C'est par son souci d'inaugurer en France une nouvelle compréhension du Québec que cette présentation mérite surtout l'attention. Dans cet esprit, Hubert Reeves, présidant le colloque, lança : « Paris n'est plus en mesure d'imposer le français aux Bretons. Des individualités peuvent donc réapparaître; ainsi la culture québécoise peut s'exprimer non plus sous, mais sans la férule de Paris[4]. » (Sic !). On peut se demander si le Québec avait encore besoin de cet affranchissement... Quoi qu'il en soit, le ton avait été donné.
Dans la foulée de ce colloque se tenaient des tables rondes : « Littérature québécoise et américanité » et « D'où vient notre américanité ? ». L'historien Yvan Lamonde, expert en la matière, y esquissa un tableau introductif. « Toucher à l'américanité, dit-il alors, c'est faire basculer les dominos des influences politico-culturelles étrangères sur le Québec — le domino France, le domino Angleterre, le domino Rome; penser son appartenance à l'hémisphère américain, c'est repenser son rapport à l'Europe et plus particulièrement à la France, décrocher d'une vision européenne et française du Québec. […] La pensée de la rupture des liens post-coloniaux est d'abord politique, mais elle n'est pas que politique. Elle passe aussi par la conception d'actes fondateurs, y compris celui d'une affirmation d'indépendance intellectuelle[5]... »
Cette déclaration ne resta pas sans échos. L'écrivain Dominique Noguez, ami de Gaston Miron et du Québec, exprima, devant ces invectives inattendues, son malaise. Il parla de « points de vue qui normalement devraient être plus proches » et ajouta avoir « l'impression que la littérature québécoise [arrivait] comme une armada prête à échanger des coups de canon, alors que depuis longtemps ses rapports avec ce que l'on appelle la métropole — même si la France n'est plus la métropole de qui que ce soit, surtout pas du Québec — sont devenus plus directs, plus chaleureux, plus personnels[6] ».
Il y aurait long à méditer sur l'incompréhension réciproque qu'est venue creuser cette tactique québécoise de valorisation de l'américanité. Malgré les bonnes intentions et les séances multiples de gestation de ce nouveau « message », on est loin, il va sans dire, d'une « meilleure compréhension mutuelle », moteur pourtant nécessaire d'une véritable diplomatie.
ROMPRE OU DISSOUDRE
La pensée de l’américanité en est une de la rupture. Dans de nombreux textes, Yvan Lamonde avance la thèse selon laquelle la réalisation d'un projet de société comme la souveraineté ne pourra se faire sans l’opération d’une ultime rupture avec le fantasme des origines (françaises et européennes) et sans que nous accédions à la pleine conscience de notre américanité. Après s'être émancipé par rapport à la religion, après sa laïcisation et sa distanciation à l'endroit des idéologies de la « survivance », après avoir abandonné les visions de son avenir en termes de « vocation » (sic), le Québec accomplirait, par ce dernier arrachement à la France, ce que Lamonde présente comme une culture de l'américanité susceptible de favoriser sa souveraineté. Car, soutient-il, « la rupture est une démarche essentiellement américaine[7] »...
Sous les apparences d'un discours aux résonances familières, la proposition de Lamonde traduit un désir intime de libération que viendrait réaliser la souveraineté. Mais pourquoi, suivant le paradigme d'une « culture de la rupture » proposé par Yvan Lamonde, ne faudrait-il pas, en toute bonne logique, en arriver à « rompre » aussi avec l'américanité, puisqu’il s'agit « d'inscrire dans un ‘réflexe’ culturel la dimension de la rupture[8] » ? L'américanité serait-elle, en elle-même, une rupture absolue ?
UNE PENSÉE DE L'ALIGNEMENT CULTUREL
La thèse de l'américanité évolue donc sur des sentiers raboteux. Elle repose sur des postulats apparemment évidents, qui se retournent en leur contraire lorsqu'on les scrute de plus près.
Premier postulat : l'idée que souveraineté et américanité sont deux formes de rupture. Or, me semble-t-il, la souveraineté du Québec est bien davantage un processus de rééquilibrage des forces en présence qu'une démarche radicale de rupture culturelle et politique avec le Canada. C'est le fait d'avoir trop envisagé ce projet politique dans un esprit de rupture qui en a limité la faveur parmi la population. Les pieds dans le sol québécois et nord-américain, le peuple québécois devrait-il s'arracher à toutes ses racines jusqu'à s'engager dans une conception mythique de la souveraineté d’inspiration américanophile, censée incarner l’idée même de la rupture ? Les porteurs de ce mythe, je crois, n'en ont pas pesé toute la démesure.
Certes, l’utopie de l’américanité correspond bien aux humeurs de ce temps. Qui, en cette ère de nomadisme, ne serait pas sensible, au moins quelques instants, au mythe du déracinement absolu et de l'arrachement aux origines, aux vertus du métissage, à la magie du Nouveau Monde ? Qui, en effet, ne serait pas tenté par le mythe de la table rase, si près du désir d'absolution de toute erreur passée, comme nous le propose le rêve américain ?
Cette sorte de coupe fantasmatique dans les fils qui nous lient au monde pose la souveraineté sur un sol glissant. Il s'agirait de rompre des liens avec des « sources » ou des « centres » (exit les métropoles !) au confluent desquels sont pourtant générées les forces et la puissance critique de la « petite nation » que nous formons. Mais selon cette pensée qui se veut pragmatique, nous devrions effectuer ces ruptures au profit d'un « ajustement à l'Amérique » !
Second postulat : le peuple québécois, par les rapports imaginaires et symboliques que ses élites entretiennent encore avec la France et l'Europe, n'aurait pas opéré toutes les ruptures nécessaires à la pleine reconnaissance de son américanité. Même que ces élites se seraient rendues coupables, face au peuple, d’une sorte de « trahison[9] ». Les élites devraient donc mouler leurs représentations du monde sur la réalité vécue par le peuple qui, selon ce populisme à peine déguisé, est ancré dans la vérité, c'est-à-dire l'américanité[10].
Toutefois, la pensée de l'américanité dépend elle-même, dans son processus de formation, dans son caractère construit et son appel à la raison, d'une culture dont les sources n'ont rien d'américain. Et si l’on devait comparer cet héritage à celui qui nous vient d'Amérique, nous devrions admettre que,ni l'un ni l'autre ne peut faire l'économie de son européanité, lui fût-elle occultée.
NOS ANCÊTRES LES ROMAINS
Rémi Brague, philosophe français, rappelle, dans L'Europe, la voie romaine, que l'identité européenne ne se conjugue pas avec un territoire. Posant d'emblée les liens culturels fondateurs entre l'Amérique et l'Europe, il rappelle que « l'espace européen, à la différence de l'Amérique, n'a pas de frontières naturelles... car les frontières de l'Europe sont exclusivement culturelles[11] ». Cette culture, l'européanité, c'est, selon Brague, celle de « la conscience d'appartenir à un tout[12] ».
« Dire que nous sommes romains c'est tout le contraire d'une identification à un ancêtre prestigieux. C'est reconnaître que l'on a au fond rien inventé, mais simplement que l'on a su transmettre, sans l'interrompre, mais en s'y replaçant, un courant venu de plus haut[13]. » Ce courant supérieur se définit, chez les Romains, par l'appropriation de la culture grecque. Et Brague de citer Horace : « la Grèce captive captiva son farouche vainqueur et introduisit les arts dans le rustre Latium[14] ». Ce geste d'admiration à l'endroit d'une culture autre fonderait l'attitude romaine puis européenne. C'est dans ce sens que Brague comprend aussi l'édification de l'américanité : « L'expérience américaine est "romaine" en ce qu'elle se fonde sur une transplantation et sur le désir d'instaurer un novus ordo seclorum, désir qui témoigne de la profonde légitimité européenne des États-Unis[15]. »
Nous voilà donc tiraillés entre certains qui prônent une rupture par rapport à des sources et à des influences européennes; et d'autres, au contraire, qui envisagent la reconquête de ces sources. Ce dilemme traverse encore la culture occidentale et reproduit le conflit qui a présidé aux origines de l'« attitude romaine » devant se solder par une victoire de la culture sur la barbarie. Consolons-nous en pensant que, comme il y a plusieurs façons d'être Européen, c'est-à-dire de conquérir son rapport à des sources supérieures et extérieures, il peut y avoir aussi plusieurs façons d'être Américain !
Or, exalter l'américanité du Québec, c'est vouloir que notre identité se confonde presque exclusivement avec celle de l'Amérique, c'est faire de ses traits les nôtres. C'est favoriser une plus grande pénétration, fût-elle imaginaire et symbolique, d'une Amérique que le Québec, comme volonté et comme État, s'est jusqu'à maintenant abstenu d'imiter, au-delà de toute tentation géopolitique. Car, au-delà de la consommation spontanée d'une culture marchande « aux accents d'Amérique » mais universelle, le Québec contemporain résulte davantage de nombreux choix qui sont le fruit d'une profonde différenciation. Privilégier l'américanité implique le risque de perdre l'immense potentiel de créativité que recèle l'envers de l'américanité.
La pensée de l’américanité ne découle pas seulement d'une observation empirique, comme il le prétend. Il n'est pas non plus réductible à un discours comparatiste, culturaliste, anthropologique, géographique ou littéraire. Il s'agit plutôt de la construction d'un nouveau mythe... ou d'une dernière utopie qui consolide le discours à la fois utile et lénifiant sur les bienfaits de l'intégration économico-politique continentale.
Il apparaît que ce continentalisme veut faire écho à l'adhésion du gouvernement du Québec à l'ALENA et demain, sans doute, à la ZLEA. Suivant la même logique, ce « consentement à l'américanité » serait le pendant culturel de la stratégie de reconnaissance du Québec qui s'appuie sur la théorie juridique de « l'État successeur ». Mais les liens de causalité qu'impose cette approche déterministe ont des conséquences multiples. Le premier lien suppose le primat de l'économique sur le politique.
Le projet de souveraineté ne deviendrait-il pas un non-sens dans une approche selon laquelle l'économique commanderait une représentation imaginaire de la culture d'essence continentaliste ? Sans signifier l'annexion, une continentalisation accomplie induirait une dynamique de dilution du politique à proprement parler.
Le souci de l'américanité, il faut le savoir, tire en partie son origine des États-Unis. Ronald Reagan, en 1979-1980, en a conçu les prémisses au cours de sa campagne présidentielle en exposant la volonté américaine de rapprocher les États-Unis, le Canada et le Mexique : « It is time we stopped thinking of our nearest neighbors as foreigners. » Puis, quelques mois plus tard, le nouveau gouverneur de la Californie, Edmund G. Brown, poursuivait : « I see a type of common market or economic community that will bring along with us our brothers and sisters who share this land of North America. Mexicans, Canadians, Native Americans — North and South — all are a part of our destiny and it is time that we recognize that we are part of theirs[16]. »
Mais, pour les finalités de l'intégration et de la coopération, l'idée de communauté économique ne satisfait pas à elle seule. Un spécialiste en études diplomatiques et stratégiques de l'Université de Harvard, Alan K. Henrikson, affirmait en 1993 : « A sense of North American community must be engendered. Without it, a North American market, no matter how well negotiated, cannot truly thrive[17]. »
La découverte de l'américanité du Québec, projet se présentant comme un « acte d'indépendance intellectuelle » (Lamonde), se ferait donc à travers un paradoxal acquiescement « culturel » à un processus économique continental ! Est en jeu ici, plus que l'accréditation d'un référent continental positif, mais une manière de voir et de faire le monde aligné sur la géographie, le style de vie et la rationalité instrumentale. Nous sommes donc en présence d’une « pensée de l'alignement culturel » sur une stratégie politique elle-même alignée sur une réalité économique continentale...
J'ai moi-même, il faut le dire, déjà adhéré à la nécessité d'une action favorisant une meilleure compréhension mutuelle entre Québécois et Américains. Un tel objectif n'a en soi rien de condamnable et j'en reconnais toujours l'importance. Les lunettes de l'intellectuelle, que je porte maintenant, me permettent cependant de mieux voir ce qui se joue à travers ce type d'énoncé performatif. Responsable officielle, dans les années 1990, au Parti québécois, j’ai été amenée à mettre à profit toutes les ressources possibles, intellectuelles et symboliques, susceptibles de faire gagner du terrain à la cause québécoise. Le manque d'information qualitative et l'écart entre des cultures politiques pourtant voisines justifiaient que l'accent soit mis, à l'intention des États-Unis, sur l'évidence de l'insertion du Québec dans cette communauté nord-américaine. Lors d’un congrès de l'American Association for Quebec Studies, en 1993, j'avançai l'idée de considérer l'ALENA comme un « community building process », projet auquel participait déjà le Québec.
Cette proposition fut intensément débattue par la suite au sein du Parti, par les membres d’un comité chargé d’esquisser la politique internationale d'un Québec souverain. Plusieurs membres considérèrent qu’il était inopportun d'afficher, dans un document de stratégie, l'appartenance du Québec à une communauté nord-américaine. Les raisons de ce refus étaient multiples. À forte dominante francophile, ces réticences, malgré mes convictions, eurent alors raison de mes intentions. Avec le recul, et pour d'autres motifs, ces objections m'apparaissent maintenanti encore plus significatives que je ne l'ai reconnu alors.
Aujourd'hui, je suis en effet frappée par la candeur de l'esprit politique qui, à l’époque, concevait l'urgence d'affirmer l'adhésion du Québec à la communauté nord-américaine en formation. Cette vision empressée appartient, à mes yeux, aux balbutiements d'une politique internationale québécoise. Car le chemin parcouru depuis dix ans sur la voie de l'affirmation et de l'autonomie par le Québec, au lieu de conduire la pensée de l'identité vers l'américanité, devrait au contraire aboutir à une conscience plus nette de son indéniable singularité et de la force qu’elle pourrait générer.
CONSENTIR OU SUBVERTIR
Si le Québec forme une nation, une des questions qu'il doit se poser est la suivante : comment cette nation peut-elle à la fois approfondir son autonomie, investir sa subjectivité et, ainsi, s'affirmer dans l'institutionnalisation d'une interdépendance par rapport aux nations qui lui sont proches ? Les progrès de ses liens avec les autres se mesurent aussi à la capacité du Québec de saisir et de dire ce qui le différencie. La thèse selon laquelle « nous avons ce qu'ils ont et en conséquence nous sommes ce que nous avons[18] » dépouille la société québécoise de toute historicité. Joseph-Yvon Thériault, dans Argument, a bien montré comment l'américanité, c'est « l'effacement du sujet québécois[19] ».
Louise Beaudoin, ministre des Relations internationales du Québec, affirmait, en 1999, dans un discours destiné aux Américains, que le Québec est « une anomalie en Amérique du Nord ». Déclaration d'une richesse inépuisable, qui évoque ce qu'une certaine pensée de l'américanité refuse de voir. Les élites québécoises ont eu la chance, au XIXe et au XXe siècle, en grande partie grâce au clergé, de fréquenter les œuvres classiques françaises et européennes. Et ce privilège a trouvé sans doute sa plus éclatante traduction lors des processus de libéralisation du politique enclenchés avec la Révolution tranquille. On est plus à même, aujourd'hui, d'estimer les retombées libératrices d'une formation tournée vers une redécouverte de l'Antiquité. Loin de toute imitation, le rapport entre la société civile et l'Etat s'inscrivit alors dans une dynamique de progrès social qu'aucune communauté voisine n'aurait voulu soutenir. Les classes populaires ont bénéficié ici des retombées d'une vision du politique conçue à l'aune d'une pensée quelque peu jacobine, peut-être, mais si peu américaine.
Pourquoi alors cet héritage devrait-il être opposé à la culture populaire, comme si cette dernière, privée des influences directes ou immédiates de la culture française ou européenne, n'avait pas été elle-même, à son insu, par des voies médianes, partie prenante de ce même patrimoine et de surcroît investie de cette même culture politique ?
RÊVER LE MONDE EN FRANÇAIS
Toute personne en situation d'expliquer le Québec aux Américains — et ce fut mon cas à titre de déléguée à Boston — comprend vite qu'elle doit subordonner la question culturelle à toutes les autres. Je me suis souvent interrogée sur l’origine de cette apparente fermeture à la « distinctiveness » appelée communément diversité culturelle; de ce que je percevais chez nos voisins comme une difficulté à saisir l'altérité. Il y a bien les explications faciles sur l'américanocentrisme, mais je ne me satisfaisais pas de ces clichés.
Une réponse simple mais efficace m'a été donnée un jour par un interlocuteur qui, comme tant d'autres, manifestait son incompréhension à propos des revendications québécoises. « You're Canadians, me dit-il, so why don't you speak English like the rest of Canada ? » Déclaration qui contenait à mes yeux toutes les explications. Au premier chef une vision restreinte de la langue comme véhicule, comme moyen, comme instrument, voire comme technique.
J'ai alors saisi le caractère éminemment subversif du fait de parler français au nord du quarante-cinquième parallèle. Par définition, par nature, comme un cadeau de l'histoire, le fait de parler une autre langue que l'anglais sculpte ici les abords d'une réalité qui ne peut être saisie à travers les seules catégories de la nationalité, encore moins de la continentalité, voire de l'américanité.
Ce serait subordonner la langue, le français, à la culture continentale que de penser qu’elle n'est qu'une représentation de l'américanité exprimée en français. Certes, la langue est transformée par le réel, mais elle est en retour transmutation. L'américanité et la langue française se livrent ici un corps-à-corps sans lequel il n'y aurait pas de vraie littérature, mais des traductions en français d'une réalité empruntée.
Ce qui ressemble chez Lamonde à un mot d'ordre : « se penser comme Américains d'abord, par la géographie et le style de vie, puis comme francophones[20] » constitue donc un aplatissement de l'identité québécoise, triste désamorçage de son potentiel subversif. L’énoncé — tout comme cet autre qui définit le Québécois comme « un Américain parlant français » — traduit une conception instrumentale de la langue.
Or, le fait de parler une autre langue que celle des continentaux est la chance du Québec. Cette petite nation a le mérite d'avoir su et pu continuer d'exister et de se développer grâce à la spécificité de sa langue — ou malgré elle ?
Les francophones au Québec ne sont pas des traducteurs. « Imagine-le, figure-toi quelqu'un qui cultiverait le français... et que le français cultiverait[21] », dit Derrida. Quelqu'un que le français cultive tout comme un labour cultive la terre ne peut, comme pense Lamonde, « se percevoir tel que l'autre ». Rien n'est aussi simple. La rupture avec les anciennes métropoles européennes, déjà accomplie, doit être apposée à la nécessité de reconquérir les sources européennes de l'américanité, comme le dit Rémi Brague. À moins de viser la déperdition programmée des forces vitales de cette nation.
L'identité québécoise restera ce creuset insondable tant et aussi longtemps que langue et culture seront liées, dans la pensée, dans l'art, dans la qualité de la langue parlée et écrite, dans la symbolique institutionnelle aussi bien que dans l'imaginaire, cet espace psychique qui nous fait encore inventer et rêver le monde en français.
Voilà ce qui engendre une culture propre, une singularité historique, c'est-à-dire une façon unique dans le temps et dans l'espace de forger et de concevoir le monde, même si celle-ci est faite d'emprunts à l'histoire des autres, de mimétismes et de redondances. Car elle constitue pour sa part une synthèse exclusive et inimitable. Le parler français au Québec n'est pas le véhicule d'une culture de l'américanité ni de l'européanité, mais l'expression de tous les liens et de toutes les tensions investis dans le langage, à travers cette langue-là comme à travers aucune autre.
Le Québec se situe plus que jamais à un carrefour. C'est d'ailleurs là sa principale force. Ni la France ni l'Amérique ne peuvent prétendre l'assimiler ni le confondre, tant et aussi longtemps que la langue y sera celle d'une culture autre. Mais dans ce combat, les joueurs ne sont pas à forces égales. Faudrait-il l'oublier ? La souris, pour avoir raison, par son agilité, de l'éléphant, devra compter sur les alliés que devrait lui valoir la promesse qu'elle incarne.
NOTES
* Ce texte est un extrait d’un ouvrage à paraître aux éditions Stanké. L’auteure remercie Antoine Robitaille pour son appui et son aide dans la présentation du texte.
** Professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal, Anne Legaré est également directrice de recherche à la chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. Elle a été secrétaire générale du Centre de coopération interuniversitaire franco-québécoise, déléguée du Québec en Nouvelle-Angleterre, et elle a représenté le Québec à New York et à Washington.
[1] Gérard Bouchard, Genèse des nations et cultures du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, p. 391.
[2] « … ce nouveau courant de “l'américanitisme”… », Antoine Robitaille, « Les Québécois redécouvrent leur “américanité”, Le Devoir, 14 avril 2001.
[3] Actes du colloque « Québec, un accent d'Amérique » (sous. la dir. d'Hubert Reeves), Paris, Syndicat national de l'édition, 1999, p. 7-8.
[4] Ibid., p. 9.
[5] Ibid., p. 12-13.
[6] Ibid., p. 22.
[7] Yvan Lamonde, « Pourquoi penser l’américanité du Québec ? », dans Politique et société, Montréal, vol. 18, no 1, 1999, p. 98.
[8] Ibid.
[9] Michel Lacombe et Gérard Bouchard, « La trahison du peuple ? », extraits de Dialogue sur les pays neufs, dans Le Devoir, 19 novembre 1999, p. A9.
[10] Antoine Robitaille, « Je me souviens », dans Québec, espace et sentiments, Paris, Éditions Autrement, 2001, p. 147.
[11] Rémi Brague, Europe, la voie romaine, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1999, p. 15.
[12] Ibid., p. 14.
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 53.
[15] Ibid., p. 50.
[16] Alan K. Henrikson, « A North American Community : From the Yukon to the Yucatan », dans The Diplomatic Record, 1991-92, Westview Press, Institute for the Study of Diplomacy, Boulder, Colorado, 1993, p. 77.
[17] Ibid., p. 90.
[18] Yvan Lamonde, Ni avec eux, ni sans eux : Le Québec et les États-Unis, Québec, Nuit blanche éditeur, 1996, p. 90.
[19] Joseph-Yvon Thériault, « L'américanité comme effacement du sujet québécois », dans Argument, Sainte-Foy, Les Presses de l'Université Laval, vol. 3, no 1, 2000, p. 136.
[20] Yvan Lamonde, op. cit., p. 95.
[21] Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l'autre ou la prothèse d'origine, Paris, Galilée, 1996, prière d'insérer, p. 1.