On discutera sans doute encore longtemps du sens de la Révolution tranquille. Les uns continueront d’y percevoir une rupture plus ou moins brusque avec l’Ancien Régime, les autres mettront l’accent sur la continuité avec des trames événementielles ou des changements amorcés bien avant. Cependant, quelle que soit la perspective que l’on adopte, il semble difficile de nier que la Révolution tranquille ait consacré au Québec l’existence historique comme seul mode légitime d’être au monde. Fédéralistes ou souverainistes, libéraux, personnalistes ou socialistes, croyants, agnostiques ou athées, plus personne ne semble vouloir mettre en doute, après 1960, le fait que notre habitat soit l’histoire et seulement l’histoire. Désormais, nous ne serons nulle part ailleurs que dans ce présent, avec derrière un passé à désenchanter et devant un avenir que nous chercherons à prévoir justement parce qu’il nous semblera ouvert. Autrement dit, il n’y aura plus, après 1960, de transcendance ailleurs que dans l’histoire. On ne pourra plus répondre à quelque appel que ce soit (y compris celui que certains persisteront à entendre en provenance de Dieu[1]) que dans le tissu historique, devenu le seul lieu où prendre la mesure de ce qui est. En somme, l’histoire sera devenue le Tout, sans reste. « Sans reste », vraiment ? En fait, que l’existence historique soit consacrée le seul mode légitime d’être au monde ne veut pas dire que rien ni personne ne cherchera plus à faire signe vers un dehors. Des voix venues d’ailleurs tenteront encore de se faire entendre. L’existence historique ni ne les tourmentera ni ne les abattra ; elle leur sera simplement sourde. Ou bien elle les ignorera complètement, elle fera comme si rien n’avait été dit ; ou bien elle les engloutira en les traduisant dans le seul langage qu’elle comprend, le sien. Dans les deux cas, le résultat sera le même : le reste, ce qui est irréductible à l’histoire, sera effacé. Certes, l’existence historique ne pourra pas empêcher qu’un prophète, venu comme il se doit de nulle part, soudain se lève et s’élève contre elle ; mais, comme la prophétie n’aura plus le moindre sens pour elle (sinon un sens figuré, c’est-à-dire purement commercial ou utilitaire), elle le néantisera, pour ainsi dire sans même s’en apercevoir. Imaginons un auteur qui écrirait, à l’aube même de la Révolution tranquille, dont il a perçu très clairement qu’elle s’annonce (c’est lui-même qui le dit) : « Le mal existe en soi ; nous sommes ses meilleurs propagandistes et ses plus féconds terrains d’exercice. » On dira : «Ah! un réactionnaire, un thomiste récalcitrant peut-être. Il n’a pas encore vu, dites-vous, la Révolution tranquille, et il s’insurge déjà contre elle et contre l’avenir qui s’annonce. » Imaginons cependant que cet auteur ait énoncé, dans le même ouvrage où l’on trouve cette phrase, ce que quelqu’un de tout à fait autorisé a pu qualifier de «NON le plus global qui ait jamais été proféré à la face non seulement du Québec comme pays, mais de ses assises historiques et spirituelles » et, en même temps, de « OUI le plus magnanime aux puissances de l’invention et de la création » (Jean Marcel, qui est l’auteur de ce jugement, sait fort bien, et la façon même dont il l’a formulé l’indique, que c’est au Refus global qu’on a l’habitude d’associer un tel propos). Là, il faudra décider : ou bien on dira de l’auteur de cet ouvrage qu’il se contredit ou dit n’importe quoi, ce qui revient au même que de dire qu’il n’a rien dit, et en conséquence on l’oubliera ; ou bien on dira de lui qu’il a participé à sa manière, malgré ses « contradictions » ou ses « incohérences » (qu’on « expliquera » aimablement en invoquant le « contexte »), de la grande oeuvre intellectuelle qui a préparé et fait la Révolution tranquille, qu’il n’était au fond pas très loin du Refus global et même – pourquoi pas ? – de Parti pris, etc. Mais alors, dans l’un et l’autre cas, où sera donc passé le MAL, dont Gilles Leclerc insiste d’ailleurs souvent dans son extraordinaire Journal d’un inquisiteur pour l’écrire avec des majuscules, comme s’il savait que ce mot tellement galvaudé, tellement vieilli dans le Québec des années 1950, ne pouvait plus être compris, ni même être lu ou entendu ? Où sera passé le MAL, cet irréductible à l’égard de l’Histoire, que celle-ci ne peut et ne veut pas penser pour lui-même? Effacé ou, au mieux, englobé dans un langage dans lequel
on aura traduit l’auteur qui en parle – en tous les cas aboli, comme si ce mot n’avait jamais été écrit. L’existence historique n’aime pas ce qu’elle tient pour des inclassables. Gilles Leclerc ne fut peut-être pas le seul (il faudrait relire, notamment, L’Inquiétude humaine du philosophe Jacques Lavigne[2]), mais il fut certainement l’un des rares au Québec qui, à l’aube de la Révolution tranquille, a cherché à élaborer une pensée de l’écart ou de la différence entre l’Histoire et son reste. Pour Leclerc, non, l’Histoire n’était pas le Tout. Ce qui ne veut pas dire, pour autant, que sa pensée ne la prend pas en compte ou est a-historique. Leclerc, qui se présente dans son opus magnum comme un « inquisiteur », est tout aussi bien et très exactement un prophète tel que les Écritures en tracent le portrait : une voix venue de nulle part, à ce point révoltée contre l’état du monde tel qu’il est et, surtout, tel qu’il s’annonce, qu’elle se sent investie du devoir de tout dire et de le dire sans aucune retenue, avec une violence telle qu’elle se condamne quasiment à l’avance à ne pas être entendue, à prêcher au désert. Fonctionnaire (il fut le premier employé professionnel de l’Office de la langue française), écrivain du soir et du moindre moment que laissent le jour et la nuit, Gilles Leclerc n’a cessé de chercher des éditeurs toute sa vie et n’a le plus souvent publié qu’à compte d’auteur[3]. S’il a été salué par quelques-uns au cours des années 1960 ou 1970 (notamment André Major et Jean Marcel), on ne le connaît plus aujourd’hui et sa mort à l’automne 1999 n’a suscité aucun commentaire de la part des littéraires ou des philosophes. Mais la gloire littéraire, s’il en fallait une autre preuve, n’a rien à voir avec l’importance d’un écrit ou d’un écrivain. Alors que tant d’oeuvres qui ont à peine trente ou quarante ans (soyons charitables et ne parlons pas de celles qui en ont dix ou vingt) ont si mal vieilli, sont devenues purement et simplement illisibles, le Journal d’un inquisiteur est peut-être l’écrit le plus troublant qui nous reste de la fin des années 1950 (publié en 1960, il a été rédigé quelques années auparavant). Si cet ouvrage déconcerte et déroute tant, c’est que son auteur y refusait la sorte d’« hégélianisme généralisé » dont la pensée se nourrissait alors et y élaborait une anthropologie selon laquelle ce qu’il nommait l’« Esprit » ne se laisse jamais absorber par lui... Mais tout ceci peut paraître assez abstrait – alors que la prose de Leclerc, pour dense qu’elle soit, ne l’est jamais. Commençons donc par le commencement, c’est-à-dire par notre passion pour l’Histoire et son sens. Gilles Leclerc défend une thèse qui ne pouvait probablement pas être comprise ou entendue au début des années 1960 mais qui résonne étrangement à nos oreilles maintenant. Pour lui, c’est ce qu’il nomme le régime « ethno-théologico- politique » qui nous a conduit à l’existence historique, qui nous a fait entrer dans une ère de modernité radicale. Non, ce régime ne nous a pas « retardés », n’a pas fait de nous des laissés-pour-compte de l’histoire – c’est même, pour ainsi dire, exactement le contraire, il nous a littéralement propulsés, même si c’est à son corps défendant, dans une histoire et un monde entièrement rabattus sur eux-mêmes. En invoquant constamment et à propos de tout et de rien notre « héritage français et catholique », le régime ethno-théologico-politique a en effet tué à la racine les valeurs qu’il prétendait incarner. Ou, plus précisément,
il a transformé ces valeurs dites « spirituelles » en valeurs purement « commerciales », c’est-à-dire qu’il a les a fait paraître comme des mots vides de sens dont les puissances et les autorités en place se servaient pour justifier leur domination. Il en a résulté la naissance d’une sorte de monstre : une société, isolée en Amérique du Nord parce qu’elle est française et catholique, mais qui hait passionnément la France (l’esprit français) et le catholicisme. Une société qui n’en finira pas de vomir un héritage qu’elle tient pour une imposture pure et simple, au point de se donner un système d’éducation qui aura la double vertu d’encourager les élèves à massacrer allègrement la langue française et à ignorer superbement son passé catholique. Et, plus encore, une société qui n’aura de cesse d’embrasser avec enthousiasme ce que Leclerc nomme le « panaméricanisme », l’American way of life étant la négation la plus explicite d’un passé que ses élites avaient voulu ascétique. Si Le Journal d’un inquisiteur nous trouble tant, c’est qu’il annonce dès 1960 que le Québec se servira de sa liberté retrouvée non pour construire une cité nouvelle mais bien pour s’intégrer sans regret à une société définie dans des termes purement matérialistes et utilitaristes, dénuée de toutes autres finalités que l’accumulation de la richesse pour la richesse et la recherche du plaisir pour le plaisir. Une société au fond « nihiliste », n’hésite pas à écrire Leclerc, née d’une perte de foi si radicale (suscitée à bon droit par les histoires de p’tit Jésus et autres balivernes ressassées à satiété) qu’elle ne pourra que s’étendre à toutes les valeurs que d’aucuns chercheront en vain à élaborer ou à proposer pour qu’elles succèdent aux anciennes. Si Gilles Leclerc n’adhère ni au libéralisme progressiste, teinté de personnalisme, de Cité libre, ni au socialisme décolonisateur de Parti pris, ni à quelque projet que ce soit censé réaliser l’Esprit ou le Bien dans le tissu historique, c’est qu’il prophétise le déclin et l’échec de tous ces projets de substitution avant même qu’ils ne prennent forme définitivement. Pour lui, au bout du régime ethno-théologico-politique et au bout des monstruosités qu’il a engendrées, il n’y a nulle Histoire qui annonce un avenir radieux, nul telos, mais seulement un être moderne, absolument moderne, c’est-à-dire résolument « athée » en ce qu’il a cessé de croire, pas seulement en Dieu, mais de « croire tout court », en quoi que ce soit. Un être, en somme, respirant un air de scepticisme radical et par là habitant un espace entièrement rabattu sur lui-même, où toutes les transcendances s’épuisent au moment même où on les énonce. Nous en viendrons donc, prophétise Leclerc, à une existence prométhéenne, mécanique et consumériste, et nous en serons heureux. Nous en viendrons même très rapidement à faire de l’« anti-normativité », du refus de toute parole ou de tout geste censé pointer en direction de quoi que ce soit qui dépasse le sens de cette existence, notre nouveau credo[4]. Au nom de la démocratie, c’est-à-dire à la fois de l’égalité, de la liberté et de la souveraineté du nombre, nous tirerons, en toute légitimité, la conclusion que chacun doit être laissé à lui-même, à la recherche, garantie par le droit, de son bien ou de son plaisir. Nous en viendrons ainsi à oublier qu’il peut y avoir autre chose, que la vie n’a pas à choisir entre l’imposture du régime ethno-théologico-politique et le vide ou l’absence de finalité. Ce ne serait pas trop de dire que Gilles Leclerc annonce avant tout le monde que le Québec, devenu « maître de ses propres moyens de corruption », donc un véritable « adulte[5] », se transformera en une gigantesque « République des satisfaits ». À tout cela, il faut le dire sans équivoque, Leclerc refuse d’opposer un contre-projet historique et politique, qui proposerait de refaire le monde ou la Cité sur de nouvelles bases[6]. La liberté, selon lui, est chose rare, fragile, difficile et, quand elle est corrompue comme elle l’a été par le régime ethno-théologicopolitique, on ne peut rien espérer d’autre que sa préservation par le petit nombre. Ouvertement critique de la démocratie, incroyant dans les vertus du bon citoyen, Leclerc osera opposer à notre nouvelle existence historique un reste, c’est-à-dire une transcendance à jamais située en dehors d’elle (ce qui achèvera de le marginaliser dans l’espace intellectuel québécois, tout à sa foi en l’Histoire). Cette transcendance, Leclerc la désigne, on l’a mentionné ci-dessus, comme étant l’« Esprit ». Il manque ici l’espace qu’il faudrait pour bien expliciter le sens de cette notion, qui tisse toute la trame du Journal d’un inquisiteur sans y être pourtant définie formellement nulle part. Disons seulement que l’Esprit, qui « souffle » sur nous, précise Leclerc, comme une « grâce » que nous ne pouvons qu’accueillir (ou refuser)[7], se manifeste par notre capacité de création, et plus précisément par l’art, qui est ce qui nous avons de plus propre (c’est pourquoi, osera-t-il écrire alors même que ce vocabulaire était en train de perdre tout son sens, l’Esprit et l’art nous sont comme des « lois naturelles »). Par l’art, en effet, nous affirmons à la fois que nous ne sommes que des êtres humains, trop humains (non seulement nous ne sommes pas des dieux mais nous sommes privés à jamais de la présence de la divinité auprès de nous), même si, cependant, nous nous obstinons à viser une forme de rédemption en osant refaire le geste du Créateur (car qu’est-ce que l’art, sinon l’engendrement d’un nouveau monde dans celui qui existe déjà ?). À l’existence historique, Gilles Leclerc opposait donc en définitive une forme d’existence esthétique, en retrait du monde conçu comme Histoire mais simultanément inscrit absolument en elle, car il n’y a d’Esprit, de création ou d’art que situé, c’est-à-dire national : français, anglais... Le MAL, écrit Leclerc, c’est simplement l’oubli de l’Esprit, c’est-à-dire l’oubli de notre capacité à exister en créant, l’oubli de l’art. Ce mal est en nous, car l’Histoire téléologique que nous voulons vivre ne conçoit l’art que comme un moment d’un processus d’ensemble, au fond insignifiant en lui-même (l’existence esthétique n’est qu’un moment de l’existence historique), alors que l’histoire atéléogique, dans laquelle la première nous fait en réalité entrer à mesure qu’elle épuise rapidement toutes les transcendances nouvelles, ou bien s’en fout complètement ou bien ne le considère que sous l’angle utilitaire et commercial (les « industries culturelles » ou « artistiques »). Pourquoi relire aujourd’hui un auteur qui estimait dès 1960 que « la partie de cartes [...] paraît perdue[8] » ? Il suffirait probablement de répondre par une autre question : comment ignorer un auteur qui annonce, au moment où elle est à peine envisageable, l’intégration sans regret de la société québécoise au panméricanisme et au mode de vie qui lui correspond ? Les prophètes ont ceci de particulier que l’acte d’accusation qu’ils dressent traverse le temps.
Gilles Labelle*
BIBLIOGRAPHIE
La Chair abolie, Montréal, Éditions de l’Aube, 1957, 63 p.
L’Invisible Occident (dialogue de proscrits), Montréal, Éditions de l’Aube,
1958, 164 p.
Journal d’un inquisiteur, Montréal, Éditions de l’Aube, 1960, 314 p.
(réédité en 1974 aux Éditions du Jour, avec une préface de
Jean Marcel).
« Préface » à André Major : Le froid se meurt, Montréal, Éditions Atys,
s.d., s.p.
« Préface » à Paul Mercure : Les Cris, Montréal, Éditions de l’Aube,
1957, p. 3-10.
« Prométhée ou Schweitzer », dans Cahier pour un paysage à inventer,
Montréal ( ?), 1960, p. 10-18.
170 Volume 5, numéro 1, 2002
NOTES
[1] C’est tout l’intérêt de l’article d’E.-Martin Meunier et de Jean-Philippe Warren, « L’horizon “ personnaliste ” de la Révolution tranquille », Société, 20-21, été 1999, p. 347-448, de le montrer.
[2] Paris, Aubier-Montaigne, 1953.
[3] Sauf dans le cas du Journal d’un inquisiteur, réédité aux éditions du Jour, en 1974 – et
dont on me dit qu’il a été « piloné » peu de temps après sa reparution.
[4] C’est tout le sens du livre de Jacques Grand’Maison, Quand le jugement fout le
camp ! (Montréal, Fides, 1999) de montrer ce que veut d39=0399333333339=49=4000==