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Le 11 septembre en regard du problème théologico-politique contemporain

Un texte de Daniel Tanguay
Dossier : Le 11 septembre, un an après
Thèmes : États-Unis, Philosophie, Politique, Religion
Numéro : vol. 5 no. 1 Automne 2002 - Hiver 2003

Le 11 septembre a représenté un resurgissement tragique de l’idée de lutte à mort idéologique dans le combat politique. On a tenté en vain de décharger ce potentiel tragique en attribuant à cet événement des causes qui en banalisaient la portée idéologique. Ce fut la ligne adoptée par plusieurs commentateurs de gauche : l’attentat terroriste s’expliquerait tour à tour par le déséquilibre économique international, par l’impérialisme américain, par l’impuissance et la corruption politique des gouvernements arabes, ou par l’incapacité de la communauté internationale à régler la question palestinienne. Le point commun de toutes ces explications est de faire du 11 septembre l’épiphénomène

d’une manifestation plus large que l’on pourrait ranger sous la rubrique de « réactions à la mondialisation de l’économie néolibérale en contexte néocolonial ». Poussée à sa limite, cette thèse juge insignifiante le discours idéologique des acteurs de l’attentat, puisque celui-ci est tenu pour un miroir déformant des vraies intentions des belligérants. On se place ainsi dans une position de surplomb à partir de laquelle on estime pouvoir énoncer la vérité profonde de l’événement, sans tenir compte de ce que les acteurs de l’événement en ont dit eux-mêmes. Or, nous estimons, à l’opposé de cette tendance interprétative, qu’il faut prendre au sérieux l’idéologie qui a conduit aux attentats du 11 septembre. Ce n’est en effet qu’en portant une attention particulière au discours idéologique énoncé que l’on peut espérer dévoiler une certaine logique dans l’action politique terroriste. Logique tragique certes, mais logique tout de même, qui repose sur des prémisses idéologiques qui méritent d’être analysées. Le vieil adage selon lequel « les idées mènent le monde » prend tout son sens dans le cas du 11 septembre et, plus largement, des conflits au Moyen-Orient. Comme l’affirme Olivier Carré dans l’introduction à son commentaire de l’une des principales oeuvres de l’islamisme politique, « tous les conflits en cours au Moyen-Orient sont des conflits essentiellement idéologiques, ce sont des guerres de religion, si l’on entend par religion toute espèce de conviction, de foi en un système explicatif de l’univers et, en particulier, explicatif de toute société. Nul n’est disposé à mourir volontairement – outre le cas du désespoir – que par une conviction, une foi1 ». L’islamisme politique est présentement l’une des seules idéologies politiques qui insuffle aux individus la puissance de conviction nécessaire pour accomplir le sacrifice de leur vie à une cause. Cette dimension violente et sacrificielle de l’islamisme politique n’est toutefois pas congénitale à cette idéologie politique. Si le terroir de l’attentat terroriste du 11 septembre fut l’islamisme politique entendu comme un mouvement radical visant la « réislamisation » de la société civile et le contrôle religieux de l’État en terres d’islam, il serait néanmoins grossier d’assimiler sans autre forme de procès cette idéologie politique au terrorisme. L’islamisme politique portait certes en lui le germe de la dérive terroriste, mais cette dérive n’était pas nécessaire. Il a fallu l’action double de la répression politique féroce et de l’échec politique pour déclencher le mouvement de fuite en avant. Répression politique féroce d’abord, dans des pays arabes – on pense ici plus particulièrement à l’Égypte, la Syrie, l’Algérie – où les régimes politiques en place ont réprimé sans ménagement les mouvements islamistes nourrissant ainsi leur radicalisation. Échec politique ensuite, dans la mesure où les seules républiques islamistes instaurées – Iran, Soudan et Afghanistan – n’ont pas réussi à remplir les promesses de l’utopie de la nouvelle cité islamiste. En réponse à cet échec politique, on adopta alors la stratégie maximaliste du désespoir en lançant une attaque contre tout ce qui semble incarner les causes de cet échec : les régimes politiques corrompus et l’Amérique, symbole par excellence de la modernité occidentale tant détestée. Le 11 septembre fut l’aboutissement tragique de cette fuite en avant qui obéit désormais à une logique de guerre totale. Il est vital pour l’Occident de comprendre la nature de l’insatisfaction à la source de l’islamisme politique, et cela, non pas uniquement pour des raisons pragmatiques et politiques. L’islamisme politique a en effet quelque chose à nous apprendre sur notre propre dynamique civilisationnelle et surtout sur une difficulté inhérente au projet démocratique moderne. Cette difficulté est liée aux conditions nécessaires pour une véritable universalisation de ce projet. L’islamisme politique est particulièrement sensible à cette dimension, puisqu’il est lui-même une tentative de répondre au déclin d’une civilisation en réaffirmant sa mission universelle. Or, cette mission universelle, par sa nature même, se heurte à un très vieil ennemi et rival : l’Occident, autrefois chrétien et, aujourd’hui, démocrate. Cette perception de l’Occident et de sa mission n’est-elle pas une déformation simplement idéologique ? Pas totalement, car elle révèle une part importante de vérité sur notre civilisation qui s’identifie maintenant entièrement au projet démocratique moderne. L’Occident se conçoit comme l’avenir du monde dans la mesure où il juge que sa manière d’organiser le « vivre-ensemble » constitue la norme pour l’ensemble de l’humanité. Autrement dit, l’Occident serait à l’avant-garde de ce que l’on appelait autrefois «progrès moral et intellectuel du genre humain ». Le mot est donc lâché : progrès. On en use certes aujourd’hui avec grande parcimonie et pudeur tant on l’estime vieux jeu et « ethnocentrique », mais force est de constater que la notion était constamment présente en filigrane des commentaires qui ont suivi le 11 septembre. L’attentat terroriste a été vu par plusieurs comme le point de départ d’une guerre qui opposerait la liberté à la tyrannie, les lumières à la superstition, la justice à l’oppression, les forces du progrès aux forces de la tyrannie. Le mot maladroit de croisade a été lancé, puis retiré. Il révélait pourtant par sa maladresse même une part de vérité, surtout si l’on se place du point de vue de l’islamisme politique radical. L’idée de croisade évoque en effet le souvenir douloureux des expéditions

chrétiennes contre l’islam au Moyen Âge. La croisade révèle la tentation constante du christianisme de convertir son rival, par la force s’il le faut. Si la présente croisade a la même prétention à l’universalisation que les premières croisades, elle revêt toutefois un caractère plus pernicieux et dangereux pour l’islam : alors qu’au Moyen Âge il s’agissait d’un conflit entre deux religions révélées, la croisade actuelle viserait plutôt à imposer un régime politique neutre à l’égard de toute vérité religieuse. Or, du point de vue islamiste, l’instauration d’un tel régime équivaudrait à ruiner définitivement l’islam et à imposer par la force une forme ou l’autre de religion séculière. On pourrait objecter ici avec raison que l’islamisme politique est un courant parmi de nombreux autres et que plusieurs penseurs et théologiens islamiques d’importance cherchent à articuler de manière plus heureuse islam et laïcité moderne2. Il n’en demeure cependant pas moins que le processus d’universalisation de la démocratie occidentale moderne se heurte – et ce n’est pas un hasard – à de fortes résistances en terres d’islam. Une certaine idée du progrès y est rejetée par des forces politiques importantes. La compréhension des motifs de cette résistance permet de prendre conscience de la dynamique civilisationnelle propre à l’Occident et de son arrièreplan théologico-politique. En contrastant cette dynamique avec l’auto-compréhension propre à une partie du monde islamique, nous souhaitons illustrer de quelle manière le problème théologico-politique risque de connaître une seconde vie à la faveur de l’expansion universelle de la modernité occidentale.

 

APRÈS LA FIN DE L’HISTOIRE ?

 

C’est devenu presque un lieu commun d’affirmer que la célèbre thèse de la fin de l’histoire, remise au goût du jour par Francis Fukuyama il y a maintenant plus de dix ans, a été réfutée par le 11 septembre. Ce lieu commun repose cependant sur une mauvaise compréhension de cette thèse. Résumons-en les grandes lignes : suite à la chute du communisme, il n’existerait plus désormais qu’une forme légitime de régime politique – la démocratie libérale – et qu’un seul système économique adéquat à ce régime – le capitalisme. S’il y a fin de l’histoire, c’est bien parce que l’alliance entre démocratie libérale et capitalisme représente désormais le seul choix politique légitime. Aucun autre choix politique global ne vient remettre en question de manière crédible la légitimité de cette synthèse. Cette question de légitimité est centrale aux propos de Fukuyama : la fin de l’histoire ne signifie pas dans son esprit que la marche vers l’universalisation de la démocratie libérale ne connaîtra ni soubresauts ni reculs. La fin de l’histoire n’équivaut pas en effet à la fin de l’histoire concrète des hommes, mais bien à la fin de leur

quête théorique du meilleur régime politique3. Nous serions témoins de la fin théorique de l’histoire, au sens où le problème politique humain, sinon le problème humain tout court, aurait trouvé sa solution dans le régime démocratique. À y regarder de plus près, cette victoire n’est pourtant pas que théorique, elle est aussi une victoire remportée jour après jour sur le terrain. La démocratie libérale est perçue comme le régime qui s’harmonise le mieux avec la poussée de modernisation économique et sociale qui souffle sur la planète. Qui résiste à la démocratie résiste à cette poussée, se condamnant ainsi à un état d’infériorité économique et militaire. La modernité, avec la supériorité économique, technique et militaire qu’elle confère, est une force à laquelle il serait vain de vouloir résister. Autrement dit, les régimes opposés à la démocratie n’ont pas les moyens de leur ambition, en raison même de leur refus de la démocratie. Il est de bon ton de décrier cette thèse et d’en condamner les excès rhétoriques et son « occidentalocentrisme ». Pourtant, elle exerce une forte puissance d’attraction chez les élites intellectuelles et politiques occidentales, comme en témoigne l’état de la pensée politique et sociale contemporaine. On chercherait en effet vainement dans cette pensée une solution de rechange globale au régime présent. Il existe certes des critiques de la mondialisation ou du néolibéralisme, mais rares sont les tentatives qui prétendent opposer un autre choix global convaincant à la démocratie libérale et au capitalisme. Or, c’est précisément cela que Fukuyama désire que nous lui concédions pour que sa thèse conserve sa légitimité. Les événements du 11 septembre ont-ils ébranlé la légitimité de cette thèse ? Fukuyama a brièvement abordé ce problème dans un article paru environ un mois après les événements4. Sa réponse ne manque pas d’intérêt et elle fait allusion à la question qui sera au coeur de notre propos. Fukuyama reprend d’abord sa thèse centrale : « [...] au-delà de la démocratie libérale et des marchés, il n’existe rien d’autre vers quoi espérer évoluer, d’où la fin de l’histoire. Tandis que des pays rétrogrades résistent, il est difficile de trouver un autre mode de civilisation dans lequel on ait, en fait, envie de vivre après le discrédit dans lequel sont tombés le socialisme, la monarchie, le fascisme et d’autres formes de gouvernement autoritaire. » Malgré cette constatation, Fukuyama reconnaît tout de même que le régime démocratique n’est pas universellement prisé. Avec de nombreux commentateurs, il note que les pays de l’islam en particulier manifestent de profondes réticences à l’égard de ce type de régime et plus largement de la modernité occidentale. Celle-ci est l’objet d’un rejet parfois viscéral non seulement de la part des extrémistes, mais aussi d’une assez large partie de la population de ces pays. Or, ce rejet n’a pas vraiment réussi à se traduire, selon Fukuyama, en un projet politique viable : « Pour les musulmans eux-mêmes, l’islamisme politique s’est révélé beaucoup plus attirant sur le plan de l’abstraction que de la réalité. » Cet échec pratique de l’islamisme politique devrait par la force des choses amener les sociétés islamiques à adopter entièrement les principes de la modernité occidentale. Cette adoption prévisible confirmerait le principe général de Fukuyama :« La démocratie et le libre échange continueront de s’étendre avec le temps comme les principes présidant à l’organisation d’une grande partie du monde. » Ce qui rend ce texte de Fukuyama intéressant n’est pas la répétition de ses thèses bien connues, mais bien la réflexion à laquelle l’auteur se livre au sujet des raisons culturelles de la résistance des civilisations comme l’islam au projet moderne. L’une de ces raisons tiendrait à l’origine même du projet moderne : la démocratie libérale est née dans l’Occident chrétien et elle fonctionne le mieux dans des « sociétés qui possèdent certaines valeurs dont les origines ne sont peut-être pas rationnelles ». Fukuyama exprime ici un doute difficile à calmer : la démocratie, malgré ses prétentions à être un régime parfaitement immanent et rationnel, ne repose-t-elle pas en fait sur un héritage de valeurs historiquement déterminé? Il en serait ainsi de l’universalisme des droits démocratiques : ce dernier pourrait être tenu pour une sécularisation de l’universalisme chrétien. Fukuyama rejoint par ce doute l’interrogation essentielle de Samuel P. Huntington : dans quelle mesure les institutions de la modernité occidentale, nées dans un contexte culturel particulier, peuvent-elles être adoptées par d’autres civilisations5 ? La civilisation occidentale est-elle une préfiguration de la civilisation universelle, ou bien n’est-elle qu’une civilisation parmi d’autres ? On sait que Huntington juge dangereuse et irréaliste l’ambition occidentale à vouloir s’ériger en modèle pour une civilisation universelle. Cette ambition ferait fi à son avis des leçons élémentaires de l’histoire : l’humanité a été depuis très longtemps partagée en civilisations qui traversent des phases d’expansion et déclin. Un regard jeté sur l’histoire devrait nous convaincre que les civilisations sont mortelles. Notre civilisation n’échapperait pas elle non plus à cette loi cyclique quasi organique. C’est ce regard à vol d’oiseau de l’histoire des civilisations qui fait dire à Huntington que la civilisation occidentale, loin d’être dans une

phase d’expansion universelle, est plutôt entrée dans la phase de son déclin. Cette situation poserait à la civilisation occidentale de nouvelles exigences parmi lesquelles se trouve celle de se préparer au choc des civilisations. La chute du communisme ne marquerait pas la fin de l’histoire, mais bien la résurgence des tendances lourdes de l’histoire des civilisations humaines sur le devant de la scène internationale. On voit que Fukuyama et Huntington à partir de perspectives totalement différentes tournent autour d’une même question : quelle origine peut-on assigner à la prétention à l’universalité de la modernité occidentale ? Plus profondément encore, dans quelle mesure cette modernité est-elle légitimée à incarner le sens de l’histoire humaine toute entière ? Ces deux questions ne sont pas au même niveau, mais entretiennent entre elles une certaine relation que nous voudrions essayer d’élucider. Cette relation devient plus claire, comme nous le verrons, si on la considère d’un point de vue extérieur, comme celui par exemple que l’islamisme politique nous offre. Mais, avant d’aborder

l’examen de ce point de vue extérieur, nous explorerons brièvement la question de l’origine culturelle du projet moderne.

 

CHRISTIANISME ET MODERNITÉ

 

Dès son origine, la démocratie s’est comprise comme investie d’une mission universelle : libérer l’humanité des chaînes de l’oppression, de la superstition et de l’ignorance. Dans cette perspective, la démocratie n’est pas un régime parmi d’autres et propre seulement à une nation particulière, mais elle incarne un idéal qui s’adresse à l’humanité tout entière. Obéissant à la logique de cet idéal, les régimes démocratiques particuliers devraient tendre à se transformer en unions fédérales plus vastes et ces unions fédérales devraient à leur tour se convertir en une république universelle. Seule en effet la constitution d’une telle république universelle pourrait permettre d’éliminer la guerre entre les nations et d’instaurer une paix universelle. L’établissement final de cette république universelle serait le signe concret de l’accomplissement par l’humanité de sa destinée morale. Cet ambitieux projet porte les marques de son origine chrétienne. Comme le christianisme, il est prosélyte et missionnaire. Comme le christianisme, il est fortement imprégné par une vision progressiste et eschatologique de l’histoire : l’humanité est en route vers la réalisation finale de sa véritable humanité qui s’accomplira avec la seconde venue triomphale du Christ et la fin des temps qui l’accompagne. Comme le christianisme, il se présente comme une vérité universelle valable pour tous les êtres humains, nonobstant leurs races, sexes, cultures ou conditions. Comme le christianisme, il tend à se représenter comme la Révélation finale du sens de la destinée humaine. En d’autres mots, le projet moderne est en partie le fruit de la sécularisation du christianisme, c’est-à-dire qu’il est l’interprétation en termes temporels et immanents de ce qui avait été d’abord conçu dans un horizon éternel et transcendant. Cette thèse du projet moderne comme fruit de la sécularisation joue un rôle important dans la conscience occidentale : elle confère au projet moderne une sorte de légitimité d’emprunt, à savoir la légitimité d’un christianisme qui serait désormais réalisé dans les faits. La modernité démocratique aurait ainsi accompli les promesses du christianisme. Cette idée symboliquement très puissante est toujours à l’oeuvre dans la conscience occidentale, et plus spécifiquement dans la conscience américaine. Or, cette idée tend à masquer que le projet moderne dans son élan premier fut conçu comme une machine de guerre lancée contre le christianisme. Les philosophes des Lumières et leurs descendants, voyant dans la religion chrétienne un obstacle au progrès scientifique, politique et social de l’humanité, prirent le parti de la neutraliser sinon comme force spirituelle, du moins comme force politique. Devant l’impossibilité de l’éradiquer totalement des consciences, ils se résignèrent à la rendre inoffensive en la refoulant dans le domaine de la vie privée et morale. Malgré la vigueur dans certains pays des renouveaux religieux chrétiens, on peut affirmer qu’après une lutte féroce d’un peu plus de trois siècles le problème théologico-politique, tel qu’il a pris forme dans les religions de la révélation, est réglé dans les pays de chrétienté. Mis à part quelques sectes apocalyptiques, il n’existe aucun groupe religieux dominant en Occident qui rêve d’une quelconque forme de restauration d’un État où le pouvoir politique serait d’une manière ou d’une autre subordonné au pouvoir spirituel. Même l’Église catholique qui représenta pendant près de deux siècles une force politique foncièrement anti-libérale et anti-moderne s’est depuis une quarantaine d’années réconciliée avec le monde moderne. Elle admet maintenant une stricte séparation des deux pouvoirs et elle a abandonné toute velléité de dominer spirituellement et politiquement la société. On a peine aujourd’hui à mesurer toute la distance que les sociétés occidentales ont dû parcourir pour passer d’une forme d’organisation politique où la religion jouait un rôle central à un régime strict de séparation des pouvoirs politique et spirituel qui constitue le fondement des régimes démocratiques occidentaux. L’institution d’un tel régime présupposait un changement profond de la compréhension des rapports entre l’être humain et le divin. Une fois ce changement accompli dans les esprits, il devient difficile pour ces mêmes esprits de percevoir le sens même du problème théologicopolitique. Or, ce qui est pour nous devenu évident, à savoir que le problème théologico-politique trouve sa réponse dans la neutralisation politique du théologique, fait justement toujours problème en terres d’islam. On peut même affirmer que les processus de modernisation, loin d’y avoir neutralisé la tension entre le théologique et le politique, ont eu plutôt tendance à l’exacerber. La montée de l’islamisme politique radical depuis une quarantaine d’années est la traduction politique de cette exacerbation.

 

« LE CORAN EST NOTRE CONSTITUTION »

 

Le malaise que nous éprouvons à l’égard de l’islamisme politique radical provient du fait qu’il moule ses revendications politiques dans des termes qui échappent à la logique politique moderne et qu’il met au coeur de son action le rejet actif de la solution occidentale au problème théologico-politique. Bien Laden et son réseau ont ainsi justifié leurs actions terroristes en recourant à une rhétorique théologico-politique devenue étrangère au mode de pensée moderne : une nouvelle guerre de religion opposerait l’islam au monde « occidental-moderne ». Il s’agirait selon eux de défendre rien de moins que l’essence de la vie islamique qui serait menacée par le mode de vie occidental. Cette lutte contre le Grand Satan revêt d’ailleurs une dimension apocalyptique très marquée dans le fondamentalisme islamiste : avant le triomphe définitif de l’islam sur les Infidèles, il y aura une longue guerre à finir entre l’islam et le monde moderne. L’islam est interprété ici comme un contre-projet à la modernité, mais qui possède la même prétention à l’universalité que le projet démocratique moderne. Ce point a son importance : à la modernisation occidentale, et par là même, à leurs yeux, chrétienne, les islamistes veulent opposer la réislamisation de l’islam et, à terme, l’islamisation du monde. Le combat mené n’est donc pas seulement pour l’intégrité de l’umma en terres d’islam, mais bien pour l’affirmation du pouvoir du Dieu unique et de son prophète sur l’ensemble de l’humanité. Les islamistes radicaux estiment que le mode de vie islamique est érodé par l’adoption graduelle du mode de vie occidental en terres d’islam. Cette question du mode de vie n’est pas secondaire pour les adeptes d’une religion du livre et de la loi qui tiennent l’accomplissement concret des préceptes de la loi pour la manière par excellence de rendre gloire à Dieu. Elle est d’autant plus essentielle pour une religion comme l’islam qui, sous sa forme traditionnelle, se présente comme un ordre théologico-politique qui souhaite régler tous les détails de la vie du croyant. On a peut-être là l’un des motifs de la résistance des pays musulmans à adopter la démocratie de style occidental. À la différence du christianisme, l’islam n’a jamais connu la doctrine typiquement chrétienne des deux Cités ou des deux Royaumes, qui fut par la suite si importante dans le processus «moderne-occidental » de séparation de la sphère politique et religieuse. On a à juste titre insisté sur cette différence fondamentale entre le dispositif théologico-politique du christianisme et celui de l’islam6. Comme le signale Gilles Kepel, l’islam est « pensée du tawid, c’est-à-dire de l’unité fondamentale. La distinction entre din et dawla, entre spirituel et temporel, n’y a doctrinalement aucun sens, puisque c’est un même texte, le Coran, révélé par Dieu au prophète Mahomet, qui contient les règles du rapport de l’homme au divin comme les principes de la vie sociale7 ». Le slogan de l’islamisme radical contemporain – « le Coran est notre Constitution » – répond donc pleinement à ce souci d’intégrité théologico-politique de l’islam. Sayyid Qutb, l’un des penseurs les plus influents du renouveau islamiste, a poussé ce principe de l’unité théologicopolitique

à son extrême limite8. Il divise le monde entre société de la jâhiliyya et société musulmane. La société de la jâhiliyya est la société qui, à l’instar de la société que le Prophète affronta au début de sa prédication, vit sans être soumise à la loi du vrai Dieu. Elle est la société de l’« ignorance anté-islamique » (jâhiliyya) où règne l’idolâtrie. Selon Qutb, cette société peut nier l’existence de ce Dieu, ou bien elle peut reconnaître son existence tout en limitant l’efficacité de son pouvoir divin aux cieux. En évoquant cette deuxième possibilité, Qutb critique en pleine connaissance de cause la solution libérale ou moderne au problème religieux : « Cette société ne règle pas son existence sur la Loi divine ni sur les valeurs éternelles qu’Il [Dieu] a posées comme fondement, bien qu’elle permette aux individus d’adorer Dieu dans les synagogues, les églises et les mosquées. Cependant, elle leur interdit de réclamer que la loi divine règle leur existence : ainsi, elle nie la qualité de divinité qu’a Dieu sur terre, ou la rend inefficiente9. » Toutes les tentatives de conciliation entre l’islam et la modernité démocratique sont ainsi par avance condamnées comme autant de manifestations du pouvoir tentaculaire de la jâhiliyya. L’esprit de la société idolâtrique cherche en effet à faire reconnaître à côté de la loi qui prend sa source dans la seule volonté de Dieu une autre loi qui aurait son origine dans la volonté humaine. Selon cette perspective, l’islam modéré ou « évolué », par sa volonté d’adapter l’islam aux valeurs modernes, nourrit en son sein l’esprit de l’« ignorance anté-islamique » et devrait donc être aussi farouchement combattu que les valeurs matérialistes et païennes de la société occidentale. Il n’existe en effet pour Qutb que deux possibilités tranchées qui ne souffrent aucune tentative de conciliation : «Ou obéir au jugement de Dieu et de son Prophète ou alors suivre la passion. Ou suivre le jugement de Dieu ou celui de l’idolâtrie, ou appliquer toutes les lois instituées par Dieu ou éviter d’obéir à ses directives10. »

 

LA RELIGION COMME CHOSE PRIVÉE

 

Dans le difficile dialogue amorcé depuis un peu plus d’un siècle entre l’islam et la modernité, le renouveau du « fondamentalisme » islamique sous la forme de l’islamisme politique est le signe d’un malaise profond du monde islamique qui n’a pas sa seule source dans la pauvreté, l’impuissance politique ou la question palestinienne. Selon l’islamisme politique radical, la modernité occidentale est l’expression d’un contenu spirituel étranger qui menacerait à terme l’essence même de la vie islamique. Non pas seulement parce que la modernité trahit par bien des aspects son origine chrétienne, mais plutôt parce que l’on perçoit confusément que l’adoption de la modernité démocratique équivaudrait à cesser de vraiment prendre la religion au sérieux. Prendre la religion au sérieux ne veut pas dire ici seulement embrasser une foi religieuse tout intérieure, mais de reconnaître la religion comme ordre théologico-politique, c’est-à-dire comme puissance de commandement. Or, c’est précisément cette puissance de commandement du spirituel qui est niée sous le régime de séparation stricte de l’Église et de l’État propre à la modernité démocratique. La manifestation la plus visible du « processus de désétablissement » de la puissance de commandement de l’Église est le retrait de la religion dans la sphère privée, rendu possible par la séparation de l’État et de l’Église. Comme le signale fort justement

Pierre Manent, « le fondement politique, juridique et moral de la séparation, c’est que la religion est chose privée11 ». La séparation ne peut devenir effective que si l’on accepte de refouler la religion dans la sphère privée, c’est-à-dire en fait de reconnaître la supériorité du consentement à l’État. Cette reconnaissance a un effet direct sur le degré d’extension du pouvoir de commandement de la puissance spirituelle : alors que l’État démocratique bénéficie du consentement forcé de tous à son ordre, l’Église, elle, est dépossédée des moyens politiques et institutionnels d’obtenir le consentement. Le consentement qu’elle peut revendiquer est donc un consentement purement privé. Le déséquilibre dans le poids à accorder aux consentements est la conclusion logique de la séparation entre le privé et le public. La solution moderne au problème théologico-politique établit en fait la supériorité de l’État neutre12. Cette solution occidentale au problème théologico-politique a une longue histoire et ce n’est pas un hasard si elle a pris corps tout d’abord dans les sociétés marquées par le christianisme. Le message évangélique chrétien et son expression théologique contenait en puissance la sortie occidentale de l’ordre théologicopolitique. Tout est déjà dit dans la réponse du Christ aux questions insistantes de Pilate : «Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jn, 18, 36). Il faut bien garder en tête cette origine chrétienne de notre modernité pour comprendre de l’intérieur la réaction de l’islamisme radical contre l’Occident. Cette réaction peut être comprise selon deux perspectives distinctes, bien qu’elles soient au fond reliées. Selon une première perspective, les islamistes radicaux rejettent la solution moderne au problème théologicopolitique, car ils y voient une façon de subvertir la religion. Sur ce point, ils n’ont pas tout à fait tort : la progression de l’athéisme et des croyances « païennes » a bien souvent été en Occident le résultat direct de la privatisation de la religion. La privatisation de la religion a aussi un autre effet qui n’a pas échappé à leurs regards : dans un strict régime de séparation, les pouvoirs spirituels ne peuvent exercer directement un contrôle social sur les moeurs. Ce point est crucial pour une religion qui attache une grande importance à l’obéissance commune aux préceptes concrets de la loi divine. C’est pour cette raison que la liberté occidentale des moeurs est perçue comme un danger menaçant la survie de la communauté dans son ensemble. Mais, plus fondamentalement encore, la solution occidentale est tenue pour une solution chrétienne au problème politique. Les islamistes radicaux n’y voient qu’une extension de la volonté chrétienne de modeler l’humanité à l’image de la civilisation chrétienne. Derrière les substituts laïques – droits de la personne, liberté de conscience, séparation du politique et du religieux, etc. – , ils perçoivent encore les idées chrétiennes au nom desquelles, leur semble-il, on a mené et on mène toujours une croisade contre l’islam. Cette interprétation très chargée idéologiquement reflète certes des prises de position qui sont loin d’être acceptées par tous les musulmans. Elle révèle néanmoins une part de vérité inconfortable : notre façon de régler le problème théologicopolitique est peut-être plus particulière que l’on aimerait le croire. La modernité démocratique incarne une prétention à l’universalité qui doit apparaître à juste titre aux yeux d’autres civilisations humaines comme une manifestation d’une très grande arrogance. Nous tenons nos régimes, nos institutions, nos moeurs, comme l’aboutissement final de l’histoire humaine et nous invitons les autres, quand nous ne les forçons pas, à se conformer à notre idéal d’humanité. La modernité démocratique risque alors de leur paraître comme un avatar de l’impérialisme occidental et d’être rejetée comme tel. Cet état de fait engendre des résistances et des rejets qui conduisent à des conflits entre civilisations qui peuvent déboucher sur des guerres larvées ou ouvertes. Ces conflits ne se laisseront d’ailleurs pas résorber par une quelconque politique de la différence culturelle à l’occidental, car cette politique se fonde justement sur le présupposé qui est contestépar les civilisations en lutte, à savoir sur la réponse à donner aux questions suivantes : « Quel est le meilleur régime ? Quelle est la meilleure vie humaine ? » Si, par exemple, la religion est traitée comme une simple différence culturelle parmi d’autres, alors la question que pose l’islamisme politique radical n’est pas entendue.Le problème théologico-politique contemporain est une conséquence du processus d’universalisation en cours de la modernité démocratique. Toute la question est de savoir si ce problème peut trouver le même genre de solution qu’il a trouvé au sein de la civilisation occidentale, ou bien si la constitution d’une civilisation authentiquement universelle n’exige pas une autre solution. Plus profondément encore, le problème théologicopolitique contemporain pose la question : « Quelle religion pour quelle humanité ? » L’humanité peut-elle en effet se satisfaire du culte immanent d’elle-même comme le propose en fin de compte le projet moderne13 ? Ce culte immanent peut-il calmer entièrement la soif d’absolu qui semble perdurer dans l’âme d’une grande part de l’humanité ? Cette religion horizontale de l’homme saura-t-elle se substituer aux appels encore bien vivants des religions particulières ? Ou bien l’unification finale de l’humanité ne présuppose-t-elle pas, comme l’a suggéré Arnold Toynbee, une sorte de convergence des religions dites supérieures ? Ces religions reconnaîtraient dans leurs doctrines communes un noyau de valeurs universelles à promouvoir. Pour les atteindre, il faudrait toutefois selon l’historien que la quête laïque du bonheur humain propre à l’Occident soit de nouveau spiritualisée et subordonnée à la quête propre aux religions supérieures14. Cette solution généreuse au problème se heurte toutefois à des objections qui semblent insurmontables : les religions supérieures en abandonnant leur prétention à incarner toute la vérité ne sombreraient-elles pas dans un syncrétisme insignifiant ? La quête du bonheur laïque ne provient-elle pas justement du refus d’asservir le bonheur à un ordre religieux transcendant ? Le régime de séparation de l’Église et de l’État a fourni une réponse sans ambiguïtés à ces questions. Reste à savoir si ce régime de séparation est l’unique voie possible pour affronter le difficile problème de l’harmonisation du politique et du religieux. Autrement dit, n’y a-t-il qu’une manière vraiment légitime de définir le vivreensemble ou bien peut-on concevoir que, dans certaines limites fixées par la décence humaine et la prudence politique, plusieurs modes du vivre-ensemble seraient acceptables ? Les réponses à de si redoutables questions nous manquent. Nous les posons tout de même, car elles semblent de plus en plus difficiles à entendre pour nous citoyens des démocraties modernes. Le seul fait de les poser peut d’ailleurs apparaître aujourd’hui comme un accord du bout des lèvres donné aux ennemis de la liberté. Rien n’est toutefois plus étranger à l’esprit de la présente réflexion. Nous croyons en effet que, pour être intellectuellement et même politiquement crédible, la défense de la démocratie ne peut faire l’économie d’une défense de la liberté de pensée. Or, comme nous l’a enseigné Tocqueville, celle-ci court toujours le risque d’être étouffée par le conformisme et l’uniformité des opinions qui sont les marques de la société démocratique. Afin de conjurer ce risque, l’homme démocratique doit faire un effort spécial de la pensée pour maintenir vivante, en esprit du moins, des possibilités du coeur humain qui appellent une hiérarchisation différente des biens politiques. Par cet exercice de communication avec des figures d’humanité disparues ou sur le point de disparaître, son orgueil est rabaissé et il considère avec plus de modestie sa propre situation et la fragilité de toutes choses humaines. Cette considération solitaire lui rappelle aussi qu’aucun régime politique ne peut neutraliser totalement la dimension tragique de la condition politique humaine.

 

Daniel Tanguay*

 

NOTES

 

* Daniel Tanguay est professeur au Département de philosophie de l’Université

d’Ottawa.

1. Mystique et politique. Lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb Frère musulman radical, Paris, Cerf/Presses de la Fondation nationale des  sciences politiques, 1984, p. 25.

2. On trouvera une excellente synthèse des positions théologiques et politiques du réformisme musulman et de l’islam politique dans l’article de Joseph Maïla : « L’islam moderne : entre le réformisme et l’islam politique », dans L’Encyclopédie des religions, t. 1, p. 847-860 (Paris, Bayard, 1999).

3. Nous exposons ici la thèse apparente de Fukuyama. Sa thèse entière repose dans la tension dialectique entre la « fin de l’histoire » et le « dernier homme », comme on la trouve décrite dans la dernière partie de son ouvrage. Voir à ce propos Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p. 379-380.

4. « Nous sommes toujours à la fin de l’histoire », Le Monde, 17 octobre 2001. Volume 5, numéro 1, 2002 37

5. Samuel P. Huntington, Le Choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1997 [1996]. 38 Volume 5, numéro 1, 2002

6. Ainsi dans son ouvrage classique intitulé La Cité musulmane : vie sociale et politique (Paris, Vrin, 1981[1954]), Louis Gardet souligne clairement cette distinction : « Dès l’origine, et par l’enseignement évangélique lui-même, le temporel et le spirituel étaient de droit, en chrétienté, à la fois distincts et hiérarchisés ; la société chrétienne savait qu’elle pouvait reconnaître le pouvoir temporel légitime des princes non chrétiens ; et quand à l’Empire païen succéda le régime, certes meilleur, du prince chrétien et de l’état sacral, ce ne pouvait être que “ par accident ” que la foi y fut regardée comme une “ valeur d’ordre politique ”. Or, pour l’Islam, c’est au contraire par essence que la foi est valeur d’ordre politique ; ou plutôt, c’est la seule vraie valeur d’ordre politique, la seule qui donne à la cité sa raison d’être » (p. 25). Bernard Lewis mentionne, quant à lui, que l’arabe classique « ne possède pas de couple d’opposition sémantique recouvrant la dichotomie chrétienne entre le laïque et l’ecclésiastique, le temporel et le spirituel, le séculier et le religieux » (Le Retour de l’Islam, Paris, Gallimard, 1993 [1985], p. 447).

7. Le Prophète et le Pharaon. Aux sources des mouvements islamistes, Paris, Seuil, 1993, p. 47.

8. Sayyid Qutb (1906-1966), figure centrale du mouvement égyptien des Frères musulmans, est l’un des principaux théoriciens de l’islamisme radical contemporain. Il a publié près de vingt-et-un ouvrages et de nombreux autres textes. Son ouvrage intitulé Jalons sur la route de l’Islam (Bruxelles, Hamza Press, sd.) connaît toujours un immense succès dans les milieux islamistes. On pourra trouver une analyse de la pensée de Qutb dans l’ouvrage de Gilles Kepel cité plus haut (Le Prophète et le Pharaon, p. 39-71). On consultera aussi avec profit le chapitre intitulé « De Bannâ à Qutb : vers la « révolution islamique » ? » dans l’ouvrage d’Olivier Carré : L’Utopie islamique dans l’Orient arabe (Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1991).

9. Cité par Gilles Kepel dans Le Prophète et le Pharaon, p. 55.

10. Jalons sur la route de l’Islam, p. 223.

11. « Christianisme et démocratie : quelques remarques sur l’histoire politique de la religion, ou, sur l’histoire religieuse de la politique moderne », dans L’Individu, le citoyen, le croyant, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1993, p. 70.

12. Manent est très clair sur ce point : « Bref, la séparation de l’Église et de l’État, du privé et du public, est fondée sur une inégalité essentielle des consentements qui donne un avantage décisif à l’institution publique sur l’institution privée. L’inégalité des consentements exigés traduit la supériorité essentielle de l’État sur l’Église dans le régime de séparation » (p. 70-71). 

 13. Avec une bonne dose de naïveté, les penseurs libéraux contemporains semblent parfois croire que l’unité de l’humanité sera atteinte au moyen d’une discussion raisonnable entre individus. Raymond Aron avait sur le problème  de l’unité sociale une vue plus profonde et perplexe : « Un autre problème qui se pose à toute société industrielle, c’est de savoir quel ciment peut lui assurer un minimum d’unité. On ne peut guère concevoir, en effet, une intégration  sociale qui ne reposerait sur aucune croyance d’ordre philosophique ou religieux, qui résulterait simplement de la discussion raisonnable entre les individus. Mais, en fait, jusqu’ici, toutes les croyances qui ont prétendu réintégrer les individus dispersés ont abouti à aggraver la désintégration des sociétés, tout au moins sur le plan international ; car ces lois de substitution, ayant inévitablement pour objet la société elle-même ou l’histoire, n’ont pu que susciter des fois rivales, que provoquer de nouvelles guerres de religions » (L’Histoire et ses interprétations. Entretiens autour d’Arnold Toynbee, Paris-La Haye, Mouton, 1961, p. 157).

14. Arnold J. Toynbee, Le Christianisme et les autres religions du monde, Paris, Éditions universitaires, 1959, p. 69-70.

 


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