Un cadeau, doté d’un immense « chou » doré, rectangulaire, apparemment du format d’un livre. Voilà ce qui illustre la couverture du livre de Jacques T. Godbout. Et que nous donne à lire Godbout ?
Dans les cinq premiers chapitres, on pourrait croire qu’il s’agit d’une synthèse de ses principaux travaux théoriques et empiriques. Comme le livre repose sur une série de conférences prononcées en 1995, il y a de cela. Mais ce n’est pas tout. Résultats empiriques et recherches théoriques sont systématisées et présentées sous forme de typologies sur ce qu’on donne, à qui, pourquoi, et avec quel effet.
S’il n’avait été question que de présenter des travaux empiriques, certains résultats rapidement évoqués auraient pu donner lieu à de longs développements, notamment le fait que dans chaque réseau où des entrevues ont été effectuées, une personne s’est dit prête à prendre en charge les parents vieillissants ou à déménager près d’eux. Godbout ne fait que glisser sur des extraits d’entrevue ou des exemples qui illustrent sa thèse, sans les discuter en profondeur ; ils ne sont pas là pour eux-mêmes. Ce n’est pas seulement parce que les textes sont issus de conférences… ni parce qu’il veut synthétiser (mais il le fait aussi, et pour ceux qui contrairement à moi n’ont pas lu les œuvres complètes de Jacques T. Godbout, ce livre constitue une bonne porte d’entrée).
Il marche en terrain moins sûr que dans L’esprit du don et certaines de ses avancées sont plus fragiles. Peu importe, car elles sont surtout plus stimulantes. En fait, il ouvre, prudemment, un nouveau chemin, guidé par ses recherches empiriques, ses réflexions théoriques et par sa grande connaissance des écrits sur le don. Cette prudence peut égarer le lecteur et le laisser passer à côté des véritables enjeux du livre.
Godbout fait de la théorie, brasse des questions de fond, mais loin de tout jargon, en s’appuyant sur des recherches de terrain, les siennes aussi bien que celles des autres. Ceux qui associent théorie à jargon ou à phrases à rallonges, à livres volumineux parsemés de citations en allemand ou en grec… y perdront leur latin ! On sait beaucoup des choses qu’il nous dit, il les dit simplement, mais c’est le montage qui est original. Le projet du livre c’est celui du sous-titre. Remplacer le paradigme de l’homo œconomicus par celui de l’homo donator. Rien de moins que de remettre la théorie sur ses pieds. S’il ne s’agissait que de poser l’échange social comme fondement de l’échange économique, cela serait « banal » pour un sociologue, mais il veut remplacer le paradigme de l’échange (social aussi bien qu’économique) par celui du don, rien de moins que de récuser l’importance de la réciprocité pour penser le don.
Pourquoi donner ? Selon Jacques T. Godbout, la question est mal posée. Ce que l’on devrait se demander est : Pourquoi ne pas donner ? L’économisme ambiant fait apparaître le don comme un vestige des sociétés archaïques, comme un surplus en regard de l’essentiel : la rationalité économique. Mais le don n’est pas un vestige ; c’est lui qui cimente le social, créant les identités tant individuelles que collectives. On reconnaîtra bien sûr l’influence de Marcel Mauss, dont Godbout se réclamait explicitement dans son ouvrage précédent, L’esprit du don, mais dans celui-ci c’est davantage Lévi-Strauss qu’il faudrait évoquer, celui des structures de la parenté, qui plaçait l’échange à la jonction de la nature et de la culture, celui qui cherchait les structures de l’esprit humain.
L’originalité des travaux de Godbout, par rapport à l’École française et à ses insignes représentants susnommés, réside dans son analyse de la dette et du don moderne. Ce dernier est abordé, sous l’angle du don aux étrangers, à travers trois exemples emblématiques : l’entraide internationale, les dons d’organe ou de sang et les groupes d’entraide (dont les Alcooliques anonymes fournissent le meilleur exemple). Le « grand verglas » de 1998 et la solidarité qui s’y est manifestée (ce qui a été offert aux sinistrés et ce qu’ils ont accepté ou réclamé), sont également analysés pour saisir la spécificité du don moderne et poser autrement la question du « communautaire », ou du « tiers secteur », chère à Godbout depuis une trentaine d’année.
Il y insiste (et moi à mon tour), le don n’est pas un phénomène archaïque. En effet le don « pur », sans contrepartie, est observé uniquement dans les sociétés modernes. Que le don crée une dette, on le savait. Mais ce qu’on n’avait pas remarqué, ou dont on n’avait pas tiré les conséquences, c’est le processus de « dette positive » qui fait que lorsqu’on estime avoir « trop » reçu on passe à un nouvel état. Il ne s’agit plus de « rendre » mais de devenir à son tour un donneur. On sort ainsi de la réciprocité. Ce qui compte ce n’est pas de rendre, dans un moment d’échange, mais sentant qu’on n’arrivera pas à rendre tant on a reçu, de devenir un donneur à son tour (par opposition à simple « rendeur »).
Le don ne s’inscrirait ainsi ni dans la réciprocité ni dans l’identique, mais bien toujours dans l’unique. L’importance des métarègles, qui permettent de contourner systématiquement les règles de l’échange et de personnaliser la relation, s’interprète dans cette logique de dette positive. La réciprocité, fondamentale dans les théories sur le social, est ici resituée à un niveau plus général, à un méta-niveau. L’état de dette positive serait selon Godbout ni plus ni mois que la base du lien social.
Là où je suis moins le raisonnement de Godbout, c’est dans l’analyse du don d’organe comme exemple par excellence du don, dans la mesure où le don d’organe met en danger l’identité du receveur (provoquant un rejet de la greffe). Cela dit, l’ensemble du livre convainc, mieux que la discussion du don d’organe, que le risque inhérent au don n’est pas de ne pas obtenir de contrepartie à un don, mais plutôt de recevoir et de voir ainsi son identité transformée.
Godbout, en liant le don à l’identité, arrive à un renversement total de la perspective économique et de l’économicisme sous-jacent dans l’ensemble des sciences sociales. S’il reste du chemin à parcourir dans cette voie, la porte est ouverte. Mais Jacques T. Godbout, qui a fait carrière de chercheur à l’inrs-Urbanisation, n’a pas formé d’élèves ; désormais à la retraite, c’est un don pur qu’il nous fait, celui de matière à réfléchir et à débattre. Prendrons-nous le risque d’accepter ce don ?
Andrée Fortin*
NOTES
* Andrée Fortin est professeure de sociologie à l’Université Laval. Elle a publié récemment un ouvrage intitulé Nouveaux territoires de l’art. Régions, réseaux, place publique (Québec, Nota Bene, 2000).