Il est devenu un truisme de constater la disjonction opérée par la tradition de pensée occidentale entre l’âme et le corps. Quand le corps est au repos, l’esprit veille ; quand le corps s’agite, l’esprit sommeille. Il n’y aurait donc pas directement de communication possible entre les deux mondes entre lesquels gravite l’existence humaine. Le Mythe de la Caverne, fondateur en un certain sens de la philosophie, n’est pas seulement une allégorie de l’illusion des choses et des êtres, il est d’abord une allégorie de l’illusion des sens ainsi qu’un appel à mettre entre parenthèses ce que nous enseigne notre corps afin d’atteindre la pleine et éblouissante lumière d’une vérité toute intérieure.
Alors qu’il introduit à cette réflexion en résumant la dernière scène de Socrate s’apprêtant à boire la ciguë, Starobinski nous amène toutefois ailleurs, vers un entrelacement du dedans et du dehors, vers un embrassement de l’intériorité et de la sensibilité corporelle. Les exemples nombreux qu’il cite à la barre soulignent tous non seulement l’attention que l’esprit prête à son corps, mais la révélation que l’esprit atteint par l’écoute des sensations corporelles, la connaissance du monde que l’exploration de la présence charnelle permet. Si l’intimité est un refuge ou une dernière et fragile retraite, elle est aussi le théâtre de tout l’humain, le lieu où l’existence humaine s’illumine, pour peu que l’âme veuille épouser, quelques brefs instants, sa propre et irréductible présence au monde. Proust aurait-il mieux connu les jouissances et les désespérances charnelles s’il avait été moins longtemps tenu alité ?
Quant à Jeudy, son texte tire la même morale d’exemples tout à fait différents. Le visage lui semble l’habitation naturelle de l’âme. Pour lui, le paraître trahit sans cesse l’être. « La détresse était écrite sur son visage », « avoir la tête de l’emploi », « avoir mauvaise mine », « être bien dans sa peau », voilà autant d’expressions familières nées de la reconnaissance d’un lien entre les expériences de notre vie et notre façade corporelle. En effet, nous exigeons de notre corps et du corps des autres qu’ils soient cohérents par rapport aux vies que nous menons. Et, par opposition, nous refusons la plupart du temps que le corps soit aussi l’enveloppe d’un mystère. « Le corps n’existe pour nous », écrit Jeudy, « que dans une forme organique absolument affirmative. » Aussi, si le souci de « cohérence perpétuelle » guide nos jugements les plus spontanés (se coiffer selon son âge) comme les plus réfléchis (les guides alimentaires médicinaux), c’est bien que nous tenons, règle générale, l’intime conviction d’avoir continuellement notre existence spirituelle « dans la peau ».
Ce deux très beaux textes permettent de jeter un regard neuf sur une tradition des rapports entre le corps et l’âme plus complexe qu’il n’y paraît.
Jean-Philippe Warren