Socrate, après avoir, dans le mythe, décrit la terre supérieure et le monde infernal, invite ses amis à donner congé « à tout ce qui est un plaisir concernant le corps. » Après quoi, il se rend au bain, pour se préparer à prendre la ciguë. La dernière journée s’est écoulée, le soleil se couche. Une fois le poison broyé par le serviteur, Socrate prend la coupe et la vide d’un trait. Il a été instruit : il doit marcher dans la chambre jusqu’à ce qu’il sente la pesanteur s’emparer de ses jambes. Et Phédon raconte : « Il continuait de circuler, quand il nous dit qu’il sentait s’appesantir ses jambes ; il s’étendit alors sur le dos […]. Le serviteur de la prison, dans le même temps, posait sur lui la main et lui examinait par intervalles les pieds et les jambes ; lui ayant ensuite fortement pressé le pied, il lui demanda s’il le sentait. Socrate répondit que non. Après quoi, l’autre en fit de nouveau autant pour le bas des jambes, et, remontant de la sorte, il nous fit voir qu’il se refroidissait et devenait raide. » Dans cette admirable scène finale, Socrate perçoit, à l’intérieur de lui-même, l’insensibilité qui progresse, la mort qui monte. Le corps, ce vieil ennemi, joue sa partie, en s’effaçant. Il ne sent plus la main qui le touche et le presse. C’est une douce délivrance — si douce qu’il en faut remercier Asclépias, dans un dernier souffle. Ainsi fait son entrée, sur le théâtre de la philosophie, l’image de l’homme couché. Ici, l’âme abandonne le corps, après s’être sentie abandonnée par le corps. La perception interne est bien présente, mais c’est la perception consciente de l’absence de perception. Dans la perspective platonicienne — faut-il le rappeler ? —, le corps n’est pas la véritable intimité. Ses douleurs, ses plaisirs, si harcelants qu’ils soient, sont des illusions extérieures, comme les murs de la prison. L’intime vérité se fait jour dans les actes de l’âme, dans sa réminiscence, dans sa participation au monde des essences.
L’homme couché a interrompu les mouvements dont se composent les gestes utiles. Il se trouve aux confins de l’absence, il est plongé dans le rêve, ou au contraire il s’éveille, il éprouve la fatigue ou le bien-être de son corps, sa pesanteur ou sa légèreté. Les rapports du dedans et du dehors se simplifient, mais pour la conscience qui les observe, ils s’amplifient, ils deviennent plus mystérieux, plus problématiques. Dans la posture de l’abandon, une révélation peut être accueillie. Les philosophes ne sont pas les seuls à porter témoignage : les poètes, les romanciers en savent, sur ces états, parfois davantage que les métaphysiciens.
Descartes, au collège, et par permission spéciale des supérieurs, avait obtenu de rester couché dans son lit toute la matinée. Il lui est arrivé de méditer sur les étranges similitudes de la veille et du sommeil : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais […] habillé, que j’étais assis auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? » La méditation conduit Descartes à affirmer, comme Platon, l’existence autonome de l’âme, substance pensante. Mais l’âme est avertie par les sens. Et avec quelle précision Descartes n’en fait-il pas l’inventaire ! Il propose une claire distinction entre trois catégories de perceptions : celles « que nous rapportons aux objets qui sont hors de nous » ; celles « que nous rapportons à notre corps » ; et « celles que nous rapportons à notre Âme » (Traité des passions de l’âme, 23-25). Des cinq sens qui nous communiquent les messages du monde extérieur, il faut donc distinguer les sensations corporelles. Ce sont « celles que nous avons de la faim, de la soif et de nos autres appétits naturels, à quoi on peut joindre la douleur, la chaleur et les autres affections que nous sentons comme dans nos membres, et non pas comme dans les objets qui sont hors de nous ». Comment nommer cette sensibilité qui nous fait percevoir l’intérieur de notre corps ? On ne peut lui conférer le nom de « sens interne », car une tradition philosophique bien établie réserve cette notion pour la conscience que nous prenons de nos idées, ou des images produites par notre fantaisie. La même tradition nommait « sens commun » la perception unifiée, ce qui nous parvenait par tous les canaux sensoriels. Tant que l’intériorité corporelle n’est d’aucune importance en regard de l’intériorité spirituelle, on se contentera de parler des passions du corps.
Mais son importance s’affirmera toujours davantage. Les auteurs du xviiie siècle parieront d’un sixième sens, d’un tact intérieur, d’un sens de la coexistence de notre corps. Puis viendra le néologisme cénesthésie (Reil, 1794), puis la « sensibilité générale ». Mais qu’importe le nom ! Ce que nous devons constater, c’est la valeur grandissante qui s’attachera à la sensation organique, à l’ensemble des messages qui, du fond de nos viscères et de nos membres, bâtissent l’existence vivante que nous sommes, nous soutiennent à tout instant dans notre rencontre avec l’espace extérieur et les innombrables objets qui le peuplent. C’est de ce tréfonds que partent les actes qui nous font affronter le dehors, et c’est dans cet arrière-monde obscur que se répercutent — émotions somatisées — les échos de nos activités extérieures. Philosophes et poètes, dès le milieu du xviiie siècle, savent que notre vie à ciel ouvert est tributaire de la passion qui la stimule, du sommeil qui la protège.
S’il est un texte qui dit exemplairement l’importance de la sensation corporelle, c’est Le rêve de d’Alembert de Diderot. Il met en scène, dans le dialogue central, un philosophe couché, rêvant à haute voix et construisant dans son délire lucide le système de la vie universelle — de l’atome sensible à l’embryon, de l’embryon à l’ensemble universel des êtres, à travers l’espace et le temps infinis. D’Alembert tient un discours exalté sur la genèse du vivant, sur le réseau qui s’organise à partir des premiers germes, et où l’énergie matérielle du monde s’épanouit en corps animés, éphémères et glorieux. Mais la pensée qui s’exalte dans ses visions, le monde qui s’ouvre devant elle, font monter la vague du plaisir dans le corps du dormeur. À l’instant où la pensée, au terme de ses efforts d’imagination, arrive à une suprême vision, dans l’illumination totale de la réalité cosmique, le corps du dormeur éprouve l’orgasme, répand la semence — ce qui relance la pensée vers d’autres hypothèses biologiques. L’entrelacs du sensible, de l’imaginaire et du rationnel dans la personne du géomètre endormi, met en pleine évidence la triade corps-esprit-monde dont, plus près de nous, Paul Valéry s’exercera à penser l’interdépendance.
Diderot, dans son approche matérialiste de la psychologie humaine, souhaite abolir l’ancienne opposition entre l’intériorité spirituelle et l’enveloppe corporelle. Il imagine, dans la matière inanimée, une sensibilité obscure, de perceptions rudimentaires, qui ne demandent qu’à s’éveiller, à s’organiser, à passer à l’état de sensibilité « active ». Dans le grand tissu du monde tel que le conçoit Diderot, on pourrait croire qu’il n’y a plus ni dedans ni dehors. Il est permis de rêver que nous vivons dans la vaste sphère d’une intimité universelle. Mais tout aussi bien, l’on peut se sentir traversé par les forces d’un dehors infini. Paradoxalement, toutefois, ce monisme joue au bénéfice des sensations internes : dans ce qu’éprouve en son corps l’homme couché, lorsqu’il cesse momentanément de prêter attention à la réalité externe, se manifeste et se révèle aussi bien, de manière immédiate et impérieuse, la grande loi du monde.
Assurément, les révélations du corps actif ne sont pas moins précieuses que celles du corps couché. L’on a vite fait de découvrir que les sensations du corps au repos ne prennent leur qualité propre que par l’alternance qui les fait succéder à la dépense d’énergie de nos batailles extérieures. Celui qui a commencé d’écouter sont corps aux abords du sommeil ne cesse plus de l’écouter dans les exercices de la vie éveillée : la course, la danse, la nage.
L’admirable Centaure de Maurice de Guérin est le récit que fait un être mythique, en qui s’unissent la sagesse humaine et la fougue animale : sa jeunesse fut l’épreuve heureuse de toutes les forces de la vie — celles du monde extérieur comme celles du corps.
Dans le paysage naturel, l’individu hybride rencontre les éléments qui le portent, ou qui s’opposent à lui ; le courant des fleuves, le souffle des vents. Gagné par l’ivresse de la course, il se livre au monde extérieur. Puis, s’arrêtant subitement, il perçoit le monde intérieur, occupant à son tour tout l’espace de la sensation : l’énergie externe, comme une vague, s’est déplacée à l’intérieur. « Ainsi ma vie […] frémissait dans tout mon sein. Je l’entendais courir en bouillonnant et rouler le feu qu’elle avait pris dans l’espace ardemment franchi. Mes flancs animés luttaient contre ses flots dont ils étaient pressés intérieurement, et goûtaient dans ces tempêtes la volupté qui n’est connue que des rivages de la mer, de renfermer sans aucune perte une vie montée à son comble et irritée ». Viendra, au soir, le moment d’un plus profond repos : la position couchée, au seuil de la grotte qui protégea le début de son existence, est pour le Centaure la naissance à la vie contemplative et à l’identité distincte : « Mais lorsque la nuit, remplie du calme des dieux, me trouvait sur le penchant des monts, elle me conduisait à l’entrée des cavernes et m’y apaisait comme elle apaise les vagues de la mer, laissant survivre en moi de légères ondulations qui écartaient le sommeil sans altérer mon repos. Couché sur le seuil de ma retraite, les flancs cachés dans l’antre et la tête sous le ciel, je suivais le spectacle des ombres. […] Ainsi je veillais ayant à mes pieds une étendue de vie semblable à la mer assoupie ».
Maurice de Guérin est loin d’être une exception en son siècle. Sur un ton plus familier, plus proche aussi de ce que nos contemporains nommeraient la « régression narcissique », Charles Lamb, dans le court essai intitulé Le convalescent, célèbre « le magnifique rêve, pour un homme, d’être étendu dans son lit », percevant les parties endolories de son corps qui reviennent à la vie, y appliquant toute son attention et tous ses efforts, dans une silencieuse souveraineté délivrée de tout devoir extérieur.
Valéry, dans l’un de ses premiers Cahiers, a le sentiment que rien n’a encore été suffisamment dit sur l’expérience du corps couché. Il note : « Une scène de lit manque à la littérature. » La soirée avec Monsieur Teste est l’histoire d’un esprit souverain, en deux moments successifs : la soirée au théâtre, où Teste, du haut de la galerie observe avec l’attention la plus vive le rapport extérieur entre les spectateurs de la scène ; puis le coucher de Monsieur Teste, dans sa moderne chambre garnie : là, sous le regard du narrateur, la conscience du héros intellectuel tente de scruter lucidement son propre théâtre intérieur, guettant les élancements de la douleur de son corps allongé, mais se laissant vaincre peu à peu par la fatigue et par l’effet de la drogue calmante. « Il y a des instants où mon corps s’illumine […]. C’est très curieux. J’y vois tout à coup en moi […] je distingue les profondeurs des couches de ma chair ».
D’autres textes pourraient être mis en regard de celui-ci, d’une tonalité assurément fort différente : La mort d’Ivan Ilitch, de Tolstoï, où la mort qui gagne le corps apprend au moribond solitaire à porter un jugement plus équitable sur les valeurs sociales et morales ; les pages initiales de la Recherche du temps perdu, où le narrateur étendu, qui longtemps s’est « couché de bonne heure », voit peu à peu monter, pour remplir les heures d’insomnie, les scènes de son passé, rêvées ou ressaisies pas sa mémoire volontaire. De façon presque didactique, John Cowper Powys, dans son essai In Defence of Sensuality, expose les trois voies de la sensation : pensée, perception externe, perception corporelle ; du corps étendu surgissent les révélations archaïques d’un Ichthyosaurus Ego.
Quelques-uns des plus beaux poèmes français de notre siècle sont des explorations du corps, et le plus souvent du corps couché. Jules Supervielle est revenu avec insistance sur ce motif :
Ici l’univers est à l’abri dans la profonde température de l’homme,
Et les étoiles délicates avancent de leurs pas célestes
Dans l’obscurité qui fait loi dès que la peau est franchie,
Ici tout s’accompagne des pas silencieux de notre sang
Et de secrètes avalanches qui ne font aucun bruit dans nos parages,
Ici le contenu est tellement plus grand
Que le corps à l’étroit, le triste contenant […]
Il faudrait évoquer aussi bien Henri Michaux et l’admirable prose Arriver à se réveiller. Et s’il est vrai que la plupart des grands thèmes de la tradition philosophique ont subi, dans la littérature moderne, leur transfiguration parodique, il faut considérer le Malone meurt de Samuel Beckett comme la caricature clownesque et tragique d’un thème habité par le souvenir de Socrate et de Descartes. Malone est le dernier philosophe couché.
Lisant Supervielle, lisant Michaux, je me suis parfois demandé pourquoi les paysages déployés dans les profondeurs du corps prenaient aujourd’hui tant d’importance — jusqu’à se substituer aux paysages du monde extérieur. L’une des réponses que je me suis donnée, c’est que le monde extérieur, auquel la technique moderne impose son ordre et ses désordres, est devenu agressif, décevant, inhabitable (à de certaines heures). Il reste, à l’intérieur de nous, un monde sauvage, dont les images ne sont pas toujours rassurantes, mais où nous avons le sentiment de retrouver intacte une nature première, qui a subi trop de blessures, autour de nous, à l’extérieur.
NOTES
* Jean Starobinski est professeur de littérature à l’Université de Genève.