« Nos aînés vivaient dans une atmosphère de sécurité,
et nous vivons dans l’inquiétude. »
Jean-Guy Blain
LES SENTIMENTS ONT UNE HISTOIRE
L’histoire des idéologies, du moins celle le plus souvent pratiquée jusqu’à aujourd’hui, s’attarde davantage à ce que Fernand Dumont appelait, en empruntant le terme à la psychanalyse, les grandes rationalisations d’une époque, qu’à défricher le langage à partir duquel ces rationalisations prennent forme et s’articulent. Nous privilégierons pour notre part dans cet essai l’analyse de l’esprit d’une époque, plus spécifiquement de ce qu’on pourrait nommer son état d’esprit, afin de dégager l’ambiance générale dans laquelle les idéologies de la Révolution tranquille sont nées, ont évolué et éventuellement périclité. Le rire rabelaisien de l’époque médiévale analysée par Bakhtin, c’en était presque le parfum pour le fleuriste, c’est-à-dire ce qui révèle immanquablement la fleur sans toutefois en être. Le dandysme pour la fin du xixe siècle, la mélancolie pour la Renaissance, voilà des sentiments qui caractérisent autant, sinon peut-être mieux, une époque que des tableaux statistiques et quelques chiffres sur le degré d’industrialisation.
Est-il possible de dégager un tel état d’esprit pour la jeune génération québécoise de l’après-guerre ? Nous le croyons. Par-delà les nuances inévitables et la part qu’il faut faire à toute une série de sentiments collectifs parallèles ayant court au même moment, nous croyons pouvoir dégager quelque chose qui, tout en rappelant le sentiment de l’absurde dont on a pu dire qu’il caractérisait la jeune génération européenne d’après-guerre, lui échappe par ses racines chrétiennes : quelque chose qui émerge d’un existentialisme chrétien ayant à l’évidence ses inflexions particulières. Cet existentialisme chrétien ne s’alimente pas d’une condition humaine absurde parce qu’en déréliction de la divinité, il se nourrit plutôt d’une vague impression de trouble intérieur devant l’écroulement des anciens cadres assez rigides dans lesquels tenait naguère l’unité de la société. La Grande Crise de 1929, les poussées de violence nationaliste, les pogromes antisémites, les deux guerres mondiales, l’horreur ineffable des camps de concentration, l’industrialisation et l’urbanisation rapides : autant de situations qui provoquèrent une remise en cause des idéologies traditionnelles. La génération des chrétiens canadiens-français d’après-guerre, soit ceux et celles qui avaient entre 20 et 30 ans en 1950, est pour cette raison une génération inquiète[1], mais inquiète en un sens particulier dont il est nécessaire de se remémorer la forme et la portée si l’on veut comprendre un peu mieux le sens de son engagement à la veille des grands bouleversements des années 1960[2].
RÉVOLUTION TRANQUILLE ET CATHOLICISME
La Révolution tranquille découvre un visage différent selon qu’on l’envisage du point de vue des influences étrangères sur l’art (Breton et le surréalisme), sur les mouvements ouvriers (le syndicalisme américain), sur les idéologies politiques (le libéralisme britannique), ou encore par le biais de la montée de la technocratie, de la généralisation de la culture de masse, de l’industrialisation, etc. Dans cet essai, il sera plutôt question du rapport que la Révolution tranquille entretient avec une mutation de l’Église catholique qui se déroule parallèlement et dont l’aboutissement le plus manifeste demeure le Concile Vatican ii. De cette mutation religieuse, peu d’auteurs ont parlé, comme si la rationalisation, la technocratisation et la laïcisation de la société n’avaient pas pu être, à un certain moment de notre histoire, des idéaux de l’Église elle-même. Et pourtant, il faut convenir que la préoccupation première d’auteurs aussi disparates que Gérard Pelletier, Fernand Dumont, Claude Ryan et Pierre Vadeboncœur, aussi surprenant que cela puisse paraître à nos yeux, tenait bel et bien à la question spirituelle. Il en découle que les motivations de leur engagement puisaient d’abord dans le sentiment d’une précarisation de la foi (entendue en des sens très divers et parfois contradictoires) en terre canadienne. « La crise que nous traversons est avant tout spirituelle », écrivait avec bien d’autres Gérald Pelletier, « et c’est à l’Église, c’est aux penseurs chrétiens — clercs et laïques — qu’il faut demander le diagnostic ultime du mal qui atteint jusqu’à nos racines les plus profondes[3]. » Pour la majorité des intellectuels catholiques engagés de l’après-guerre, le drame de l’époque tenait à une crise radicale de l’Esprit. Ils préparaient donc la Révolution tranquille en favorisant partout ses prodromes, parce qu’ils croyaient qu’elle serait la réponse au drame spirituel qui agitait leur époque, en même temps que la solution à des problèmes plus concrets, tels la pauvreté ou le retard industriel, auxquels néanmoins était liée fortement selon eux la crise spirituelle[4].
Au cœur de cette crise se trouvait la conviction que la croyance ne pouvait faire l’objet d’une adhésion « habitudinaire » comme aux temps où l’on recevait sa foi parmi l’inventaire confus des traditions. L’habitude, selon le mot admirable de Péguy, semblait imperméable à la grâce. L’Église catholique entreprenait une mutation presque complète de ses dogmes : la Révélation n’était pas confiée aux hommes d’un seul tenant, mais elle se révélait à travers l’histoire ; la sainteté ne se gagnait pas à fuir le monde et ses tentations, elle s’apprenait à livrer de durs combats concrets pour plus de justice et de liberté sur terre ; la science et la technique n’étaient pas mauvaises en soi, elles devaient être conquises, maîtrisées et appliquées par les chrétiens afin d’en faire des instruments à la gloire de la puissance divine ; etc[5]. Voilà autant de signes d’une révolution qui portait le croyant à attacher sans cesse plus d’importance à ce qu’on nommait alors les signes des temps, à savoir les événements, les lignes annonciatrices de l’avenir, les situations positives. Mais, ce faisant, la vérité révélée perdait l’ancienne assurance que lui conféraient les traditions chrétiennes et les dogmes établis, pour épouser l’indétermination du flux changeant de l’histoire. L’authenticité de la foi ne provenait plus de l’obéissance servile au petit catéchisme, ni de la pratique méthodique des rites ; au contraire croyait-on que la foi était d’autant plus authentique, plus riche et plus féconde, qu’elle se laissait traverser par l’incertitude. C’est Bernanos qui affirmait que la foi véritable est semblable à la poésie d’un petit enfant ; c’est Mounier qui s’emportait contre les cœurs habitués des bigots ; c’est Julien Green qui exigeait de vivre la foi dans un trouble renouvelé chaque jour. « Les catholiques », écrivait Péguy dans une page restée célèbre, sont vraiment insupportables dans leur sécurité mystique. Ils s’imaginent que l’état naturel du chrétien, c’est la paix, la paix par l’intelligence, la paix dans l’intelligence. Le propre du mystique, au contraire, est une inquiétude invincible[6]. » En un peu moins de 50 ans, l’Église était révolutionnée jusqu’en ses bases théologiques. On assistait à la promotion d’une dialectique entre l’incertitude des signes d’élection et la certitude en la divine providence que cerne bien alors le leitmotiv de l’espérance.
Mauriac, Claudel, Mounier, Chenu, Maritain, Péguy, seront quelques-uns des auteurs à publiciser cette conception novatrice de la foi dans le monde moderne, à laquelle, à défaut de mieux, nous avons donné le nom de personnalisme — usant par commodité de l’étiquette d’une philosophie qui la recoupe sans toutefois l’égaler[7]. Diffusé par l’Action catholique, soutenu par les travaux de la nouvelle théologie, débattu par les revues des catholiques de gauche, le personnalisme aura ici des répercussions à la mesure de l’état de catholicité auquel la société canadienne-française était parvenue. Lorsqu’on recense par exemple les livres de chevet et les maîtres à penser de la génération québécoise de l’après-guerre, on retrouve presque à chaque fois en première ligne des auteurs comme Teilhard de Chardin ou Mounier, et des ouvrages tels La charité de Jeanne-d’Arc, L’affrontement chrétien ou les Odes[8]. Or, on s’imagine mal à quel point le personnalisme pouvait, dans une société que la génération d’après-guerre percevait radicalement repliée sur elle-même[9], enseigner un langage révolutionnaire entrant en contradiction avec à peu près tous les articles de la foi traditionnelle. À mettre l’accent sur la liberté bien plutôt que sur les exigences de l’obéissance, sur les rites ou sur la pénitence, il était inévitable que l’ensemble du paysage de la catholicité canadienne soit profondément changé. Le langage nouveau de la foi appelait une société nouvelle.
UN EXISTENTIALISME CHRÉTIEN
Nous ne nous attarderons pas ici sur l’aspect profondément critique du personnalisme, préférant montrer comment il a aussi été à la source, en plus d’une philosophie politique, d’une philosophie de vie. En effet, il a été dit avec justesse que le personnalisme pouvait s’assimiler mutadis mutandis, du moins dirons-nous moralement, à un certain existentialisme chrétien[10]. En ce sens, il continue le mouvement de critique de la routinisation des institutions. « L’existentialisme chrétien est une défense évidente contre les sécularisations de la foi[11]. » Tel un surgeon prolongeant une tradition existentialiste déjà fort ancienne, il reprend en une synthèse originale des grands thèmes connus, que Mounier énumère ainsi : conception dramatique de l’existence humaine, conversion personnelle, engagement, rencontre avec autrui. Mais plutôt que de jaillir d’un sentiment de l’absurde qui paralyse trop souvent l’action en la renvoyant à la gratuité de l’acte, il prend source dans un sentiment de l’inquiétude dont il s’agit ici de définir brièvement la portée et le sens.
L’inquiétude évoque la peur, mais en son sens premier, elle fait référence à la situation d’un sujet continuellement insatisfait de son état. C’est en ce dernier sens qu’elle fut vécue par la génération québécoise de l’après-guerre, laquelle ne faisait par là, d’ailleurs, que traduire un sentiment qui habitait déjà les catholiques européens depuis un quart de siècle. La carrière de l’essayiste Daniel-Rops débute avec la publication, en 1926, d’un livre qui connut un grand succès public. Devant l’ébranlement des vérités passées et la faillite généralisée du système politique et économique, le livre de Daniel-Rops, intitulé simplement Notre inquiétude, tente de convaincre le lecteur que l’existence humaine est une aventure et la foi, une incessante remise en question[12]. L’auteur y fait longuement état de « cette inquiétude intérieure qui est d’abord perpétuelle insatisfaction, inlassable exigence. Il n’est pas permis de se réfugier dans le passé ni d’abandonner notre quête. Gabriel Marcel dirait que le conservatisme reste prisonnier de l’avoir. L’inquiétude est un besoin d’être[13]. » Car jamais la foi ni la vie ne doivent se contenter de suivre servilement les routes toutes tracées. La foi est ouverte au doute ; elle est une recherche dont la solution ne se trouve que dans la confrontation qui l’oppose au monde. L’angoisse qui l’agite alors, plutôt que d’en accuser la faiblesse, en révèle la puissance et l’authenticité. « L’inquiétude nous replace à chaque instant sur le plan du tragique où demeure toujours une certaine valeur spirituelle[14] ». Nul ne peut en effet s’acquitter de la liberté. Nul ne peut se tenir quitte de sa foi.
Pour la génération canadienne de l’après-guerre, proche en cela des propos de Daniel-Rops, il n’est pas assez de se confesser catholique pour l’être, l’adhésion conventionnelle à quelque Église ne pouvant jamais compenser la foi vivante, la foi vécue. « Une conviction empruntée vaut peu », écrivait Gérard Pelletier ; « c’est pourquoi chaque jour il faut remettre les siennes en question[15]. » Toute fermeture du doute, tout enfermement dogmatique, toute routinisation condamnent par conséquent la vérité de la confession de la foi, sinon de l’existence humaine elle-même. L’institution qui formalise trop la foi l’abstrait du réel et la dégrade en proclamation vide. En revanche, « [l]e trouble et l’inquiétude deviennent le reflet d’une foi non conformiste et réfléchie. Ceux qui ressentent de l’inquiétude ne prouvent-ils pas, par leur état d’esprit, qu’ils ont tourné le dos à la voie de la facilité que représente la soumission aveugle au dogmatisme religieux[16] ? » Au conformisme, les jeunes existentialistes chrétiens de l’après-guerre opposaient la ligne du risque, au conformisme intellectuel l’aventure de l’esprit, à l’obéissance aux prêtres la sincérité religieuse, à la passivité le questionnement. Ils faisaient ainsi d’une rénovation intérieure l’invite d’une révolution sociale.
Or, autant que les catholiques européens, les catholiques canadiens-français de l’après-guerre sont fermement convaincus que l’institution ecclésiale est prisonnière de structures étouffantes, aliénantes, réifiantes, et qu’il faut donc, pour retrouver la foi dans sa spontanéité et son authenticité, abattre les carcans qui l’enserrent, dût-on pour cela s’opposer à l’Église au nom même de l’authentique tradition chrétienne. Le portrait de l’Église canadienne brossé par les intellectuels engagés de l’après-guerre fait état d’un moralisme dogmatique, d’une religion de façade, d’une pratique confinant aux patenôtres du chapelet, et d’une subséquente mutilation de l’âme. « Nous voulons d’un Québec chrétien », affirme en guise de programme Guy Cormier dans la première livraison de Cité libre, « mais chrétien par le dedans — ce qui est bien plus difficile — et non d’un État politico-religieux qui brime les consciences et caricature, aux yeux de ses voisins et de ses propres enfants, un catholicisme qui transcende l’Histoire et les régimes politiques[17]. » Pour cela, croit-on alors, l’Église canadienne doit abandonner le régime cléricaliste qui est depuis trop longtemps le sien, un régime pour lequel les catholiques engagés n’ont pas de mots trop durs, en tant qu’il représente à leurs yeux le caractère distant et aliénant par excellence d’une Église décrite comme étant traditionnellement autoritaire et dogmatique. Le jugement que les chrétiens engagés portent sur les croyants catholiques de leur temps ne s’éloigne pas de celui qu’ils portent sur leur Église, puisque ces catholiques sont peu à peu devenus à l’image du cléricalisme qui les a formé depuis leur jeune âge. Par exemple, critiquant « L’heure dominicale », une émission radiophonique produite par des clercs plutôt conservateurs et censée traduire et actualiser les vérités théologales à l’aune de la vie des années 1950, Fernand Dumont ne mâche pas ses mots :
L’Heure dominicale est une farce sinistre, une comédie qui ne sert qu’à encroûter les chrétiens dans leur tranquillité coupable. Loin de montrer comment le monde se construit avec les chrétiens, l’Heure dominicale illustre précisément pourquoi il se construit sans eux. Elle illustre très bien la nature de l’absence des chrétiens au monde depuis deux siècles. Chrétiens frileux, chrétiens bavards, chrétiens peureux, chrétiens vantards, chrétiens anti-tout — qui se nourrissent de vent et d’apologétique — incapables de regarder en face ce monde que le Christ leur a donné comme tâche et comme inquiétude[18].
Pour les chrétiens engagés, cette situation de la foi semble avoir des répercussions sur l’ensemble de la société. La culture canadienne-française était anciennement celle de la foi, elle n’était pas celle du dogme ; mais depuis que l’une fait figure de l’autre, les chrétiens engagés sont persuadés que la culture a décliné, qu’elle s’est amoindrie. En se retranchant du réel, la culture a préféré la paresse critique à l’égard des institutions et le conformisme idéologique à l’invitation de l’incertitude de la vie. « Ici [...] une authentique observation du réel subit l’annexion au bénéfice d’une pensée faite d’avance. Tout se passe comme si, à la faveur de la présence abstraite de notre idéologie, nous nous étions oubliés nous-mêmes[19]. » Les conséquences touchent à l’esprit humain lui-même qui, en perdant sa liberté, menace de péricliter rapidement. Au premier chef sont pointés le cléricalisme et l’autorité de l’Église ; mais très vite, dépassant largement les cadres étroits de l’institution cléricale, les chrétiens gagnés par l’inquiétude se mettront à questionner l’ensemble des vérités temporelles, cherchant à révolutionner non seulement l’Église, mais aussi l’économie tout autant que la culture ou la politique, afin que ces institutions, elles aussi, résonnent des cris de l’inquiétude humaine. C’est en ce sens qu’on peut dire que « [l]’avènement de l’inquiétude religieuse doit être considéré comme le fait capital des vingt dernières années. Lui seul explique définitivement le mouvement de libération spirituelle qui frappe aujourd’hui la démarche des intellectuels[20]. » Que cette affirmation comporte un brin (ou deux) d’exagération, cela ne disqualifie pas pour autant la puissance critique du sentiment nouveau de l’inquiétude pour la génération d’après-guerre. En faisant le procès de tout dogmatisme au nom de l’authentique tradition chrétienne, c’est l’ensemble de l’ordre social qui se trouve visé. Le principe de l’autorité est contesté par le libre déploiement de la foi, les structures cléricales sont abattues pour faire place à la participation des laïcs et le traditionalisme est oublié au profit d’une pensée de grand vent. Il ne suffit plus d’être « bêtement catholiques ». Au pays de Québec, tout doit changer.
LE DIALOGUE, L’ENGAGEMENT, LA CONVERSION DE LA FOI
Cette inquiétude chrétienne s’est traduite, entre autres, par trois attitudes et sentiments assez caractéristiques des militants et intellectuels québécois de l’après-guerre, à savoir le dialogue, l’engagement et la conversion de la foi. Attardons-nous y sommairement.
Gilles Marcotte, Gérard Pelletier, Fernand Dumont, tous les auteurs de cette génération font l’éloge du dialogue, et pour cause. Dans le dialogue, l’homme tient infatigablement ouverts l’interrogation et le doute ; par la discussion, il parvient à dépasser les bornes que la tradition ou l’habitude voudraient insensiblement fixer à la liberté d’investigation de son esprit. Le fondateur de la j.o.c., l’abbé Cardin, écrivait à cet égard que le dialogue est l’essence de l’homme ; on disait de Mounier qu’il continuerait encore, sur la charrette le conduisant à l’échafaud, à dialoguer avec ses bourreaux. Le dialogue, c’est le signe de l’ouverture au monde et à l’autre, c’est le gage d’une pensée qui n’est pas figée mais qui se questionne et se tourmente encore. L’authenticité et l’intersubjectivité prenaient ainsi progressivement chez le chrétien engagé une importance capitale. Le Christ habite le cœur de l’homme, il est vrai ; mais il est aussi vrai pour les chrétiens de la génération d’après-guerre qu’on ne le rencontre jamais si bien que lorsque, fréquentant le monde, l’on se lie avec les autres. « J’ai découvert le Christ à travers les hommes », déclarait G. Montaron dans une phrase restée célèbre. Le croyant ne trouve son salut qu’en l’autre, car l’autre offre comme une médiation possible entre lui et la transcendance. Parce que le croyant est en perpétuel questionnement de ses valeurs, parce qu’il interroge sans cesse ses conduites pour ne pas se rendre imperméable à la grâce, il ne peut imposer sa vérité ni au monde, ni à autrui. Il doit dialoguer avec le monde en s’y engageant par une action concrète. De même, il doit dialoguer avec les autres en tenant toujours ouverte la discussion dans un sentiment d’inquiétude que la peur cherche continuellement à refermer. Alors que pour Sartre, l’altérité menace la personne en lui faisant connaître l’enfer de l’absolue objectivité, pour les personnalistes de l’époque, elle la fait participer (par l’admiration et la fidélité créatrice, entre autres) d’un mouvement qui la renouvelle. Autrui ne fait pas que fixer, il anime aussi, il pousse à se recréer soi-même dans la confrontation et le partage avec l’autre, il engage un dialogue où, comme avec Dieu, l’on se trouve parce que, de façon paradoxale, l’on se donne. Il n’est pas jusqu’au souci le plus intime de soi qui ne tourne ainsi pour les chrétiens engagés à l’avantage d’une vie entièrement dévouée au prochain.
Le xixe siècle avait été traversé par une sourde volonté du martyr que traduit le succès d’édition que fut L’imitation de Jésus-Christ ou, plus près de nous dans l’espace et le temps, l’ouvrage hagiographique de Gérard Raymond. Le chrétien du dernier siècle n’était pas inquiet, il avait peur, prisonnier qu’il était d’une théologie du péché où dominaient les croix sanguinolentes. Avec l’après-guerre, et déjà bien avant, un certain catholicisme cédait devant une éthique qui avait fait son choix de l’histoire et de l’incarnation. Les catholiques canadiens ne toléraient plus comme naguère de souffrir une vie de martyr ; ils ne s’expliquaient plus par le péché adamique seul les peines et les douleurs de l’existence. Ambitionnant soudain d’édifier ici-bas la Cité céleste, aspirant à quelque foi plus exaltante, ils n’excusaient plus le règne des puissants. Le monde n’était plus, à leurs yeux, marqué du sceau de la fatalité, la trame obscure de l’histoire ne semblait plus dérouler depuis des temps immémoriaux, le fil ininterrompu d’un même. Les temps avaient changé, ils le pouvaient encore.
Les textes de jeunesse de Fernand Dumont sur la question sont exemplaires à cet égard[21], et nous le prendrons donc comme exemple. À la fin des années 1950, les livres philosophiques que conseille Dumont, chacun à leur manière, invitent la littérature à s’aventurer dans le devenir bouillonnant de l’histoire. Dumont n’a que faire de ces essayistes qui, s’accrochant à des manières de penser dépassées, écrivent des articles qui ne trouvent plus résonance dans le drame de leur époque. Il vitupère, par exemple, les ouvrages érudits qui profitent du centenaire de la mort de Balzac pour pondre des dissertations pédantes, rêches, qui lui apparaissent comme autant de « niaiseries inutiles ». Ces « érudits cinglés » louangent d’ailleurs une œuvre qui n’en mérite, en somme, pas tant. Dumont prend exemple du Lys dans la vallée, pourtant un des plus célèbres et des plus acclamés des romans de la Comédie humaine, critiquant une histoire qui lui apparaît fade et désincarnée, à peine faite pour émouvoir les cœurs impressionnables des « midinettes », et qui non seulement ne trouve plus écho dans les amours des hommes contemporains, mais, fait plus grave à ses yeux, ne trouve pas plus de place dans leur vie réelle que comme divertissement et évasion. Or, considérer le livre comme un divertissement et une évasion, c’est rien moins qu’exprimer, pour Dumont, « une conception de la culture qu’il est temps de rejeter comme un dilettantisme stérile ». La culture des collèges, surtout, est devenue livresque, pédante, scolastique, psittaciste ; pour le jeune Dumont, elle manque franchement de réalisme. Elle se confine à des manuels, à des abrégés, à des ouvrages platement scolaires et didactiques, alors qu’elle devrait ouvrir le collégien à une vie qui soit à la mesure du vaste monde. L’art pris en général doit exprimer la vie quotidienne du peuple, il doit pouvoir, restituant les voix discordantes et tendues du concert du monde, transmuer ce savoir en sagesse commune. L’art contemporain n’a que faire d’être le substitut de la vie, il veut en être l’expression. L’art véritable ne s’absente pas de la réalité mondaine, il tente au contraire d’exprimer le plus fidèlement possible, dans une esthétique qui rappelle celle de Charles du Bos, les troubles de la conscience aux prises avec les réalités conflictuelles de son existence charnelle. La musique, par exemple, dont Dumont dit qu’elle est pour lui la preuve la plus concrète de l’âme, lorsqu’elle innove et donne la preuve d’être vivante, n’est pas pour lui un « mensonge stimulant » ou un amusement, elle constitue « un aliment qui ne nous détache pas de notre condition humaine ». Cela ne veut pas dire pour autant, selon ce qu’en écrit Dumont, qu’il cède au « réalisme malodorant » et au « mercantilisme » de l’art bourgeois. L’œuvre d’art doit être religieuse, sinon en quête de la sagesse ; elle est un « constant appel à la transcendance de l’esprit ». « Le roman [...] est transposition d’une expérience en un instrument de vie spirituelle. » À ce compte-là, l’œuvre de Péguy, pour Dumont, fait figure de modèle pour la littérature. Péguy, dont Dumont dit qu’il fut toujours assoiffé de mystique, n’aurait sans doute eu qu’un plat mépris pour la « piété désincarnée, falote » de la société canadienne-française. Et l’œuvre de Bernanos aussi, qui cherche continuellement à sonder le retentissement des événements historiques dans les consciences. Pour cette raison, ces deux auteurs lui apparaissent imbus de mystique, de mystique au sens précis que lui donnait Bergson, c’est-à-dire habités d’une tension incessante, constante, entre les grands tourments intérieurs d’un homme en quête de son salut et le devoir d’agir dans le monde, entre une spiritualité absolue tendue vers un Dieu personnel et la réalité la plus temporelle et technique.
L’existentialisme chrétien favorisait l’œcuménisme religieux et la responsabilité des laïcs. Le mot d’ordre était de se lancer dans la vie civile et de briser le ghetto où l’Église s’était lentement enfermée. Guy Rocher rappelle dans ses mémoires comment le passage à titre de permanent de la Centrale de la j.e.c. à Montréal lui avait inculqué une philosophie de l’engagement où l’affirmation personnelle se jumelait avec la déroute de la configuration cléricaliste de la société canadienne-française. Les sociologues personnalistes s’imaginaient que la tendance à la désacralisation du monde était irréversible, que les cadres sociaux allaient se laïciser selon une pente fatale, et que le problème n’était pas le changement lui-même, mais le sens à lui donner, c’est-à-dire l’esprit dans lequel les transformations devaient s’effectuer. Le pluralisme religieux leur semblait un fait brut, que l’ État moderne avait à charge d’entériner et que la société moderne avait le devoir d’accepter dans la lettre des institutions. Mais outre la fin de l’unanimité des croyances, le caractère laïc de l’intervention croissante de l’État reposait aussi sur la distinction entre le temporel et le spirituel (comme le répétait le Père Lévesque à la suite d’un Maritain hostile aux compromissions de L’action française), la définition du bien commun canadien et l’autonomie des organismes autrefois dépendant de l’autorité cléricale. Sans accepter le laïcisme, qu’ils voyaient comme une erreur et une aberration, les personnalistes encourageaient sans cesse la laïcité et affichaient un anticléricalisme de bon aloi, surtout quand le cléricalisme prétendait tout contrôler, avoir réponse à toutes les questions et définir le bien commun de la collectivité au nom de son désintéressement, de sa compétence et de son honnêteté. La mainmise des clercs sur les affaires de la cité leur semblait un mal à combattre, jamais un bien à approuver. L’existentialisme chrétien contribuait à cette désacralisation institutionnelle, puisqu’il ne s’agissait plus de bâtir des institutions chrétiennes mais d’inspiration chrétienne, ce qui obligeait les laïcs à une présence et un témoignage implicites, mais directs et intenses, dans les différentes sphères où se déroulaient leurs actions. Seulement alors les personnalistes croyaient édifier un ordre social respectueux de la personne humaine et infiniment chrétien par l’esprit plutôt que par l’étiquette.
L’action reprenait ses droits, mais une action axée sur la laïcité, la libération de la personne des rets des systèmes (seraient-ils cléricaux) et des codes (seraient-ils moraux) et l’édification, sur les ruines de la société traditionnelle canadienne-française, d’une cité fraternelle. Cité libre, par exemple, grande défenderesse de la personne contre les tyrannies et les réifications de la société, s’insurgeait contre un traditionalisme fait de refus de l’inaliénable liberté de la personne et d’enfermement de son devenir dans une liste d’épicerie de qualités et de propriétés. Avant d’être un homme tout court, le Canadien français était rural, paysan, catholique, père d’une famille nombreuse, heureux, indolent et soumis. Il devait épouser les lignes du portrait anonyme dont la tradition sanctionnait la conformité au passé. Par conséquent, sa personne ne connaissait d’espace pour s’épanouir que le pré carré des habitudes, des servilités, des conservatismes ; elle évoluait dans un univers impersonnel obéissant à des règles immuables. Pour connaître le dépassement sans lequel elle se nie elle-même, pour éprouver cette inquiétude qui est le gage et la preuve d’une existence véritable, il lui fallait donc prendre fait et cause contre la tradition sclérosée, briser le milieu clérical, national et paroissial qui l’étouffait, et s’affirmer contre les pouvoirs adventices des curés, des politiciens véreux et des penseurs dogmatiques. « L’état de siège est levé. Les Canadiens français ne doivent plus agir comme une armée, avec l’obéissance pour vertu cardinale, mais s’épanouir comme personnes dans la liberté[22]. » La personne vivante, déliée des schémas de pensée cléricaux et libérée des artifices mécaniques de conduite traditionnelle, éprouvait désormais le caractère dramatique de l’existence à travers la révolte contre la religion janséniste et la politique oppressante. La foi n’était pas, n’était plus, ne serait plus jamais, une calme assurance, mais bien un pari. L’homme ne serait plus un être de convention, mais un être en état constant de disponibilité.
Un thème qui pourrait nous paraître curieux, n’eut été la présentation que nous venons de faire, consiste en l’idée de la conversion de la pensée chrétienne, non seulement aux temps présents, mais pour ainsi dire à elle-même. Le croyant ne devant jamais prendre pour acquis sa foi, chaque jour doit représenter pour lui une occasion de confronter sa foi, de l’éprouver dans et par l’événement, et de la recevoir comme un état neuf dont nul ne peut se dire assuré par avance. « Nous avons souligné qu’une foi consciente est une mise à l’école des signes du temps. [...] L’existence doit trouver sa résonance dans une expérience où se conjuguent la reprise en charge d’un héritage et l’interrogation des situations historiques[23]. » Aussi la conversion est-elle l’inscription permanente de l’homme dans sa foi. « La crise religieuse est permanente. Elle attend moins d’être résolue que d’être vécue par chacun de nous[24]. » De là les témoignages si nombreux des hommes et des femmes de cette génération avouant avoir perdu la foi à un moment ou à un autre de leur adolescence, et l’avoir regagnée ensuite dans une plénitude et une authenticité plus grandes, quoique toujours précaire parce que jamais assurée d’elle-même comme peut l’être la foi du charbonnier. Pas plus que l’Église, pas plus que le croyant, l’homme ne vit dans la calme certitude de son être intérieur : il est inquiet de son salut. Disons qu’il est inquiet de lui-même, qu’il se cherche avec angoisse : d’une part, parce que celui qui trouvait la vérité devait la chercher encore, et d’autre part, et de façon peut-être plus essentielle, parce que la foi était vécue dans l’angoisse et les tremblements. La foi des calmes certitudes, la foi raisonnable et rationnée de la bourgeoisie ne ressemblait plus, pour les chrétiens engagés, à la foi chrétienne, mais représentait une certaine préfiguration de la mort. Dieu ne s’achète pas comme une marchandise, l’on ne saurait donc être assuré de son salut comme on l’est de la possession d’une chose. L’âme inquiète se tourne de tout côté pour trouver un appui et ne réussit qu’à s’enfoncer plus profondément dans le mystère de la vie. Le croyant n’a de certain que sa propre inquiétude : car son interrogation porte justement la preuve que sa foi est vivante. N’insistons pas sur cet aspect de l’existentialisme chrétien, sinon pour souligner ici encore le caractère inquiet du chrétien dont la foi est sans cesse confrontée aux événements du monde sans savoir si elle va s’y échouer comme sur un écueil ou prendre pied sur lui pour poursuivre la route aventureuse qui est la sienne.
Cette ouverture radicale au monde, cet engagement dans les affaires de la cité et cette conversion incessante de la foi allaient avoir des répercussions sur l’histoire du Québec en favorisant l’éclosion de la Révolution tranquille. Le Frère Untel n’avait-il pas fait tourner sa critique la plus virulente de la société québécoise sur la peur pathologique de l’autorité et l’anémie de l’audace chez ses compatriotes ? À l’inquiétude qui vient d’un tourment existentiel de l’être, les Canadiens français avaient substitué, selon lui, la peur qui est la crainte du changement, de la recherche, de l’aventure hors des sentiers battus. L’existentialisme chrétien apprenait à lutter contre les systèmes, à rompre avec le culte de l’autorité du catholicisme conservateur et à faire d’un appel tout azimut à la liberté le critère de son jugement sur le monde. Pour l’existentialisme chrétien, la personne est une création incessante, c’est-à-dire un élan créatif vers un plus-être spirituel qui, à se fixer, se réifierait et deviendrait un donné, une simple chose naturelle. La nature de l’homme est une poussée en dehors des déterminismes matériels (l’État), historiques (la classe sociale) ou biologiques (la race). Ainsi, faire de l’homme un conformiste de l’ordre social, c’est le ravaler à n’être qu’un individu chosifié de la nature et de la société. C’est pourquoi l’existentialisme chrétien trouve dans la personne l’unité primordiale de la vie commune. Il est vrai que tout repliement sur soi, que tout égocentrisme ou absorption en soi-même signifie pour ce courant de pensée la mort de la personne : celle-ci ne peut vivre du seul aliment de sa particularité. Il n’en demeure pas moins un renversement total de la dialectique qui l’unie à la communauté. « La projection sociale du personnalisme suppose une réévaluation radicale et révolutionnaire des valeurs sociales ; cela veut dire un déplacement du centre de gravité, son passage des valeurs de la société, de l’État, de la nation, de la collectivité, du groupe social, dans la valeur de la personne, de chaque personne en particulier[25]. » À force de répéter des discours enflammés contre le totalitarisme des régimes socialistes, à force d’insister sur la dignité, la liberté et les droits inaliénables de la personne humaine, à force d’encourager l’édification d’un ordre personnaliste contre le Léviathan du bolchevisme, à force de répéter la nécessité d’un ordre fondé sur, par et pour les personnes humaines, les intellectuels firent taire de plus en plus les consignes d’obéissance à l’autorité.
Au Québec, les personnalistes vont entrer en conflit avec les conservateurs justement sur la question de la liberté, ce qui fera paraître d’autant plus odieuse l’atmosphère tenace et profonde de peur et de recroquevillement servile qu’ils croient pouvoir observer dans la province. « Si, en un mot, on comprime l’esprit », déclarait le Père Lévesque, « si on lui enlève l’air qu’il respire et qui l’anime : la liberté, on asphyxie la culture et dégrade la civilisation. » C’est pourquoi les existentialistes chrétiens souhaitent l’intensification, à tous les niveaux, de la culture de la liberté au Québec. Plutôt que de vouer un culte à l’autorité, comme le paternalisme des élites le commande, plutôt que de dresser les grandes figures de l’autorité (le père, le patron, le curé, le pape, Dieu), ils demandent que soit rendue justice à cette liberté sans laquelle rien de grand n’est possible. « L’autorité vient de Dieu, nous rappelle-t-on souvent. Bien sûr, et nous en sommes le premier convaincu, mais la liberté aussi vient de Dieu ! Elle en vient même avant l’autorité dans l’ordre des valeurs humaines[26]. » C’est la liberté qui distingue l’homme de la bête, c’est la liberté qui donne valeur à ses actes, c’est la liberté qui le définit en propre comme personne. Que le Québec rompe enfin avec l’autoritarisme rampant des institutions, avec l’esprit de soumission et de passivité populaire, avec l’atmosphère généralisée de corruption et de peur de bas en haut de l’échelle sociale. L’existence personnelle recèle pour première qualité d’être libre, c’est-à-dire affranchie des pouvoirs adventices qui pèsent sur sa destinée et l’obligent dans ses choix existentiels. Indépendante, autonome, elle ne souffre pas l’autorité, surtout lorsque celle-ci procède de l’arbitraire et de la force nue. Il est possible de comprendre tout ce qui sépare les catholiques conservateurs, entièrement obnubilés par la question de l’ordre, de la doctrine, de l’autorité ou de la hiérarchie, des existentialistes catholiques, soucieux de la personne et de sa liberté. Leur discours allait directement à l’encontre du dogmatisme philosophique et politique du courant conservateur. Entre l’autoritarisme du christianisme traditionnel (dogme thomiste en philosophie, hiérarchie épiscopale dans l’Église, obéissance ultramontaine en politique, soumission aux traditions dans la culture) et l’invite à un « christianisme de grand vent », pour user d’une expression de Fernand Dumont (recherche dévorante, quête de l’être, appel à la liberté, tragique de l’existence humaine, ouverture aux autres confessions ou cultures) la solution de continuité est totale. « Du fond de notre trouille, du fond de notre conformisme, il faut crier et signifier jusque dans notre style que nous en avons soupé du tremblement janséniste québécoisé[27]. » Un climat philosophique, ou plutôt un état d’esprit nouveau, avait gagné la province québécoise, qui tendait à encourager des réformes générales de la société sur la base de l’épanouissement de la personne et d’un sens du tragique de l’existence qui représentait à la fois le moteur d’un anticléricalisme virulent et la preuve du devenir spirituel de l’homme.
CONCLUSION
L’entreprise que nous avons tentée bien sommairement n’est pas facile : il ne suffit pas de démontrer l’état d’esprit d’une époque, encore faut-il être capable de l’évoquer sans le caricaturer. Nous espérons avoir réussi à montrer très brièvement la répercussion que cet esprit a pu avoir sur le déroulement de la Révolution tranquille, en nous contentant d’énumérer quelques-uns des parti-pris et clichés auxquels cet état d’esprit a conduit et qui marqueront fortement les idéologies de l’époque. D’abord, la critique des institutions a eu pour principale cible l’institution cléricale et a permis un procès radical du cléricalisme, ce qui semble pour nous peut-être l’aspect le plus important de la Révolution tranquille. Cette critique n’a pas épargné bien sûr, ni les institutions scolaires, ni les institutions politiques, ni les institutions économiques, en tant qu’organisations réifiées, rigides, sclérosées, sénescentes, dont il fallait se débarrasser pour les remplacer par des organisations capables d’assimiler la nouveauté et le changement. Pour cela, il fallait s’engager, car la perte des anciennes certitudes conduisait le chrétien à investir l’histoire. Les mouvements syndicaux, les divers lieux où se jouait l’événement, comme le journalisme ou les sciences sociales, présentaient autant de métiers qui tentaient d’emblée les jeunes de l’époque, alors généralement opposés aux professions libérales qui leur paraissaient être des carrières froides et désincarnées. Dans le combat qu’ils livraient dans le « pays réel », débarrassés qu’ils se voulaient des préjugés et des vieilles croyances, ils tentaient de s’ouvrir au dialogue avec l’athéisme, le socialisme, le nihilisme, le surréalisme ; ils assimilaient la force subversive du doute, ils voulaient que la vie soit une marche hors des sentiers battus que guiderait uniquement, au soir de désespérance, la certitude d’un Dieu caché et pourtant présent. « La présence de Dieu au milieu de notre vie est loin d’être une réalité évidente. Notre dieu est un Dieu Caché[28]. » Le dévoilement de la divinité ne pouvait par conséquent se faire qu’en tentant de dégager les signes de sa présence, en sachant que ces signes n’étaient plus comme autrefois donnés une fois pour toute par les dogmes d’une institution toute puissante, mais qu’ils devaient être déchiffrés au plus près d’une Révélation s’achevant dans et par l’histoire.
* Jean-Philippe Warren est étudiant au doctorat au Département de sociologie de l’Université de Montréal. IL a dirigé, avec Simon Langlois, le dernier numéro de la revue Recherches sociographiques, consacré à l’œuvre de Fernand Dumont. Il est l’auteur du livre
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