Le 29 août 2001, nous nous sommes entretenus avec Charles Taylor par une magnifique journée de fin d’été. L’entretien reproduit ici est un concentré revu et remanié d’un plus long entretien. Nous tenons d’ailleurs à remercier Francis Dupuis-Déri qui a contribué à la mise en forme de cette entrevue. Un thème dominant traverse tout l’entretien, soit celui des relations de la religion et de la modernité. Il s’agit d’un thème constant de la pensée de Taylor, mais qu’il travaille de manière plus intense depuis la parution de son oeuvre maîtresse : Les Sources du moi (Montréal, Boréal, 1998 [1989]). Dans cette oeuvre, Taylor avait dégagé les sources multiples du moi moral moderne. Parmi celles-ci, il avait accordé une place de choix à la source chrétienne – plus particulièrement à sa variante protestante – dans la constitution de cette identité. Tout en continuant cette exploration par l’analyse des théories de la sécularisation, Taylor s’interroge maintenant plus largement sur les conditions de possibilité de l’expérience religieuse en contexte moderne. C’est le sens de sa réflexion récente sur la philosophie de la religion de William James parue sous le titre de Varieties of Religion Today : William James Revisited (Harvard, Harvard University Press, 2002). On trouvera dans cet entretien de nombreuses traces de cette préoccupation. On pourrait ainsi avancer que Taylor a effectué un aller-retour entre religion et modernité : il a d’abord pris pour point de départ la religion pour éclairer une part importante de l’identité moderne et il cherche maintenant à saisir la nature de l’expérience religieuse à partir de l’horizon moderne. Un tel exercice n’est pas aisé et Taylor est très conscient de la difficulté à arrimer la religion à la modernité. Il sait aussi que la modernité engendre des tensions fortes dans l’âme humaine et il s’en inquiète ici. Nous étions loin de nous douter que deux semaines plus tard, par une autre journée magnifique de fin d’été, ces tensions se manifesteraient aux yeux du monde de la façon la plus tragique.
DT: Vous travaillez actuellement sur un ouvrage qui traitera du processus de sécularisation propre à la modernité occidentale. En quoi ce retour sur les théories de la sécularisation vous permettra-t-il de dresser le portrait de la genèse morale de la modernité ou de l’identité moderne que vous avez offert en 1989 dans Les Sources du moi ?
CT: L’Occident fut la première aire civilisationnelle à se moderniser. Puisqu’il dominait à l’époque l’ensemble du monde, il a cru que toute la modernisation devait procéder partout selon une dynamique similaire. Les Occidentaux ont alors utilisé le concept de « différence culturelle » pour expliquer à la fois qu’ils étaient les premiers à se moderniser et que les « autres » éprouvaient une grande difficulté à adopter leurs façons d’agir. Il ne nous venait tout simplement pas à l’esprit qu’il puisse y avoir plusieurs façons de cheminer vers la modernité, plusieurs manières d’être moderne. Or la sécularisation est un trait particulier de la modernité « à l’occidental ». Les Occidentaux conçoivent donc leur processus de modernisation comme le seul qui soit « naturel » et ils pensent dès lors la modernité comme un moment où la nature humaine jusque-là empêtrée dans les traditions et les régionalismes se libère et accède enfin à l’autonomie et aux Lumières de la raison. Cette libération est aussi une libération des puissances transformatrices de cette raison instrumentale typiquement moderne que la croyance religieuse avait jusqu’alors entravée. Selon les Occidentaux, la modernité séculière à l’occidental serait ainsi le lieu de réalisation de la nature humaine, mais une réalisation qui implique nécessairement la perte de quelque chose, l’effacement de certains horizons de croyance, en raison même du développement de la science, de la plus grande mobilité géographique et sociale et d’autres phénomènes propres au processus de modernisation.
DT: Il semble pourtant que le processus de modernisation ne soit pas toujours accompagné d’un recul de la croyance et de la pratique religieuses. Je pense ici au cas de l’Inde où les traditions religieuses semblent résister malgré un processus de modernisation intense de la société dans son ensemble. N’y a-t-il pas là le signe que la modernité produit des effets différents selon les contextes culturels variés ?
CT: La modernité à l’occidental est une modernité de convergence et d’universalisation. L’Occidental espère toujours plus ou moins en une éventuelle convergence dans le monde de toutes les cultures. Or, cette convergence ne peut advenir selon ce modèle que lorsque les autres cultures se seront libérées de leur mensonge religieux. Mais vous avez raison de noter que l’adoption d’un style de vie moderne chez les Indiens (par exemple, nombre d’Indiens sont devenus mathématiciens ou informaticiens au point où l’Inde en exporte, et de très bons) ne les empêche pas de participer au festival de Ganesh, ou à toutes autres cérémonies religieuses, sans aucune gêne. Ils n’éprouvent pas de sentiment d’être en contradiction avec eux-mêmes. À l’inverse, les Occidentaux ont cru que le rapport entre la science et la religion était presque inévitablement source de tensions, voire de problèmes. Pourquoi ? La réponse se situe, je crois, dans le cheminement très particulier que la modernisation a suivi en Occident. La modernité en Occident signifie tout d’abord un certain nombre de changements s’incarnant dans l’apparition de nouvelles institutions et pratiques : un État bureaucratisé, une économie de marché, une armée maîtrisant la technologie de pointe, etc. Les théoriciens de la modernité ont toujours identifié ces
institutions modernes à certains changements culturels, tels le développement de l’individualisme, l’importance de la raison instrumentale et, enfin, la sécularisation. Il s’agirait en somme d’une combinaison d’éléments nécessaires pour qu’il y ait «modernité ». On pense alors la modernité en termes de causalité, comme si un changement des institutions entraînait nécessairement certains changements culturels ou vice versa. Je pense pour ma part qu’il faut être à la fois conscient de la très grande puissance de cette forme de pensée – notre narration de notre propre développement – et du fait que l’histoire particulière de la modernisation des cultures non occidentales puisse nous permettre de repenser le sens précis de notre propre narration. Ainsi, on retrouve des institutions analogues à celles des pays occidentaux en Inde, au Japon ou en Chine, alors que la matrice culturelle au sein de laquelle ces institutions se développent peut être très différente. Plus encore, les pays occidentaux ont forcé les autres cultures à adopter ces institutions occidentales dans l’espoir de les moderniser à l’occidental, mais l’effet de causalité espéré n’a souvent pas eu lieu.
DT: Ne pourrait-on pas dire d’ailleurs que la modernité à l’occidental a elle-même un rapport plus complexe à la religion qu’une certaine vulgate sur sa genèse le laisserait croire ? Vous avez vous-mêmes cherché à montrer qu’il existe des formes de narration concurrentes de la modernité occidentale qui sont le reflet d’une identité moderne multiforme. Malgré cette insistance sur cette pluralité, il m’a toujours semblé que vous demeuriez hégélien. Ainsi, votre propos sur la question de la
sécularisation rappelle une certaine interprétation de Hegel selon laquelle la modernité implique certes une prise de distance à l’égard d’idées du christianisme entendu comme transcendance absolue, détaché complètement des contingences terrestres, mais aussi une réalisation effective du christianisme dans l’histoire.
CT: Vrai, mais Hegel adopte toutefois très clairement une approche téléologique selon laquelle le christianisme n’est pas un phénomène historique comme tant d’autres mais bien la réalisation de la raison elle-même. Cette réalisation est inévitable, pour Hegel. Selon cette vision téléologique, l’avenir est le moment d’une convergence du monde vers les principes du christianisme. Je travaille plutôt à comprendre la façon dont s’incarne le christianisme dans les institutions historiques, et qui dit « façon » sous-entend qu’il y a une pluralité d’autres façons possibles. Ce que j’étudie précisément, c’est le développement de la modernité dans l’Occident et la chrétienté latine, qui se distingue d’un point de vue politique de la chrétienté grecque, orthodoxe ou orientale. Bien sûr, tout comme l’Europe s’est cru le monde, la chrétienté latine s’est cru le christianisme, mais il faut étudier ces phénomènes en étant conscient de leur spécificité culturelle.
DT: Soyons ici un peu provocant : dans votre travail de reconstruction de la modernité, la chrétienté latine est finalement moins importante que le protestantisme qui se déploie, il est vrai, au sein de cette chrétienté latine. Dans vos ouvrages, vous manifestez votre accord avec Hegel et Weber pour qui les éléments de notre modernité – l’affirmation de la vie ordinaire, l’idée de liberté, un certain ascétisme, etc. – ont émergé du protestantisme. Selon cette thèse, notre modernité serait le fruit d’une transformation interne au protestantisme. Du coup, le catholicisme – incarnation de la chrétienté latine – apparaît comme une force de résistance à la modernité. Cette dernière s’exprimera à travers tout le XIXe siècle, par exemple, par le refus du libéralisme et du monde moderne. Comment dès lors Taylor, le catholique, envisage-t-il la contribution du catholicisme à l’essor du monde moderne ?
CT: J’avoue que, lorsque j’ai écrit Les Sources du moi, j’avais à portée de la main les grandes analyses de penseurs tel Weber et j’ai repris ses analyses qui biffaient une partie de la réalité tout en soupçonnant, au fond moi-même, que la réalité était plus complexe ! J’essaie aujourd’hui de rectifier le tir dans le travail que j’effectue sur la sécularisation. Je suis maintenant davantage conscient du fait que des auteurs germano-protestants tels Hegel et Weber ont cru que le protestantisme était le christianisme. Adoptant une posture similaire, les Européens se sont cru le monde et la chrétienté latine s’est cru la chrétienté. Or, la réalité est plus complexe : bien des développements qui ont eu lieu au sein du mouvement luthérien, par exemple, se sont produits d’une façon différente au sein du catholicisme français, y compris les erreurs et les excès de l’augustinisme allemand. Quant au monde catholique, il est lui-même scindé en plusieurs parties : il y a le catholicisme espagnol, le catholicisme français, etc. Ce sont ces différences qu’il faut examiner et chercher à comprendre.
DT: Dans quel sens précis essayez-vous de rectifier vos propos des Sources du moi ? Tentez-vous de penser une histoire plurielle du rapport entre catholicisme et modernité qui intégrerait, par exemple, le catholicisme social, un mouvement extrêmement important à la fin du XIXe siècle ?
CT: Oui. J’entends maintenant parler des catholicismes mais aussi des protestantismes, car il y a des différences énormes entre luthériens et calvinistes, etc. Il faut tenir compte du développement de l’horizon espagnol mystique, des conséquences de la contre-réforme en réaction à la réforme et ne pas oublier par exemple que la France catholique était, à la fin des guerres de religion, encadrée par des évêques, des prêtres, comme jamais aucun pays dans le passé…
DT: N’éprouvez-vous pas une sorte de vertige ? Si vous avez cherché à forcer un peu le trait dans Les Sources du moi, gardant à l’esprit que la genèse culturelle de la modernité est finalement plus complexe que vous ne le laissiez voir, vous complexifiez maintenant tellement le modèle qu’on se demande si la belle ligne narrative tracée par vous dans Les Sources du moi ne court pas le risque de s’effacer au point que votre propos sur la modernité ne devienne inintelligible ?
CT: Il y a des ruptures à l’intérieur de refontes. Il y a une longue marche, pour employer un terme de Mao, de la chrétienté latine, commençant même avant la réforme mais qui passe par la réforme et la contre-réforme et qui conduit le christianisme vers une pratique de plus en plus personnelle, intériorisée, « christo-centrée ». Cette transformation s’effectue souvent aux dépens de certaines pratiques et rituels communs et collectifs. C’est précisément le récit de cette poussée extraordinaire au sein du christianisme qui demande d’être expliqué de manière détaillée. Il faut toutefois dire ici que le christianisme obéit à une logique historique qui ne lui est pas entièrement propre. On pourrait dire qu’il y a une structure des grandes religions post-axiales, pour employer l’expression de Karl Jaspers. La grande révolution axiale définie par Jaspers a ébranlé plusieurs civilisations vers le Ve siècle avant notre èrei. Elle a pris la forme d’une révolte contre les religions qui étaient entièrement investies dans la pratique collective et sociale. Elle a introduit dans les grandes civilisations humaines une forme de religion qui était plus personnelle et qui exigeait une discipline ou une dévotion personnelles. Cette religion intériorisée est toutefois restée pendant longtemps le fait d’une minorité de gens qui s’adonnaient de manière intense à la pratique personnelle de la religion, que ce soient les moines bouddhistes ou les moines chrétiens, les adeptes du soufisme, et autres virtuosi de l’expérience religieuse. À côté de ces virtuoses, la masse de gens vivait toujours une forme de religion très collectivisée, très ancrée dans le rituel, souvent en tension avec la religion plus personnelle, mais aussi entretenant des rapports de complémentarité avec cette dernière. On peut encore aujourd’hui percevoir en Thaïlande la complexité de ces rapports de complémentarité entre les moines bouddhistes et les laïques. J’ai pu observé là-bas que les moines se dévouent vraiment au développement de la mentalité du Bouddha, alors que les laïcs participent indirectement à cette expérience religieuse en nourrissant les moines. Par ce moyen, les laïcs acquièrent du mérite, et permettent ainsi aux moines de vivre entièrement dévoués à la quête spirituelle. Il existe donc une complémentarité qui est en quelque sorte au niveau de la civilisation entière entre deux facettes de la religion, et je crois que le mouvement de la réforme, au sein de la chrétienté latine, a poussé les choses jusqu’à exiger que cet équilibre soit rompu, et que le côté « post-axial » – religion personnelle et intériorisée – soit le seul, que la facette post-axiale de la religion personnelle devienne la seule religion.
DT: À première vue, vous faites une description du changement au sein du christianisme. Mais il semble qu’en sous-entendu vous adoptiez une attitude normative : vous semblez dire que cette nouvelle forme de religion plus intériorisée a permis au christianisme de réaliser le meilleur de ce qu’il est. Bien sûr, vous êtes extrêmement prudent et vous ne voulez pas juger les autres civilisations à partir de notre modernité, mais on a néanmoins parfois l’impression que vous dites : « Au fond, cela a été bénéfique. » On a l’impression en vous lisant que la modernité, plutôt que d’être l’ennemi du christianisme, lui a permis de réaliser les valeurs authentiques chrétiennes – l’égalité, la liberté – à une échelle jamais vue auparavant dans l’histoire. Quant à ceux qui sont toujours croyants, qu’ils soient protestants ou catholiques, la modernité leur aurait permis une expérience de la foi en quelque sorte plus authentique que celle des croyants pré-modernes. Certes, la modernité en Occident conduit aussi à l’incroyance, mais celle-ci permet au christianisme de se ressaisir et de se recentrer sur ce qui serait son essence : l’intériorité.
CT: Ce n’est pas tout à fait cela, parce que je crois que je suis profondément ambivalent sur tous ces détails : j’y vois du bien et du mal. Il n’y a pas d’ambivalence nécessairement dans l’aspiration vers une religion plus intériorisée, authentique et engagée, mais bien dans la tentative qui est propre au monde occidental, à la chrétienté latine, de refaire le monde, ce qui entraîna la suppression de toutes sortes de rites et de toutes sortes de coutumes. Pensons par exemple à saint Charles Borromée, à Milan,
qui supprime le carnaval, les danses, etc. Ainsi, cette rupture au sein du christianisme est un indice de la nature ambivalente de ces changements.
DT: Mais l’intériorité de la religion ne permet plus au croyant de s’échapper dans les rites et les fêtes : tous les chrétiens doivent être des saints au quotidien.
CT: Des saints ou bien vous êtes damnés ! On peut même dire que les tentatives par les frères franciscains et dominicains de prêcher une certaine réforme ont été le début de cette tentative qui s’est concrétisée dans la réforme protestante. Luther a écrit quelque part « que tous les chrétiens doivent être parfaits ». C’est précisément cette pensée qui s’est généralisée. Michel Foucault a décrit la société de discipline comme si elle ne venait de nulle part. Or, je crois que c’est un phénomène qui s’explique à partir de cette nouvelle visée (pas si nouvelle, d’ailleurs, parce qu’elle s’est développée par étapes à travers tout le Moyen Âge). Il y a d’ailleurs dans cette visée quelque chose qui mène directement à un monde fermé à Dieu, fermé à l’esprit. Pourquoi ? Parce qu’il y a aussi – on voit cela plus clairement non pas chez les luthériens, mais chez les calvinistes – l’idée que votre vie va devenir automatiquement ordonnée si vous êtes réformés, si vous adoptez ce genre d’esprit chrétien. Finis la débauche, les rixes, les conflits. Voilà que se discipline la société entière, que tout le monde a une vocation, tout le monde travaille, tout le monde est discipliné. Ces modes de discipline ont permis aux sociétés occidentales d’être beaucoup plus ordonnées, beaucoup plus pacifiques à l’intérieur. Le niveau de pacification intérieure des sociétés modernes est sans comparaison aucune avec ce qui existait auparavant. Une certaine contestation de cet ordre intérieur sera canalisée vers l’extérieur dans l’aventure guerrière : le nombre de tueries par la violence organisée dans la guerre extérieure a augmenté de façon absolument extraordinaire. Nos sociétés sont donc plus ordonnées et plus pacifiques sur la scène intérieure et cela leur a permis de dominer le monde. Ce n’est pas tellement la technologie militaire qui a donné à l’Occident le premier avantage sur les autres, c’est l’art de la discipline. Lors de la bataille de Lépante en 1571, par exemple, chaque camp avait des canons, mais le taux de réussite du tir des canons occidentaux était beaucoup plus élevé que celui des Turcs, parce que les Occidentaux étaient plus disciplinés… On peut aussi donner en exemple la fameuse discipline de l’armée prussienne. Retentit alors cet hymne aux valeurs guerrières et aristocrates, etc., qui participe à l’ordre intérieur tout en contestant son aspect niveleur. Mussolini est clairement en réaction contre l’aspect niveleur de l’ordre,
ce que j’appelle l’ordre moral moderne.
DT: Mais, après la défaite du fascisme, sentez-vous vraiment encore que l’âme moderne est habitée par ce combat ou cette ambivalence ?
CT: Pour revenir à la perspective religieuse, le chrétien s’est dit : « Il faut être chrétien dans la vie à tous moments », ce qui veut dire : « La vie est discipline ». Être chrétien, c’est vivre la vie disciplinée. Mais il y a eu une certaine révolte, et dans deux directions. Il y a des gens qui ont dit : « le christianisme est plus que cela » et d’autres qui ont dit : «Non, ce n’est pas du tout cela ». Il faut comprendre le développement jusqu’au point de rupture pour comprendre la nature de la rupture, pour saisir pourquoi certaines personnes ont refusé la rupture alors que d’autres ont rompu mais dans l’autre sens… La civilisation qui est née de la sécularisation telle qu’elle s’est développée dans la chrétienté occidentale est une civilisation très divisée. La sécularisation n’est pas la venue d’un nouveau consensus qui remplacerait un autre consensus. C’est l’émergence d’une société sans consensus spirituel, mais fortement unie par certaines conceptions de l’ordre. Or même ces conceptions de l’ordre sont profondément contestées au niveau philosophique, personnel, social et politique.
AR: Comment s’exprime cette contestation ?
CT: Heureusement, cela ne prend plus la forme d’une formule politique de rechange, comme cela a été le cas pour le fascisme. Mais la contestation peut se réclamer de l’ordre moderne défini de manière radicale, comme ce fut le cas pour le communisme. Même si le défi politiquement organisé qu’était le communisme a disparu, cette contestation existe encore : ils restent nombreux ceux qui dans notre civilisation veulent se révolter contre l’ordre existant, souvent au nom des principes mêmes de l’ordre moderne : l’égalité, la liberté, etc. C’est comme si cet ordre qui est à la fois extrêmement puissant et qui semble imbattable provoque néanmoins un immense malaise chez presque tout le monde. L’esprit de révolte est toujours vivant car les malaises existent encore. Chez certains, le malaise n’a pas encore atteint un seuil critique. D’autres vont exprimer leur révolte sur la scène politique. Prenons, par exemple, tous ceux qui protestent contre la mondialisation. D’autres opteront pour une approche d’ordre spirituelle. Les choix sont d’ailleurs dans ce domaine de plus en plus éclatés, fragmentés. Il y a un éventail immense de choix spirituels et il s’élargit tous les jours.
AR: Et il y a même des tendances, dans ces formes spirituelles, à projeter la transcendance dans la technique. Les Raéliens réclament par exemple le clonage humain qu’ils conçoivent comme une avenue pour l’humanité. Régis Debray dit : « Le XXI e siècle, Malraux a dit qu’il serait spirituel, moi je dis qu’il va être technospirituel. »
CT: La technologie sera évidemment une des voies possibles, mais nous n’y trouverons jamais un nouveau consensus. Le problème, c’est que nous ressentons beaucoup de nostalgie à l’égard du consensus perdu. Ce n’est d’ailleurs pas seulement de la nostalgie : cela vient aussi de l’intuition qui n’est pas fausse que des sociétés démocratiques demandent un plus haut degré de consensus que les sociétés autoritaires. Par exemple, l’Empire austrohongrois pouvait regrouper des ouvriers hongrois, des paysans polonais et des aristocrates autrichiens qui n’avaient rien en commun mais qui pouvaient vivre ensemble puisqu’ils n’avaient pas à mener une vie démocratique où les gens discutent et prennent
des décisions en commun.
DT : Un nouveau type d’ordre totalitaire pourrait-il tenter de réintroduire une forme de consensus par le haut ?
CT: Un ordre totalitaire forcément imposé alors. Mais les ordres totalitaires qui sont imposés vont tôt ou tard disparaître en raison de l’impossibilité pour les gens d’accepter cet ordre. Le communisme fut la plus grande tentative de créer par la force des gens sur un seul moule et cela n’a rien laissé en héritage. Spirituellement, le marxisme est complètement mort. Il ne reste que quelques bribes, quelques nostalgiques de Staline…
AR: Mais ce qui reste de Karl Marx, c’est peut-être la conception d’une vie dirigée par la technique, par les rapports de production… Les économistes d’aujourd’hui sont en cela quasi marxistes : technique, production, etc. Et c’est finalement le fondement d’un nouveau consensus
social, non ?
CT: C’est vrai que c’est cette vision qui mène le monde, mais les gens ressentent un profond malaise avec cette façon de penser et d’organiser la société. Toute la protestation contre la mondialisation vient de l’idée qu’on veut imposer encore une fois une façon de voir excessivement réductrice. Les gens ont le sentiment qu’il y a quelque chose qui manque. On ne peut donc pas parler de consensus. Je crois d’ailleurs qu’on va réussir à infléchir un tout petit peu la direction de cette mondialisation…
AR: Dans quel sens ?
CT: Il y a une possibilité de refaire les règles du jeu en ce qui a trait à l’injustice et à l’écologie, par exemple. Si je crois que les manifestations de Seattle et de Québec, entre autres, n’ont pas eu d’effets directs, je suis persuadé qu’elles ont tout de même eu des effets indirects, car les gouvernements y ont vu l’expression du malaise…
AR: Une expression très informe, jusqu’à maintenant…
CT: Certes. Mais je me souviens qu’il y a quelques années quelques gens écrivaient aux journaux pour dénoncer le chapitre 11 de l’ALENA. Il s’agissait d’une question très sérieuse, mais il n’y avait alors aucun mouvement d’opinion. Grâce à Seattle et à Québec, même mon médecin qui n’est pourtant pas politisé m’a parlé du chapitre 11 ! Grâce à ces manifestations, disons que des frictions commencent à se faire sentir dans le système politique.
AR: L’histoire recommence ?
CT: Peut-être qu’il n’y aura pas une force antagoniste organisée et structurée comme l’a été le communisme. Mais le malaise s’exprime.
DT: S’agit-il d’un malaise structurel déterminé par l’identité moderne
elle-même ?
CT: Oui. Et on ne voit pas comment en sortir, parce que nous avons en quelque sorte fait un pacte avec le diable : un pacte avec cette conception d’ordre qui nous sert à bien des égards. Non seulement sur le plan économique, mais aussi parce que cela crée une certaine pacification qui nous semble utile. Or nous avons à la fois la paix intérieure et le sentiment que nous avons vendu quelque chose en échange de cet ordre et de cette paix.
DT: Il existerait donc une sorte d’insatisfaction profonde, de nature spirituelle, que sécréterait la modernité. On pense ici à Nietzsche et à Baudelaire et à leur critique du monde bourgeois et parfaitement régulé…
CT: Oui, et cela ça va continuer.
AR: Ou à moins de transformer l’homme ? Ce qui pourrait se faire par la technique, peut-être ? On parle du post-humain…
CT: J’ai étudié d’autres efforts scientifiques, en psychologie par exemple… On a toujours cette conception ultra simpliste de la façon dont il serait possible de manipuler l’être humain. Cela n’a jamais fonctionné. On a décodé une première fois le génome humain. On pensait qu’il y aurait 200 000 gènes mais on s’est rendu compte qu’il y en a seulement quelques dizaines de milliers. Pourquoi pensait-on qu’il y en aurait 200 000 ? Parce qu’on rêvait d’un système finalement simpliste où il y aurait un gène pour tout. Mais ce n’est pas comme cela que l’être humain fonctionne. Le génie technologique ne pourra changer l’être humain qu’en créant des monstres. Je dois ici vous raconter une
anecdote : j’ai été invité comme consultant par une compagnie de biotechonologie en Californie qui voulait discuter d’éthique. J’ai été horrifié : ils croyaient vraiment que tous ceux qui ont de l’argent pourront un jour se payer des enfants-Einstein.
DT: L’éthique du surhomme !
CT: En quelque sorte, à ceci près qu’ils étaient absolument incapables de comprendre les problèmes éthiques. J’ai dit : «Ce degré de contrôle pose des problèmes. » Ils m’ont répondu : «Mais ce n’est pas du domaine de la biotechnologie. » J’ai dit : «Même maintenant, il y a des avortements sélectifs en Inde et en Chine lorsque les moyens techniques disponibles permettent de prévoir le sexe de l’enfant. Du coup, les parents gardent les foetus mâles et éliminent les foetus féminins. » Ils m’ont répondu : « Comme c’est pratique ! Il y a là-bas un problème de surpopulation. » Face à cette mentalité techniciste, les bras me sont tombés. Je ne pouvais pas leur faire comprendre que le problème n’était pas seulement démographique mais aussi et surtout de nature éthique…
AR: Vous êtes sceptique tout comme l’était Lord Kelvin, à la fin du XIXe siècle, qui disait que les engins plus lourds que l’air ne voleraient jamais ! La technique peut nous réserver des surprises.
CT: Sous forme de catastrophes terribles... Observez l’ozone, les gaz à effet de serre... Il y a déjà toutes sortes de phénomènes irréversibles qui nous menacent… Mais il faut avant tout se libérer de l’illusion selon laquelle la technique peut faire un nouveau consensus entre les hommes. Autrement dit, le génie humain ne peut nous rendre entièrement satisfait de notre existence
Propos recueillis par Antoine Robitaille et Daniel Tanguay
i. Taylor fait allusion ici aux thèses développées par Karl Jaspers dans son ouvrage Origine et sens de l’histoire (Paris, Plon, 1954). Selon Jaspers, l’humanité aurait vécu à une époque qui correspond à peu près à la naissance des grandes religions ou philosophies une véritable révolution spirituelle : « ...cet axe de l’histoire nous paraît se situer vers 500 avant Jésus-Christ, dans le développement spirituel qui s’est accompli entre 800 et 200 avant notre ère. C’est là que se distingue la césure la plus marquée, dans l’histoire. C’est alors qu’a surgi l’homme avec lequel nous vivons encore aujourd’hui. Appelons brièvement cette époque “ la période axiale ” » (p. 9) [DT].