Dans Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Jocelyn Létourneau développe longuement la thèse selon laquelle le projet national aurait été de tout temps bien davantage fomenté par « ses grands et petits penseurs » (Fernand Dumont en tête), qu’il n’aurait « traduit un état d’être du groupe[1] » ou obéit au désir réel du peuple. Récusant notamment la démarche de Gérard Bouchard, pour qui le Québec, à l’inverse des autres « pays neufs », n’aurait pas su inscrire une rupture avec sa situation coloniale, Létourneau dénonce une saisie de l’histoire qui est infléchie par des convictions politiques. Dans cette perspective, les intellectuels québécois, au nombre desquels des historiens, ne feraient qu’obéir à un héritage canadien-français pernicieux, à « un passé réputé douloureux, plein d’épreuves et de sacrifices et qui, apparemment, commande un souvenir impérissable de tourmente exigeant réparation ou rachat[2] ». Or, écrit Létourneau, « [e]n aucun cas la narration historienne ne doit prendre la forme d’une politique identitaire menée rétrospectivement. L’histoire, en effet, n’est pas une question d’équité, mais de rigueur. On ne peut décliner le passé au présent[3] ». Létourneau entend proposer une compréhension et une mise en narration de l’histoire « dans l’optique de la production d’une société meilleure[4] », balisée « par l’espérance », et qui se fait complice « d’une interpellation politique et morale positivement endossée par l’interprétant et médiatisée par une éthique collective de la responsabilité[5] ».
L’argumentation de Létourneau ne laisse pas d’être paradoxale. On ne voit pas pourquoi sa démarche historienne serait plus « objective » et « rigoureuse » que celle d’un Gérard Bouchard, par exemple, à moins qu’il ne faille postuler, comme semble le faire implicitement Létourneau, que seule une saisie de l’histoire « dans une perspective éthique et morale[6] » est compatible avec l’entreprise savante. C’est ce qui le fait rejeter le projet national du côté de la « négativité », car le rôle de l’historien est « de tenter finalement de favoriser la victoire du bon sur le mauvais, c’est-à-dire, au sens où nous l’entendons ici, la victoire de l’espoir sur la douleur et celle de la délivrance sur l’animosité[7] ». Bref, si l’histoire ne peut pas être une « question d’équité », il semble non seulement qu’elle puisse mais qu’elle doive être une « question d’éthique et de morale ». Pourquoi une telle démarche serait-elle recevable et telle autre condamnable ? L’éthique fonctionnerait ici comme un concept discriminatoire : c’est une chose que de lire l’histoire d’un point de vue éthique, c’en est une autre que de disqualifier d’autres démarches intellectuelles au nom d’une éthique. En excluant l’autre au profit d’une saisie exclusive de l’histoire quant à sa supposée finalité morale, la position de Létourneau tend à laisser croire que le matériau historique contient un sens, et non pas un sens parmi d’autres.
À vrai dire, si ce sens devait exister, ce ne serait pas tant dans la saisie stricte des faits historiques que par la compréhension de l’univers symbolique qui se structure à partir de la façon dont l’histoire s’énonce comme discours. Non seulement il n’y pas d’histoire sans interprétation individuelle du penseur, mais il n’y a pas d’interprétation individuelle qui ne se rapporte à un champ interprétatif plus général, d’ordre social — et par là symbolique —, car, comme le dit Marc Angenot, tout ce qui se dit et s’écrit dans une société fait état d’événements « qui existent en dehors des consciences individuelles et qui sont doués d’une puissance en vertu de laquelle ils s’imposent[8] ». Cet univers du discours social théorisé par Angenot rejoint en quelque sorte (toute proportion gardée quant aux cadres et visées scientifiques respectifs) l’univers symbolique de Lacan, pour qui le sens se construit nécessairement par l’usage que les hommes font du langage[9].
Nous savons, au moins depuis les travaux d’Émile Benveniste, que la subjectivité du sujet n’existe pas à l’état pur ou sur le mode essentialiste, si l’on peut dire, mais qu’elle est linguistique : le langage dont l’être humain fait usage porte en lui-même sa propre subjectivité. Car l’homme n’a pas « inventé » le langage ; au contraire, « le langage enseigne la définition même de l’homme ». « C’est par et dans le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’“égo”. […] Est “égo” qui dit “égo”. Nous trouvons là le fondement de la “subjectivité”, qui se détermine par la subjectivité linguistique de la “personne”[10] ». Lacan va développer la logique signifiante de cette subjectivité du langage en rapportant celle-ci à l’inconscient. Car « [i]l ne s’agit pas de savoir si je parle de moi de façon conforme à ce que je suis, mais si, quand j’en parle, je suis le même que celui dont je parle ». Aussi Lacan revisite-t-il le cogito cartésien par cette formule : « je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas[11]. » Cela revient à dire que le discours langagier est inféodé au processus inconscient, qu’il relève d’une réalité symbolique ; laquelle, dans la théorie de l’Œdipe, est instituée par la mise en place de la métaphore paternelle. Ce concept de métaphore paternelle est central pour notre propos, et du reste Jocelyn Létourneau insiste bien assez sur la figure du Père pour ne pas ignorer que c’est autour d’elle que se constitue l’espace symbolique.
C’est afin de montrer comment l’enfant accède à la loi symbolique que Lacan, à la suite de Freud, a mis en place la métaphore du Nom-du-Père, concept qui désigne la fonction paternelle telle qu’elle est intériorisée et assumée par l’enfant lui-même. Ce processus métaphorique repose sur un double mouvement de meurtre et de reconnaissance du Père, ainsi que l’a montré Freud par l’illustration du mythe du meurtre du Père de la horde primitive[12], et dont Lévi-Strauss, dans Les structures élémentaires de la parenté, a salué la valeur de « contrordre »[13]. Lacan, pour qui Totem et tabou est « un des événements capitaux de notre siècle[14] », rappelait que « s’il y a quelque chose qui fait que la loi est fondée dans le père, il faut qu’il y ait le meurtre du père. Les deux choses sont étroitement liées — le père en tant qu’il promulgue la loi est le père mort, c’est-à-dire le symbole du père. Le père mort, c’est le Nom-du-Père, qui est là construit sur le contenu[15] ». Ce processus fondamentalement structurant, qui consiste en une métaphorisation, postule donc une expérience subjective qui fait que l’enfant passe du statut d’objet (vis-à-vis de la mère) à celui de sujet, accède au système signifiant de l’univers symbolique, au langage au sens structural du terme : le sujet ne cessera jamais de nommer son désir à travers une chaîne signifiante ordonnée par la métaphore paternelle, et par là de rejouer les conditions de son accès à l’univers symbolique (le double mouvement de parricide et de reconnaissance de la loi) à travers sa tentative de se faire Père. La volonté de passer au rang de Père se soutient d’un parricide. Il n’y aura de sujet que par et dans le langage signifiant, et par rapport à la Loi.
Je voulais simplement, par cette brève intrusion du côté de la psychanalyse et de la linguistique structurale, rappeler d’abord qu’acquérir la parole, prendre la parole, c’est devenir sujet, et que devenir sujet, c’est signifier sa position dans un univers symbolique qui fait que la réalité ne saurait exister que comme représentation. Je voulais, dans un deuxième temps, rappeler le mécanisme par lequel se construit l’univers symbolique (l’accès du sujet au langage signifiant par le biais de la métaphore paternelle) et l’enjeu qu’il postule pour le sujet (devenir Père à son tour), car c’est à partir de cet enjeu, je crois, que nous devons pouvoir saisir le sens profond de l’histoire, en vertu du fait que les homme se projettent dans l’histoire à partir de leur propre compétence désirante. Sans doute la représentation du Père dans l’imaginaire collectif est tout autant le produit de l’histoire que la production de l’histoire : parce que les faits et gestes des hommes ne visent rien de moins et rien d’autre que la nécessité de se faire Père, de construire une paternité symbolique, les hommes ne font que produire une histoire pour que d’autres, fatalement, la défassent et la refassent. L’histoire est un cercle vicieux qui se meut à coups de Pères.
Toute intervention intellectuelle situe systématiquement l’intervenant dans une dynamique sociale signifiante qui relève d’un univers symbolique dont il n’est pas complètement le maître et qui le dépasse largement. Par conséquent, c’est naturellement par rapport à cette dynamique, qui dans le cas du Québec a pris la forme globale et dominante du projet national, et en tant que cette dynamique est proprement inclusive, que réagissent nos « grands et petits penseurs ». Nous sommes toujours, quoi que l’on fasse, quoi que l’on dise, dans la représentation symbolique, une représentation dont la dimension intellectuelle « misère-mélancolie-refondation[16] », que Jocelyn Létourneau condamne au nom d’une rigueur historique par définition insoutenable, est constitutive. Il faut bien voir que les faits historiques eux-mêmes ressortissent à la construction d’un imaginaire collectif intellectuel et populaire à partir duquel s’est mis en place un paradigme de savoir et de compréhension du monde dans lequel le penseur d’aujourd’hui trouve sa place. Si la mise en forme du discours de l’historien commande un devoir de rigueur, c’est à la condition de reconnaître que ce devoir est fondamentalement infiltré par l’univers symbolique qui médiatise inévitablement l’acte historique lui-même. Le discours national est moins le produit d’un contexte socio-historique contingent que la manifestation politique et intellectuelle symptomatique de la structure signifiante qu’il engendre et qui lui donne son sens profond[17].
Dans ces conditions, on aura beau condamner le développement du projet national au nom d’une lecture de l’histoire qui « ne permet pas d’articuler le souvenir au devenir sur un mode heureux[18] », il m’apparaît avant tout que la mise en place de ce projet s’inscrit dans une logique signifiante qui le justifie et le légitime d’office. Dans les pages qui suivent, je voudrais, à la lumière de quelques événements-clefs de l’histoire du Québec, développer succinctement cette dynamique signifiante, qui postule fondamentalement une visée collective de la paternité symbolique (passer au rang de Père).
CONDITIONS HISTORIQUES
Il est évident que, dans le cadre de cet article, il s’agit simplement de voir, en gros, comment l’histoire du Québec construit sa propre logique signifiante à partir des idéologies qui s’affrontent à travers un certain nombre d’acteurs. Sous-jacente à cette lecture, il y a une théorie de la question du Père dont l’essentiel, pour notre propos, se résume à la capacité ou à l’incapacité du Québec de pouvoir se situer dans l’ordre du signifiant paternel, vu comme « le support de la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps symboliques, identifie sa personne [le père] à la figure de la loi[19] ».
La profonde singularité de la situation dans laquelle se trouvent les colons qui débarquent en Amérique, c’est qu’ils ont tout un monde à construire. Socialement, ce sont d’emblée des fils[20] qui, pour autant qu’ils décident de refaire leur vie en Nouvelle-France, inscrivent une rupture avec leur pays d’origine. Ils vivent sous un régime de monarchie absolue, donc dans une structure politique qui témoigne d’une représentation excessive du signifiant paternel, sans compter que l’Église implantée en Nouvelle-France exerce un pouvoir qui « offre beaucoup des caractères d’une théocratie[21] ». Mais, par ailleurs, le contexte culturel nord-américain, si radicalement différent de tout ce qu’ils connaissent, facilite la mise en place de conditions nouvelles de vie, à partir desquelles il serait possible de définir et d’instituer un nouveau pouvoir paternel. Dans ce cadre, les colons seront rapidement amenés à se forger une nouvelle identité ; si bien qu’au bout de deux ou trois générations, ils ne se reconnaissent déjà plus comme Français, mais comme Canadiens. Dès 1698, Duplessy Faber, un officier, affirme que les Canadiens et les Français sont « deux nations différentes ». Mais aux yeux des Français, cette différence implique un jugement de valeur, les Canadiens ayant « peu de subordination » et un esprit « assé porté à la revolte et la desobeissance[22] ». « Parmi les principaux traits attribués aux Canadiens, l’esprit d’indépendance et le rejet de toute contrainte morale ou sociale reviennent avec le plus de constance », insiste Réal Ouellet. Ils sont réfractaires à toute autorité ; « ce trait comportemental se retrouvera dans tous les aspects de la vie coloniale : religieuse, militaire, familiale[23] ». Le Mémoire historique sur les mauvais effets de la réunion des castors dans une même main dresse le portrait suivant du coureur des bois : « Ils vivent dans une entière indépendance ; ils n’ont à rendre compte de leur action à personne ; ils ne reconnaissent ni supérieur, ni juge, ni lois, ni police, ni subordination[24] ». Le gouverneur Denonville ne cessera de condamner les Canadiens parce qu’ils abandonnent l’agriculture pour, dit-il, « prendre le fuzil et passer leurs vies dans les bois, où ils n’ont ny curez qui les gesnent, ny peres ny gouverneurs qui les contraignent[25] ».
Il est inutile d’insister pour que l’on comprenne que, au sein d’un univers symbolique dont il parvient à tirer avantage, le colon de la Nouvelle-France fait figure de fils qui soustrait son action à la référence paternelle. L’élément principal qui va faciliter l’émancipation du fils de la tutelle monarchique, c’est la traite des fourrures, car elle favorise le nomadisme et le contact avec les tribus amérindiennes. Le nomadisme apparaît ainsi comme le principal facteur de distanciation culturelle à l’égard de la société d’origine. Quels sont les traits des nomades ? « [L]’esprit de liberté, l’estime de soi, l’instabilité, l’indiscipline, l’impulsivité », autant de « traits principaux que les observateurs français attribuent aussi aux Indiens à la même époque[26] ». Mais Réal Ouellet apporte une nuance qui compte : « Que les Canadiens aient subi l’influence des Amérindiens, cela est indiscutable. [...] Mais plus qu’une influence, le mode de vie amérindien a exercé un attrait considérable[27] ». Cela signifie qu’au-delà de l’influence, les Canadiens ont volontairement adhéré au mode de vie et de pensée des Indiens, ou à tout le moins assimilé ce mode de vie qui leur paraissait désirable. Comment ces hommes, qui souvent avaient quitté la France pour échapper au joug d’une société dans laquelle ils avaient de la difficulté à trouver leur place, n’auraient-ils pas été séduits par le mode de vie libre et si différent des Indiens ?
L’imaginaire québécois a toujours opposé les coureurs des bois aux défricheurs. Tandis que les coureurs des bois témoignent éloquemment de l’attitude du fils révolté, il ne fait pas de doute que le mode de vie sédentaire (les colons qui cultivent la terre) traduit une position paternelle (qui toutefois est rarement aussi tranchée), ou à tout le moins favorise les conditions d’accès à une éventuelle paternité. Ce n’est que vers 1840 que l’idéologie agriculturiste commencera de s’affirmer, et elle coïncide, nous le verrons bientôt, avec un renforcement du signifiant paternel. Mais entre les deux formes d’occupation du sol, du moins jusque dans les années 1820-1830, il est évident que le nomadisme prédomine — et c’est ce mode de vie qui aujourd’hui structure l’imaginaire populaire lorsqu’il se rapporte à cette époque. C’est dans ce cadre de liberté du nomadisme qu’il faut situer la Conquête, qui ne saurait d’aucune façon signifier une défaite irréparable pour les colons. À vrai dire, s’il y a défaite, c’est avant tout pour la France, et non pas pour les colons, qui « continuent le Canada et non la France », comme le dit Yvan Lamonde[28]. Au contraire, les colons paraissent unanimes à reconnaître que le système constitutionnel britannique leur donne des libertés qu’ils n’avaient pas sous le Régime français, car la monarchie constitutionnelle a le grand mérite, comparativement à l’absolutisme monarchique de l’Ancien Régime, de tenir un homme pour « quelque chose », selon le mot du leader francophone P.-S. Bédard[29]. La Conquête, loin d’être une coupure dans le destin des Canadiens, s’offre à ceux-ci comme une occasion pour trouver plus rapidement la voie de l’émancipation vers la paternité symbolique, bien que les pouvoirs locaux et métropolitains unissent leurs forces et leurs intérêts pour maintenir une structure patriarcale forte. « Seigneurs, autorités locales et métropolitaines partagent les mêmes valeurs et les mêmes intérêts : croyance dans la monarchie, fidélité au roi, appui de l’aristocratie, union de l’État et de l’Église », résume Lamonde[30].
Il faut voir que se met en place, dans les années immédiates qui suivent la Conquête, un rapport de force qui oppose Londres et le clergé aux bourgeois des professions libérales et marchandes, lesquels, en 1810, vont constituer l’essentiel de la députation francophone. Le clivage, en effet, entre les valeurs monarchiques et les valeurs démocratiques, prendra une forme plus nette au tournant du siècle. Le point de vue du fils s’exprimera de façon privilégiée dans la vision parlementariste qui, dans les années 1810, notamment par le biais du Parti canadien et de son journal Le Canadien, conteste la vision monarchique dominante et permet le développement d’une conscience communautaire et identitaire chez les francophones. En fait, les luttes entre les libéraux et le clergé, qui, à travers l’opposition de deux visions politiques du monde (une vision monarchique et une vision républicaine), balisent toute l’histoire du xixe siècle, s’inscrivent dans le cadre d’une dynamique identitaire signifiante qui place dans une relation symbolique conflictuelle le fils vis-à-vis du Père. Et ce rapport de force départagera, pour environ les deux cents ans qui vont de la Conquête à la Révolution tranquille, les positions symboliques du Père et du fils.
Globalement, le passage du Régime français au Régime anglais permet donc au fils de poursuivre son processus de séparation d’avec le Père ; et c’est bien pourquoi les colons ne se sont pas révoltés contre la Conquête : la forme de rapport à l’autorité passait avant la promotion de la langue et la valorisation de la référence culturelle. Inspirés par l’exemple américain, les libéraux les plus radicaux du Parti patriote revendiqueront, auprès des autorités britanniques, une plus grande prise en compte des valeurs démocratiques qui, pour eux, passent bien avant les valeurs nationales. La question linguistique ne viendra qu’ultérieurement se greffer à cette dynamique. « Après 1830, le libéralisme rejoint la question de la nationalité, du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Il est important, de ce point de vue, de souligner qu’au Bas-Canada, tout comme en Europe et dans les Amériques, le courant libéral avait devancé le courant nationalitaire », écrit Lamonde[31]. Les questions nationales dérivent toujours d’un certain ordre de rapport au Père. Ce qui est essentiel, c’est la lutte pour le pouvoir, le rapport symbolique qui est alimenté avant tout par la structure d’un pouvoir colonial qui défavorise sciemment les Canadiens français et à partir de laquelle se positionnent respectivement les libéraux et le clergé, lequel se range systématiquement derrière le pouvoir anglais et fait la promotion des valeurs de l’Ancien régime en France.
L’affrontement entre le fils et le Père culmine, bien sûr, dans les événements de 1837-1838. Cet affrontement est marqué par une contestation en règle de tout signifiant paternel dont est investi l’univers socio-politique de la colonie : la métropole (Londres), le Conseil législatif, le clergé, les seigneurs. Les défaites des rébellions de 1837-1838, qui vont conduire la métropole à mettre en place le projet d’union qu’elle projetait depuis longtemps, marquent l’écrasement du fils devant l’autorité du Père et paraît inscrire dans l’imaginaire collectif l’acquisition inconsciente d’un mécanisme d’infériorisation qui intervient encore aujourd’hui. Cet écrasement explique le fait qu’on passe « d’une opposition quasi totale des Canadiens français à l’Union de 1840 à son acceptation majoritaire en 1848-1849[32] ». D’autre part, à la faveur de ces défaites, le clergé, dont le loyalisme militant est récompensé par le pouvoir anglais qui lui octroie la reconnaissance de son statut légal (perdu lors de la constitution de 1791), connaît une forte émancipation (recrutement accru dans les séminaires, vivacité des congrégations religieuses, zèle de la prédication populaire), consolide son orientation ultramontaine (qui affirme la primauté de l’Église sur l’État) et déploie son intervention sur le terrain de la politique (« l’influence indue »).
Il se passe là quelque chose de capital, qui va conduire à un renforcement complexe du signifiant paternel. Les Patriotes refusaient la France comme le Canada anglais, ils s’inscrivaient en fils révoltés à l’égard de toute position paternelle ; les derniers fils rebelles, avant qu’ils ne réapparaissent sur la scène intellectuelle dans les années qui précèdent la Révolution tranquille, sont les libéraux qui se regroupent autour de l’Institut canadien de Montréal à partir des années 1850 pour lutter contre la collusion entre le clergé et les conservateurs, collusion qui radicalise le signifiant paternel. En revanche, les élites cléricales de 1850 opèrent un retour au Père d’autrefois : la référence française à laquelle se rapportent les élites, c’est la France de l’Ancien Régime, celle contre laquelle les fils s’étaient préalablement révoltés, cette figure de Père tout-puissant à laquelle la France révolutionnaire aura entre-temps substitué une figure paternelle démocratique. « La mission nouvelle du Canada français serait donc de perpétuer et de promouvoir la culture française, nos racines françaises, de rester fidèles à notre passé, à nos origines. Avant 1840, ce n’est pas du tout le discours que tenaient les Patriotes, qui n’avaient rien de nostalgiques et se montraient même plutôt sévères à l’endroit de la France, eu égard à l’administration coloniale que cette dernière avait exercée avant 1760 », rappelle Gérard Bouchard[33]. En d’autres termes, l’histoire allait pour quelque temps fonctionner à partir d’« une scission consacrée par le discours entre nation politique et nation culturelle[34] », mais avec les conséquences que cela suppose, puisque s’il est vrai que de privilégier « une conception avant tout culturelle de la nation, c’était se condamner à la marginalité[35] », il est tout aussi vrai que l’Église allait, au sein de ce repli marginal, exercer un pouvoir discrétionnaire.
Indéniablement, en ce qui a trait à la dynamique signifiante, la deuxième moitié du xixe siècle se caractérise par une domination éhontée du pouvoir paternel qui entraîne un recul des libertés du fils, en raison de l’ingérence du clergé dans les affaires politiques et civiles. Les valeurs sociales sont celles du Père tout-puissant de la monarchie de droit divin, situation qui fait du Québec un cas particulièrement anachronique quant à la circulation des principes démocratiques en Europe (les acquis de la Révolution triomphent en France vers 1848, donc au moment même où, au Québec, l’idéal républicain cède devant le pouvoir autocratique) et aux États-Unis, et qui du coup allait donner naissance au mythe de la vocation particulière du peuple canadien-français. L’idéologie de la survivance aura fait en sorte que le clergé sera parvenu à reléguer la figure paternelle anglaise, dans l’ombre de laquelle elle avait fait la promotion de ses intérêts jusqu’aux rébellions, au second rang, se constituant elle-même comme référence paternelle absolue sur le mode de la France pré-révolutionnaire[36]. Il faut une figure de Père extrême pour que naisse un tel mythe, un tel messianisme ; de la même manière que le peuple juif trouvait son élection dans le récit des grands patriarches de l’Ancien Testament, le Québec, dont l’idéologie cléricale serait implantée, sous l’égide de l’abbé Casgrain, dans l’émergence du genre romanesque, allait se construire une identité et un destin problématiques, indûment surdéterminés par la cohabitation excessive de signifiants paternels.
Fernand Dumont parle d’un « hiver de la survivance[37] » pour qualifier, malgré certaines transformations, l’état de la société québécoise jusqu’à la Révolution tranquille environ. Une centaine d’années qui vont, grosso modo, de l’émergence du discours politique conservateur au milieu du xixe siècle au pouvoir duplessiste (Duplessis, « le plus glorieux […] de nos pères[38] »), durant lesquelles le fils aurait hiberné. La faillite du clergé autour de 1950-1960 et l’émergence concomitante du nationalisme moderne, social-démocrate, dégagé de ses origines cléricales, marque une étape cruciale dans l’avancement du fils vers la paternité symbolique. L’assaut se porte à la fois contre un double signifiant paternel, religieux et politique, voire ethnique, comme si le déficit symbolique de l’Église permettait un retour musclé de la révolte contre la référence politique anglaise. Et si l’Église tombe, en outre sans grande résistance, c’est selon la logique structurelle de la dynamique qui nous occupe. En effet, dans son évolution ultramontaine (contestée à partir du tournant du siècle), l’Église, tout en maintenant sa position autoritaire paternelle vis-à-vis des Canadiens français, s’est progressivement positionnée en figure de fils vis-à-vis du pouvoir anglais. D’une part, les élites ecclésiastiques, qui avaient ramené les Canadiens français à un modèle de fidélité au Père, stigmatisant la révolte des fils, se trouvaient, par l’identification culturelle à l’Ancien Régime auquel les fils s’étaient autrefois opposés, à favoriser le développement d’une nouvelle révolte dont elles seraient fatalement les victimes. D’autre part, l’Église allait graduellement, sous l’impulsion d’un développement toujours accru du sentiment national, engager un rapport de force avec le Canada qui la plaçait elle-même en position inférieure de fils, ce qui ne pouvait que rendre plus vulnérable sa face paternelle. Il faut relire, dans cette perspective, les romans de l’abbé Groulx, qui significativement défend les valeurs du fils vis-à-vis du pouvoir anglophone, ou encore le Menaud de Félix-Antoine Savard, où la folie de Menaud ne tient pas à autre chose qu’à l’impossibilité tout ensemble de prétendre à un statut de père et de se confiner à un statut de fils. Il y a un tragique ecclésiastique au Québec dont on n’a jamais, je crois, compris l’importance, et qui est déterminé par les circonstances complexes à partir desquelles la paternité ecclésiale s’est constituée et a évolué.
Que le nationalisme moderne naisse au moment où tombe l’Église, cela n’est pas un hasard : en abolissant cette première figure paternelle, née sur les ruines des Troubles de 1837-1838, on pouvait s’attaquer à « l’autre », à laquelle le pouvoir ecclésiastique s’était momentanément substitué, et enfin inscrire la collectivité dans le sens de la paternité par la fondation d’un pays. Que le Québec n’y soit pas parvenu au terme de deux projets référendaires ne montre que mieux l’extrême difficulté historique de ses conditions d’accès à la figure politique collective de la paternité[39].
REFONDER LA FIGURE PATERNELLE
Dans Passer à l’avenir, Jocelyn Létourneau consacre tout un chapitre à la métaphore du « pays comme enfant », métaphore forgée par Fernand Dumont et qui donne son titre à un ouvrage de Serge Cantin, Ce pays comme un enfant. Il va sans dire que Létourneau discrédite la métaphore qui lie l’intellectuel à un devoir de mémoire, à « une révolution de la Mémoire[40] » qui fait appel aux ancêtres et à la conversion du passé douloureux. Dans cette perspective, l’intellectuel qui porte son pays comme un enfant aurait le mandat de le conduire à l’âge adulte, c’est-à-dire à l’indépendance. À mes yeux, la compréhension de cette métaphore fait problème. En effet, la métaphore incite à déduire que l’intellectuel est en position de père vis-à-vis du pays, alors que, tout au contraire, cette position paternelle est précisément conditionnelle à la fondation politique et juridique du pays. La question n’est pas de se comporter en père pour faire naître un pays, mais l’inverse : il faut faire naître le pays pour pouvoir devenir père. Ce que l’intellectuel porte dans ses bras, c’est plutôt sa part d’ombre, sa propre incapacité à se faire père. Dans son rapport au pays qu’il doit faire naître, l’intellectuel projette sa propre infantilisation. Et c’est bien sûr dans cette part d’ombre que se situe le rapport aliénant d’intériorisation de l’Autre dont s’est nourrie la pensée des années 1960 inspirée par les thèses de Frantz Fanon et d’Albert Memmi, et que, trente ans plus tard, faisant le bilan socio-politique et idéologique du Québec, Fernand Dumont identifie comme un « premier niveau de conscience historique[41] », qui rejoint inévitablement le niveau symbolique que j’essaie de mettre en lumière à partir de la métaphore paternelle.
Ce discours étonnement tenace, ce « premier niveau » ou « niveau symbolique », je ne vois pas très bien comment nous pourrions, pour l’instant, en faire l’économie. C’est pourquoi on aura beau reprocher, comme le fait Jocelyn Létourneau, à « tous les grands intellectuels canadiens-français et franco-québécois, depuis Garneau jusqu’à Dumont », une vision de l’histoire qui traduit, « à des degrés variables de modulation, de subtilité et de complexité », « la condition québécoise sous le mode de la tragédie, de l’hibernation, du parcours infléchi, de la survivance dans le repli et le retrait[42] », il reste un fait : cette conscience historique n’est pas tant le produit d’une réalité événementielle que ce qui procède, en tant que construction intellectuelle, d’un profond malaise identitaire. Or, à quel titre pourrait-on contester une démarche intellectuelle, indépendantiste en l’occurrence, que légitime d’office la dynamique signifiante qui la fonde ? Comment, en d’autres mots, disqualifier la construction intellectuelle que quelqu’un fait de sa vie et de sa collectivité, sous prétexte qu’elle « reste au fond prisonnière de cette mélancolie qui surdétermine ou inspire l’histoire par laquelle l’on donne sens, cohérence et matière dense au passé des Québécois[43] » ? N’y aurait-il pas ici, au contraire, un discours intellectuel qui se trouve d’emblée justifié du fait non pas qu’il est dicté par l’histoire, mais parce que, comme tout discours d’essayiste, il prend conscience de l’histoire collective à partir de sa propre histoire intime — au sens fort du terme, l’histoire intime étant vue comme pourvoyeuse de sensibilité et d’intuition qu’ultérieurement la connaissance et le savoir sont amenés à fonder, à formuler dans le cadre d’une représentation[44] ?
Jocelyn Létourneau n’a pas tort quand il affirme que c’est « par le souvenir d’un passé éprouvant, parfois navrant, que [l]es Québécois médiatisent généralement leur rapport au monde[45] » ; mais je ne le suis plus lorsqu’il y voit une incarnation du mal. Sans doute faut-il une fois pour toute sortir de cette idéologie nostalgique, que certains qualifient d’idéologie du ressentiment ; il semble pourtant que seul le projet national soit susceptible de fonder cette perspective, en vertu du propre système structurel de représentation auquel il renvoie historiquement. La question du projet national est structurelle ; dans la logique signifiante de l’histoire du Québec, ou si l’on veut dans la capacité du Québec à penser son propre destin, le projet national, qui symboliquement équivaut à un « devenir Père », relève d’une complexion psychologique qu’on ne saurait ignorer, au risque d’errer. Et c’est sans doute ce que sentait bien Fernand Dumont lorsqu’il affirmait être nationaliste « par nécessité[46] ». Dans ces conditions, l’on ne saurait saisir la fidélité aux ancêtres comme cette sorte de masochisme existentiel que décrit Létourneau, mais plutôt comprendre cette fidélité en l’inscrivant dans un long parcours de fondation du pays, qui du coup orchestrerait la refondation de la figure paternelle. Alors, nous pourrions quitter la voie du nationalisme, cette « forme d’impulsion de jeunesse[47] », et passer à autre chose, enfin.
Certes, il y a cette fatigue, cette « grande fatigue, cette sournoise tentation de la mort[48] », qui serait le pire ennemi du souverainiste ; cette « grande fatigue collective qui se dissimule derrière l’alibi de la mondialisation de l’économie, du respect des droits de la personne ou du multitrans-culturalisme, où l’on nous exhorte à disparaître[49] ». Mais comment, à force d’endosser la posture du fils, ne pas être fatigué, ne pas être tenté par des envies suicidaires ?
Cela dit, le problème n’est pas cette fatigue, dont on se croit d’autant plus la victime qu’on se convainc d’être fatigué, que l’absence d’un projet de société capable de fonder une paternité éthique. Non pas construire un projet éthique dans l’optique de la morale téléologique qui oriente la compréhension de l’histoire de Jocelyn Létourneau, mais plus simplement parce que ce projet est constitutif de toute figure paternelle digne de ce nom, celle qui fonde l’ordre symbolique comme transmission des valeurs sociales et culturelles. Et sans doute faudrait-il, pour comprendre le sens du projet éthique, s’interroger sérieusement sur l’évacuation brutale des repères métaphysiques avec la Révolution tranquille, et en tirer quelques leçons. Car s’il ne fait aucun doute que la défaite des Patriotes explique structurellement les conditions de l’imaginaire québécois contemporain, il faut y ajouter la mort de Dieu dans les années 1950. Non pas parce que l’Église représentait une figure paternelle acceptable, au contraire — et Hubert Aquin savait ce qu’il faisait en plaçant dans un rapport d’équivalence « Dieu » et la « Confédération », car dans les deux cas, il s’agit « d’une grandeur infinie qui le confronte[50] » —, mais seulement parce qu’on n’a pas su réinvestir les valeurs dont elle était porteuse dans une nouvelle figure paternelle (plus équitable). On a préféré tout raser et évacuer la référence paternelle, oubliant scandaleusement que le parricide n’est pas un but mais un moyen pour « passer à l’avenir », c’est-à-dire pour définir une nouvelle représentation de la paternité. Le Québec de la Révolution tranquille, en liquidant un héritage paternel, certes abusif à maints égards, mais dont il a été incapable de réintroduire dans une forme moderne les principales valeurs, a échoué lamentablement[51] ; au risque même de rendre symboliquement inopérante une situation politique qui conduirait à l’indépendance. Le Père ne peut pas se contenter d’être un signifiant politique ; une paternité sans croyance culturelle transcendante sera toujours bancale. Reste alors le désarroi, le nôtre actuellement[52]. Françoise Loranger disait en 1969 : « La mort de Dieu, du moins de Dieu tel que les religions nous le présentaient autrefois, coïncide trop avec la mort du père, également tel qu’on se plaisait à le voir autrefois, pour n’être qu’une coïncidence[53] ». De fait, la mort de Dieu s’offre comme un concept qui cristallise, sur les plans philosophique, social et familial, l’échec, ou à tout le moins le discrédit, de l’autorité et de la loi ; à sa suite, le reste pouvait bien mourir — mort du Sens, mort du Genre, fin de l’Histoire, et pourquoi pas mort du projet national.
Bref, je le répète, comment justifier un pays sans le Sens qui le fonde ? Le Québec a beau être structuré par un imaginaire qui conduise à l’indépendance, il ne sera jamais un État indépendant véritable s’il ne rétablit pas préalablement les valeurs qui peuvent donner sens au projet national, qui doivent culturellement fonder la figure paternelle dans sa fonction d’ordre et de loi, génératrice d’un système de croyances, la figure collective de la maturité. La paternité socio-culturelle est conditionnelle à la paternité politique. À l’heure de la mondialisation des marchés et du nivellement sauvage de la culture, le défi est de taille.
NOTES
* Francois Ouellet est professeur de littérature à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a publié récemment un essai sous forme de lettres avec François Paré : Traversées, Le Nordir, 2000.