I
Il y a, bien sûr, des différences importantes entre les sociétés israélienne et québécoise. Mais il y a aussi des points communs : on compte plus de six millions de citoyens israéliens, près de cinq millions de Juifs et un million d’Arabes et autres; au Québec, la population est de taille similaire, avec une distribution assez semblable entre la majorité francophone et les minorités anglophone et allophone. Les deux sociétés sont par ailleurs entourées de populations qui parlent une langue différente de celle de la majorité locale : l’arabe au Moyen-Orient et l’anglais en Amérique du Nord. L’exemple d’Israël paraît donc pouvoir fournir un point de comparaison utile pour qui s’intéresse au Québec et au français. J’aimerais ici en dégager deux leçons spécifiques, la première tirée de l’expérience passée, la seconde inspirée du contexte actuel.
Commençons par le passé. Au xixe siècle, l’hébreu n’était plus qu’une langue écrite, utilisée strictement pour la prière et l’étude. La langue quotidienne de la dure vie des Juifs d’Europe de l’Est était le yiddish. Aujourd’hui encore, une blague courante en Israël raconte l’histoire d’une femme de Jérusalem qui ne parle à son fils qu’en yiddish. Quand on lui demande pourquoi, elle répond : “ Je ne veux pas qu’il oublie qu’il est Juif! ”.
Si on devait identifier le principal responsable de la renaissance de l’hébreu comme langue vivante, ce serait certes Eliezer Ben-Yehuda. Né en 1858 en Lituanie, partisan d’un sionisme politique, il pensait que les assises d’un État juif devaient reposer sur une culture hébraïque. Comme l’explique le linguiste Jack Fellman, Ben-Yehuda a émigré en Palestine avec un plan d’action en trois volets :
1. L’hébreu à la maison : Ben-Yehuda a fait de son fils le premier locuteur moderne dont l’hébreu fut la langue maternelle — ou plutôt paternelle. Certaines des techniques d’enseignement qu’il a imaginées étaient, il faut l’avouer, un peu extrêmes. Par exemple, lorsqu’il recevait chez lui des invités qui parlaient d’autres langues, il confinait son fils à sa chambre, pour s’assurer qu’il n’entende que l’hébreu. Il lui interdisait même d’entendre des animaux (chiens, chevaux, etc.) qui, effectivement, ne parlent guère l’hébreu! Il a enfin inventé de nombreux mots pour son fils, comme “ poupée ”, “ crème glacée ”, “ serviette ”, “ berceau ”, “ nappe ”, etc.
2. L’hébreu à l’école : Ben-Yehuda a institué la pratique d’enseigner tous les cours aux élèves en hébreu. C’était là un défi fort difficile à relever, puisqu’il n’existait alors dans cette langue ni manuel ni outil pédagogique et pas même de jeux. Par contre, l’on peut dire qu’aujourd’hui, l’Israël possède un des meilleurs systèmes d’apprentissage linguistique pour les immigrants.
3. L’hébreu dans la société : Ben-Yehuda a lancé le premier véritable quotidien en hébreu, a rédigé le premier dictionnaire hébraïque (en lisant environ 40 000 livres et manuscrits, en cataloguant 20 000 mots et en copiant plus de 500 000 citations) et a établi un Conseil de la langue pour la diffuser et en protéger la qualité[1].
Jusqu’alors, rappelons-le, l’hébreu n’était qu’une langue morte. Comme le dit Cécil Roth : “ Avant Ben-Yehuda, les juifs pouvaient parler l’hébreu, après lui, ils le faisaient[2]. ” S’il y a ici une leçon à retenir, elle consiste d’abord à illustrer la force de la volonté collective, ou du moins de la volonté d’une collectivité motivée. L’exemple démontre, en effet, que la volonté collective permet de surmonter les pires obstacles à la survie d’une langue. Et cela n’est pas sans signification au Canada, lorsqu’on parle des communautés francophones hors Québec, qui sont clairement menacées d’une assimilation en un sens qu’on a souvent traité de “ dead ducks ” ou, selon l’expression désormais célèbre d’Yves Beauchemin, de “ cadavres chauds ”. Sur la base de telles vues, plusieurs nationalistes franco-québécois, particulièrement parmi les souverainistes, ont d’ailleurs suggéré de laisser tomber les francophones hors Québec, dont aucun effort politique ou financier ne pourrait réellement empêcher l’assimilation. Dès lors, les Québécois feraient mieux de concentrer leurs énergies à leur propre épanouissement national. Nous avons pourtant vu qu’avant Ben-Yehuda et ses adeptes, l’hébreu était dans une situation bien plus dramatique que celle de la langue des francophones à l’extérieur du Québec. Cela prouve, à tout le moins, que l’assimilation linguistique ne veut pas nécessairement dire la fin d’un communauté en tant que telle et, aussi, qu’une telle assimilation n’est quand même pas un destin inévitable. J’oserais même affirmer que cette façon de se détourner de ceux dont on annonce l’assimilation contribue à compromettre la cause même de la nation québécoise, parce que peu de nations, en effet, devraient être aussi sensibles aux injustices qui pourraient suivre un tel abandon. Rappelons-nous, par exemple, la remarque amère de Philippe Aubert de Gaspé : “ Un voile sombre couvrait toute la surface de la Nouvelle-France, car la mère patrie, en vraie marâtre, avait abandonné ses enfants canadiens[3] ”.
Les Québécois auraient donc tort de ne voir dans l’enjeu de la survie des communautés francophones hors Québec qu’une distraction pour leur projet national. Car un intérêt dans cette survie est lui-même, d’une certaine manière, la manifestation d’un important principe québécois. La leçon me paraît valable, quelle que soit notre opinion sur l’idée souverainiste; après tout, les responsabilités des Juifs israéliens envers les Juifs de la diaspora — et vice versa — n’ont nullement été abolies par la création de l’État moderne d’Israël.
Aujourd’hui en Israël, l’hébreu est de nouveau menacé. Cette fois, pourtant, c’est à cause de l’influence mondiale de l’anglais. La langue de la Bible s’appauvrit à tel point que certains y voient un risque pour l’ensemble du projet sioniste. On peut distinguer plusieurs causes à cette situation, dont la télévision par câble, arrivée en Israël il y a environ 10 ans et dont l’impact fut important sur les jeunes. Par ailleurs, l’on dénombre de plus en plus de leaders politiques, de scientifiques et d’éducateurs qui ne parlent pas très bien l’hébreu[4]. Il n’est donc guère étonnant que certains professeurs d’études israéliennes estiment que l’on assiste présentement à une “ américanisation d’Israël[5] ”.
J’aimerais mettre ici l’accent sur un aspect particulier de cette situation, soit la question de la place de l’hébreu dans le monde académique. Il serait à peine exagéré de dire que beaucoup d’universitaires juifs israéliens voient les États-Unis comme le centre de l’univers. La majorité y ont fait leur doctorat et il est implicitement admis qu’au moment de l’évaluation menant à la permanence, les livres et les articles publiés en hébreu ne valent que la moitié de ceux publiés en anglais. Bien sûr, il y a de bonnes raisons d’accorder plus de poids à des publications internationales en anglais. Mais il y a là quelque chose de profondément inquiétant pour toute personne qui, comme moi, pense que les universitaires et les intellectuels des lettres et des sciences humaines jouent un rôle important dans le développement de la culture d’une nation. En se donnant pour cadre de référence un horizon intellectuel d’inspiration fortement anglo-américaine, l’intellectuel israélien aura tendance à utiliser des sources et à valoriser des thèses développées ailleurs. Cela a bien sûr un effet sur les idées elles-mêmes et, à plus long terme, sur l’imaginaire collectif. Même les structures de l’anglais peuvent avoir une influence. Certes, il ne s’agit pas de rejeter toute influence extérieure. L’ouverture sur le monde peut incontestablement nous aider à enrichir notre propre culture. Mais cela ne me paraît possible que si la langue de telle culture conserve la reconnaissance qu’elle mérite. Or, il semble clair que ce n’est plus le cas dans le monde universitaire israélien.
La situation n’est sans doute pas aussi grave au Québec, mais ce danger doit néanmoins être pris en considération. Par exemple, dans ma propre institution, l’Université de Montréal, il n’existe aucun consensus sur l’importance de publier en français[6]. Quoique j’avoue être en partie soulagé de l’absence de pression institutionnelle à cet égard, ma langue maternelle étant l’anglais, je me demande malgré tout si cette situation ne signale pas, à tout le moins, une absence de conditions favorables pour ceux qui choisissent de publier en français.
Bien sûr, on peut soutenir qu’il est souvent nécessaire que des professeurs qui se soucient de l’influence internationale de leurs idées — aspect important dans l’évaluation de leur valeur académique — ne publient pas uniquement dans d’autres langues que l’anglais. Il y a là un constat indéniable qui pourrait d’ailleurs nous faire prendre conscience d’un véritable dilemme. Même si l’on reconnaît, d’une part, que ceux qui contribuent aux innovations conceptuelles dans une langue jouent un rôle important dans le développement de la communauté qui parle cette langue, on ne peut nier, d’autre part, que l’anglais accroisse ou accélère la diffusion et l’influence de la pensée de celui qui en fait l’usage. Dès lors, peut-être le mieux serait-il de chercher un compromis, une sorte d’équilibre, entre ces deux fins distinctes.
Pourtant, je pense que cela serait une erreur. On le perçoit mieux en tenant compte d’une observation devenue courante parmi les philosophes “ expressivistes ” du langage. Cette observation est liée à l’idée, suggérée plus haut, voulant que la structure d’une langue puisse avoir un effet sur les idées qui y sont formulées. Mais la thèse expressiviste va plus loin, puisqu’elle soutient, comme l’écrivait Isaïah Berlin, que “ langue ” et “ idées ” ne sont “ que diverses façons de dire la même chose[7]. ” Voilà pourquoi la langue dans laquelle l’on réfléchit, l’on formule des idées, l’on associe des arguments, etc., n’est nullement neutre à l’égard du contenu même de la pensée. Non pas qu’il faille aller aussi loin que Fritz Mauthner qui soutenait, dans l’esprit nietzschéen de la langue comme prison, que “ si Aristote avait parlé chinois ou dakotan, il aurait produit un système logique entièrement différent[8]. ” Mais il faut malgré tout reconnaître qu’il y a là une part de vérité, parce que des termes, des expressions et, en réalité, des mondes culturels différents — tout ce qui fait de chaque langue un horizon de sens spécifique —, auront un effet direct sur la définition et l’orientation de la recherche.
Il y a là, d’ailleurs, quelque chose de valable et d’important pour qui s’intéresse à la qualité de la recherche, du moins dans les sciences humaines, les arts et les lettres. En effet, cela signifie qu’encourager des professeurs à faire une part significative de leur recherche en français peut en fait les aider à développer des perspectives uniques qui contribueront à l’originalité générale de leur pensée. Rappelons ici l’hypothèse du psychologue Dean Keith Simonton, servant à expliquer pourquoi près de 20 % des gagnants du Prix Nobel sont d’origine juive (un chiffre qui dépasse de loin la proportion de la population d’origine juive dans le monde). Pour comprendre un tel phénomène, suggère-t-il, il faut considérer non seulement des facteurs tels que l’environnement propre aux familles juives, mais aussi la situation traditionnelle des Juifs en marges de la culture occidentale et, en particulier, le fait que les Juifs ont tendance à être bilingues. Car “ le contact intensif avec deux langues différentes ou plus aide à construire la base cognitive pour la créativité. Après tout, les concepts seront codés de façon multiple, enrichissant les connexions entre plusieurs idées[9]. ” En extrapolant à d’autres groupes culturels, l’on peut conclure que même si des professeurs francophones encouragés à publier en français pourraient avoir, à la fin de leur carrière, moins de publications en anglais que leurs confrères anglophones, ce désavantage quantitatif pourrait être compensé par un avantage qualitatif.
Autrement dit, nous ne devons pas aborder cette question comme un jeu à somme nulle. Il n’est d’ailleurs nullement nécessaire d’envisager des solutions reposant sur des mesures restrictives qui ont toujours l’inconvénient d’enfreindre la liberté académique. Il vaudrait plutôt la peine d’étudier des options de type proactif, comme l’amélioration et la professionnalisation accrue des publications universitaires en français, l’augmentation des subventions pour des colloques académiques en français, ou encore une garantie que les comités départementaux chargés d’octroyer la permanence ne marginalisent pas les publications en français. Tout cela laisserait le choix, à ceux qui partagent ma perspective, d’augmenter le nombre de leurs travaux en français et ainsi de contribuer à la culture de la nation franco-québécoise et à la qualité de leur recherche. Voilà la deuxième leçon à retenir.
Toutefois, ces deux leçons pratiques resteront inaperçues de, ou seront déformées par, tous ceux qui laissent les abstractions de la philosophie politique interférer avec la politique linguistique. En effet, la politique linguistique qui, en Occident, est un souci récurrent au moins depuis l’époque de la Contre-Réforme, ne doit pas être vue comme une question de philosophie, mais bien comme une question idéologique, au sens positif du terme. Pour que les décideurs politiques puissent réellement tirer profit, dans un esprit comparatif, de cas concrets comme les deux exemples évoqués plus haut, il leur faut rester attentifs à toutes les dimensions propres à un contexte spécifique et, donc, à l’histoire particulière des diverses cultures qui composent telle ou telle entité politique. Or, le propos de la philosophie politique est en soi beaucoup plus général. C’est pourquoi, à mon avis, les philosophes politiques ne contribuent jamais mieux aux débats politiques que lorsqu’ils s’abstiennent de s’en mêler (ou du moins, lorsqu’ils ne cherchent qu’à contrer l’influence néfaste de philosophies rivales)[10].
Jusqu’à récemment, les philosophes politiques avaient d’ailleurs eu tendance à ne guère se soucier de politique linguistique. Ce n’est plus le cas. J’évoquerai ici trois exemples assez récents qui illustrent respectivement des formes influentes de la philosophie politique contemporaine. Mon but sera de montrer qu’au mieux, chacun des exemples nous distrait du type de leçons considérées précédemment et qu’au pire, ils les privent complètement de sens, et cela, parce que chacun échoue, pourrait-on dire, à “ donner préséance à la pratique ”.
La première approche est “ neutraliste ”. L’histoire a connu plusieurs cas de sociétés plurilingues gouvernées en une seule langue ou en un petit nombre de langues dominantes — le latin dans l’empire romain, le perse dans l’empire mongol, l’anglais, le français et l’allemand dans la Communauté européenne d’aujourd’hui, etc. Mais c’est seulement depuis l’influence croissante de la philosophie politique neutraliste qu’on a voulu donner une justification théorique à cette réalité. Prenant comme modèle le principe de la séparation entre l’Église et l’État, les neutralistes soutiennent qu’une société juste doit être fondée sur une théorie unifiée et systématique de la justice. Or, lorsqu’elles cherchent à intégrer les questions de politique linguistique, de telles théories ont tendance à accorder à une langue ou à un nombre restreint de langues le statut de langue(s) officielle(s) de l’État. Pour un neutraliste comme Pierre Trudeau, par exemple, la Loi des langues officielles du Canada eut le mérite d’associer le statut privilégié de l’anglais et du français à l’idée de justice, plutôt que d’en faire seulement le résultat d’arguments de Realpolitik reconnaissant, par exemple, à chaque groupe linguistique dominant la capacité de “ détruire le pays ” (pouvoir que n’auraient pas les Canadiens ukrainiens, ou iroquois, etc.). Il est d’ailleurs bien connu que pour Trudeau, la thèse des “ deux nations ” était précisément une forme de Realpolitik à laquelle il opposait l’idée que la fédération canadienne unissait en son sein “ deux communautés linguistiques[11]. ”
Mais quelle valeur faut-il accorder à cet argument neutraliste? Car que l’on parle de “ nations ” ou de “ communautés linguistiques ”, il n’en demeure pas moins que la langue principale de quelques-uns — et non-pas de tous — reçoit un statut spécial, et cela, semble-t-il, requiert une explication. Que faut-il répondre, par exemple, à ceux qui demandent pourquoi seul le français, parmi les langues minoritaires canadiennes, devrait avoir un statut officiel équivalent à l’anglais? Voici la réponse de Trudeau :
Certains critiquent le bilinguisme et considèrent qu’il s’agit là d’un privilège accordé aux Canadiens français. C’est peut-être un privilège, mais je pense que d’un point de vue historique, les francophones d’ici sont en nombre suffisant et qu’ils sont établis depuis longtemps. De plus, il y a une espèce d’entente depuis le début à l’effet qu’on reconnaît leurs droits. Alors, privilégions les francophones[12]!
Il est clair, toutefois, que les raisons données ici par Trudeau — la population, la profondeur historique, une entente — n’ont rien à voir avec les véritables critères du neutralisme. D’ailleurs, le neutraliste conséquent ne devrait-il pas y voir de simples contingences historiques qui résultent elles-mêmes de la Realpolitik? C’est pourquoi il me semble que toute théorie explicitement fondée sur l’idée d’une justice neutre — particulièrement si, comme le faisait Trudeau, elle fait un absolu des valeurs associées au respect de l’individu[13] — ne peut, au bout du compte, favoriser une ou plusieurs langues plus qu’une autre, car cela favoriserait certains individus plus que d’autres, soit tous ceux dont la langue d’usage reçoit un statut officiel. En réalité, il me semble que les neutralistes canadiens qui refusent de se taire sur la question de la politique linguistique devraient ne favoriser ni l’anglais ni le français, mais bien l’espéranto. Puisqu’il est inutile d’insister sur le caractère irréaliste d’une telle proposition, il faut revenir à ma suggestion première : le seul apport valable des neutralistes en matière de politique linguistique serait d’admettre qu’ils n’ont rien à dire.
La deuxième approche est “ pluraliste ”. Son point de départ consiste à reconnaître le caractère factice de toute idée de neutralité en matière de politique linguistique. Comme l’explique Alan Patten, “ le désengagement ne peut pas être la meilleure réponse des institutions publiques face au pluralisme linguistique, parce qu’un tel désengagement est impossible[14]. ” Au lieu d’appliquer une théorie systématique, Patten cherche donc, de manière typiquement pluraliste, à distinguer avec soin les diverses valeurs en jeu. Il associe ensuite ces valeurs distinctes à des modèles politiques spécifiques, précisant qu’en cas de conflit, il faudra rechercher un équilibre, ce qui veut dire des compromis. Face aux conflits véritables que peut susciter toute politique linguistique, Patten, comme tout pluraliste, nous porte donc à conclure que les valeurs en jeu sont des entités autonomes qui “ tirent dans des directions différentes ”, de sorte qu’il faille “ faire des choix difficiles ” qui visent néanmoins “ à ne pas trop compromettre aucune d’entre elles[15]. ”
L’approche pluraliste repose toutefois sur une prémisse injustifiée qui porte à considérer tout conflit comme un jeu à somme nulle entre adversaires irréductibles, ce qui élimine dès le départ tout espoir d’un rapprochement véritable qui n’impliquerait aucun compromis. Mais pourquoi faudrait-il admettre d’emblée ce résultat? En fait, l’on peut (au moins quelquefois) l’éviter, si l’on reconnaît que les valeurs — ou mieux, que les “ biens ” — ne sont pas, conceptuellement, tels des atomes distincts qui se heurtent ou entrent en collision lorsqu’ils sont en conflit. Au contraire, ils font partie d’un tout qui peut parfois être transformé d’une façon qui accroît l’intégration, et donc la réconciliation, de ses diverses parties. Cette conception holiste nous fait mieux voir que les conflits moraux et politiques admettent parfois des solutions synergistes qui ne reposent pas sur l’idée de compromis. Tel était bien le cas des exemples considérés plus haut, à propos de l’hébreu et du français. En choisissant de “ découper ” les tapisseries historiques complexes où prennent sens les enjeux linguistiques, Patten contribue donc à figer par des oppositions formelles une réalité concrète beaucoup plus fluide et ouverte.
La troisième démarche est “ postmodernisme ”. Elle tente tout à la fois, pourrait-on dire, d’affirmer l’esprit du neutralisme et du pluralisme, et donc de concilier “ l’un ” et “ le divers ”. On ne se surprendra donc pas s’il en résulte finalement une série de paradoxes. Considérons par exemple le très intéressant texte de Daniel M. Weinstock sur les droits linguistiques. Arrivé à mi-parcours, Weinstock affirme nous avoir “ reconduit sur le territoire familier, cher à Berlin, du pluralisme des valeurs[16] ”. Mais ce constat s’accompagne d’une critique de l’idée qu’on peut affirmer une langue comme un bien intrinsèque — ce qui est pris pour acquis dans les exemples de l’hébreu et du français cités plus haut —, puisque selon Weinstock, il ne faudrait pas compter la langue en elle-même dans le nombre limité des “ valeurs légitimes ”. Or, cette attitude n’est certainement pas d’esprit pluraliste, et ce d’autant moins qu’elle s’appuie sur la prémisse voulant que seules soient légitimes les valeurs qui se ramènent finalement aux intérêts de l’individu. Car pour Weinstock, tout “ ce qui contrevient au principe individualiste du libéralisme ”, tel qu’il le conçoit, doit être considéré illégitime et être rejeté. Nous voilà ramenés non pas au pluralisme, mais bien plutôt sur le territoire propre au libéralisme neutraliste. Et encore, pas tout à fait, puisque le libéralisme de Weinstock ne semble pas fondé sur une théorie systématique de la justice, les valeurs individualistes prônées étant elles-mêmes vues comme “ plurielles et en conflit ”, nous forçant à faire des “ choix et des compromis ”. Aucune hiérarchisation de ces valeurs, qu’elle soit cardinale, ordinale ou autre, n’est établie. Il faut dès lors se demander quel est le fondement, philosophique ou autre, du primat qu’accorde Weinstock aux valeurs individualistes lorsqu’elles entrent en conflit avec d’autres valeurs, telle la langue, qui ne peut leur être réduite. Et d’ailleurs, qu’est-ce qui justifie d’emblée la distinction si radicale entre les valeurs individualistes et non-individualistes? Weinstock ne nous dit rien sur ce point.
On est donc quelque peu étonné de voir Weinstock conclure par un appui aux politiques qui érigent la langue de la majorité en langue officielle de l’État. Mais ses arguments étonnent plus encore. L’antinomie relevée plus haut, et d’autres encore, l’amènent en effet à cette analogie : l’institution d’une langue officielle, que tous les citoyens pourraient parler, aiderait la coordination des politiques étatiques et constitue donc un facteur d’efficacité au même titre, précise-t-il, que la décision (déterminée arbitrairement) d’exiger que tous conduisent dans la même direction sur un même côté de la rue. Or, il m’apparaît qu’il y a ici un hiatus étrange entre les arguments de jure et de facto. D’une part, toute politique qui, de jure, favorise une ou des langues particulières portera nécessairement, nous dit Weinstock, “ la tache de l’arbitraire ”, puisque donner un statut privilégié à telle ou telle langue en raison de son importance sociale ou historique ne fait en réalité que récompenser le colonialisme. Mais il semble d’autre part que justifier de facto les mêmes politiques préserverait d’une telle accusation.
La politique prônée par Weinstock me semble donc être l’illustration parfaite d’une certaine sensibilité postmoderniste (laïque[17]), car elle serait à la fois “ neutre à l’égard des diverses conventions linguistiques qui pourraient être adoptées dans une communauté politique complexe et hétérogène ”, et pourtant, malgré ou à cause de cela — il est difficile d’en être certain —, sans rapport avec l’idée de justice. Or, ni l’un ni l’autre n’est vrai. Contrairement à la coordination des automobilistes, la politique linguistique met en jeu des valeurs importantes qui peuvent entrer en conflit avec l’objectif d’efficacité; dès lors, il s’agit bien d’une question de justice. C’est d’ailleurs pourquoi il s’agit d’un thème controversé sur lequel on se donne la peine d’écrire et de débattre.
Voilà donc pourquoi je ne pense pas qu’il nous faille suivre Weinstock, Patten ou Trudeau sur cette question. Au bout du compte, ils ne me paraissent pas avoir compris que pour établir une politique linguistique (ou autre) adéquate, il faut rester fidèle, autant qu’il est possible, à la tradition ouverte et changeante d’une communauté politique.
La politique linguistique ne doit être déterminée ni par l’application d’une théorie systématique de la justice, ni (seulement) par l’équilibre recherché entre des valeurs conçues abstraitement, ni par une affirmation paradoxale de ces deux premiers. Les artisans de cette politique doivent plutôt s’efforcer de demeurer sensibles aux aspects particuliers de la situation, ce à quoi ne contribue pas le point de vue du philosophe politique. Car voilà le type de questions auxquelles il s’agit de répondre : De quelle nature sont les communautés en présence? Quelles langues parlent-elles et quel appui, s’il y a lieu, celles-ci requièrent-elles de l’État? Et comment réconcilier ces besoins, si possible, avec d’autres exigences éthiques, notamment celles qui procèdent du respect de l’individu? Il n’y a rien d’arbitraire dans les réponses recherchées ici, comme il n’y a rien d’arbitraire lorsqu’un individu essaie de faire, dans sa vie personnelle, les choix qui respectent son identité toujours en évolution. Voilà pourquoi seuls les acteurs politiques qui visent à réconcilier tous les aspects conflictuels qui caractérisent leur tradition politique me paraissent pouvoir espérer respecter le primat de la pratique et donc demeurer avant tout fidèles à ce bien qu’ils partagent avec leurs compatriotes.
Charles Blattberg*
NOTES
* Charles Blattberg est Professeur adjoint de philosophie politique au Département de science politique de l’Université de Montréal. Il a récemment publié un ouvrage intitulé From Pluralist to Patriotic Politics: Putting Practice First, Oxford/New York, Oxford University Press, 2000.
1. Ces trois volets sont retenus à partir des sept identifiés par Fellman dans son livre The Revival of a Classical Tongue: Eliezer Ben-Yehuda and the Modern Hebrew Language, La Haye, Mouton, 1973, ch. 4.
2. Sur la situation de l’hébreu lors de la création de l’État d’Israël, cf. Jehuda Reinharz et Anita Shapira (dir.), Essential Papers on Zionism, New York, New York University Press, 1996, ch. 28-29.
3. P. Aubert de Gaspé, Les anciens canadiens, Montréal, Fides, 1975 [1863], p. 162.
4. Cf. les inquiétudes du professeur Zohar Shavit de l’Université de Tel-Aviv, résumées in Avi Katzman, “ Yes to a Cultural Dictatorship ”, Ha’aretz, 5 fevrier 1999.
5. Cf. l’édition du Israel Studies Journal dédiée à ce thème (vol. 5, no 1, 2000).
6. Bien sûr, cela ne veut pas dire que l’on ignore le besoin d’une réponse mesurée à cette question. Cf. par exemple l’extrait de la présentation du recteur Robert Lacroix à la Commission des États généraux sur la situation et l’avenir de la langue française au Québec, publié dans le Forum de l’Université de Montréal du 19 mars 2001, p. 3.
7. Berlin, “ From Hope and Fear Set Free ”, in I. Berlin, Concepts and Categories: Philosophical Essays, dir. H. Hardy, Oxford, Oxford University Press, 1978, p. 189 (ma traduction).
8. Cité in Peter Burke, “ The Social History of Language ”, in P. Burke, The Art of Conversation, Ithaca (ny), Cornell University Press, 1993, p. 19 (ma traduction). Cf. aussi Benjamin Worf, Language, Thought and Reality, dir. J. B. Carroll, New York, mit Press, 1956.
9. D. K. Simonton, Origins of Genius: Darwinian Perspectives on Creativity, New York, Oxford University Press, 1999, p. 122 (ma traduction).
10. Cf. mon “ Political Philosophies and Political Ideologies ”, Public Affairs Quarterly 15, 3 (2001).
11. Cf. P. E. Trudeau, “ Quebec and the Constitutional Problem ”, in P. E. Trudeau, Federalism and the French Canadians, Toronto, Macmillan Press, 1968, p. 31 (ma traduction).
12. P. E. Trudeau, Max et Monique Nemni, “ Entretien avec Pierre Élliot Trudeau ”, Cité libre 25, 1 (1997) : 17. Will Kymlicka, qui lui aussi défend une théorie libérale et neutraliste de la justice, est néanmoins prêt à reconnaître de façon explicite les communautés nationales. Il croit pouvoir le faire, parce qu’il pense que de telles communautés, lorsqu’elles sont au cœur des questions de justice, peuvent néanmoins être théoriquement réconciliées avec le respect de l’individu. Toutefois, cette attitude ne maintient pas la possibilité que la communauté et l’individu puissent, de façon justifiable, entrer en un conflit dont la réponse n’est pas toujours de donner une priorité absolue à l’individu. Cf. W. Kymlicka, Multicultural Citizenship: A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Oxford University Press, 1995.
13. Cf., par exemple, P. E. Trudeau, Trudeau : l’essentiel de sa pensée politique, dir. R. Graham et J. Vaillancourt, Montréal, Le jour, 1998.
14. A. Patten, “ Political Theory and Language Policy ”, Political Theory 29, 5 (2001) : 693 (ma traduction).
15. Ibid., p. 710.
16. D. Weinstock, “ The Antinomy of Language Rights ”, in W. Kymlicka et A. Patten (dir.), Language Rights, à paraître (ma traduction).
17. Je vise ici à exclure les postmodernistes tel qu’Emmanuel Lévinas, qui affirment leurs racines dans le judaïsme rabbinique. Cf., par exemple, E. Lévinas, Entre Nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset et Fasquelle, 1991.