Dans un texte classique présenté souvent comme le prototype du nationalisme mélancolique québécois, “ La fatigue culturelle du Canada français ”, écrit en 1962, Hubert Aquin se demande : “ Mais pourquoi faut-il que les Canadiens français soient meilleurs? Pourquoi doivent-ils “percer” pour justifier leur existence[1]? ” Cette question, Aquin la pose en réaction à un texte, écrit lui aussi en 1962 et devenu presque aussi célèbre que le sien : “ La nouvelle trahison des clercs ”, texte d’un jeune intellectuel anti-nationaliste, Pierre Elliott Trudeau, qui sera appelé, comme on le sait, à jouer par la suite un rôle politique majeur.
Que disait Trudeau? Que les Canadiens français étaient frileux, qu’ils s’étaient cachés sous la robe de leur clergé pendant plus d’un siècle et qu’ils s’apprêtaient à suivre les incantations de leurs nouveaux clercs séparatistes en rapetissant leur appétit à la province de Québec. Une autre option était pourtant disponible pensait Trudeau, celle d’être “ meilleur ” :
Si le Québec devenait cette province exemplaire, si les hommes y vivaient sous le signe de la liberté et du progrès, si la culture y occupait une place de choix, si les universités étaient rayonnantes et si l’administration publique était la plus progressive du pays — et rien de tout cela ne présuppose une déclaration d’indépendance! — les Canadiens français n’auraient plus à se battre pour imposer le bilinguisme : la connaissance du français deviendrait pour l’anglophone un Status Symbol, cela deviendrait même un atout pour les affaires et pour l’administration. Ottawa même serait transformé, par la compétence de nos politiques et de nos fonctionnaires[2].
En regard du Canada, disait-il encore, “ si l’État canadien a fait si peu de place à la nationalité canadienne-française, c’est surtout parce que nous ne nous sommes pas rendus indispensables à la poursuite de sa destinée[3] ”.
Une telle option, pensait Aquin, revenait à soumettre le jugement sur la valeur de sa propre culture à la capacité d’être reconnue par l’Autre, en qui repose le vrai universalisme. “ Devenir indispensables à la destinée de l’Autre ”, voilà comment Aquin résumait la proposition de Trudeau. Il ne s’agissait plus de reconnaître dans le Canada français une expérience historique particulière qui méritait d’être continuée, un bien qui aurait une valeur en soi, mais bien de juger cette expérience historique à l’aune des réussites exogènes qu’elle fait naître. À cet égard, précisait Aquin, les exploits d’un Maurice Richard dans la Ligue nationale de hockey sont plus valables que le travail des politiciens québécois fédéraux qui ne réussissent même pas à se démarquer au Canada anglais.
Que dire alors aujourd’hui de la valeur incommensurable d’une Céline Dion qui signe la réussite du Québec sur le hit parade mondial de la musique; du Cirque du soleil dans le monde de la clownerie internationale; de l’exploit des petits gâteaux Vachon dans l’imposition du goût des Jos Louis à l’Amérique entière; enfin, de Bombardier et de sa domination du marché mondial des jets à moyenne portée? Tout cela ne convainc certes pas tout le monde. Je pense à cette entrevue avec Modercai Richler qui rejetait la prétention des nationalistes québécois à l’indépendance politique au nom justement du fait que le Québec n’aurait pas véritablement fait une contribution significative à la culture mondiale. Alors que les Louisianais, poursuivait-il, ont contribué, notamment à travers le jazz et la cuisine, à créer un nouveau son et un nouveau goût mondiaux, rien de tel n’a émané de la culture québécoise — Mordercai Richler aimait vraisemblablement mieux la cuisine cajun que les petits gâteaux Vachon.
En fait, pour Aquin, peu importe le jugement que l’on porte sur la “ contribution ” universelle de la culture québécoise, une telle logique ne peut fonder une proposition de reconnaissance de cette culture, mais bien essentiellement celle d’individus porteurs de celle-ci. Ce qui est en jeu n’est pas la reconnaissance par l’Autre, mais la reconnaissance en soi de la culture québécoise. Aquin et Trudeau seraient ici d’accord : pas besoin d’une reconnaissance nationale, encore moins de l’indépendance politique, pour produire une Céline Dion. Ce qu’Aquin appelait dans son texte la “ fatigue culturelle du Canada français ” n’était d’ailleurs pas une “ fatigue ”, comme on le laisse entendre aujourd’hui, qui résulterait de l’obligation de continuellement faire valoir cette valeur en soi de la culture à laquelle on appartient — une fatigue, autrement dit, face à l’exigeant et continuel fardeau de réaliser l’essence de son être collectif. “ Les peuples n’ont pas d’essence ”, ils “ sont ontologiquement indéterminés ”, comme l’indépendance n’est pas “ nécessaire historiquement ”. Cette fatigue n’était pas non plus l’effet d’une volonté de mettre fin une fois pour toutes à l’ambivalence séculaire des Canadiens français. Aquin était trop un homme du doute pour penser qu’un jour son petit peuple en aurait fini avec ses angoisses existentielles.
Non, la fatigue qu’il notait était ce qu’il appelait la “ déglobalisation culturelle du Canada français ”, c’est-à-dire un “ désaxement ” du jugement, qui fait que tout ce qui est contenu dans cette culture est dorénavant soumis à une réalité Autre, à une réalité x. Sa “ globalité devient particularisme selon ce nouvel ordre de grandeur ”. C’est ainsi que l’“ on peut écraser dialectiquement le Canadien français en lui octroyant comme point de comparaison […] la grande masse américaine […]. Le Canada français est bien petit face à cette réalité. ” Or par un tel désaxement, on refuse la dialectique historique qui nous définit et tout jugement sur sa propre culture se trouve prisonnier d’une dialectique exogène. L’axe canadien-français ne refusait pas l’universel, rappelle Aquin, mais il inscrivait sa réalisation à partir de la globalité culturelle canadienne-française; l’axe trudeauien exige de mesurer le particularisme canadien-français à l’aune de l’universel canadiens-anglais. C’est dans ce revirement qu’Aquin voit la fatigue culturelle du Canada français, soit le refus de se penser comme culture globale, refus qui, dans sa forme extrême, pourrait conduire à un suicide culturel.
Mais comment un peuple en arrive-t-il à se refuser lui-même? Aquin esquisse une réponse à cette question, mais cette réponse prend bientôt la forme d’une aporie : “ Nos penseurs ont déployé un grand appareil logique pour sortir de la dialectique canadienne-française qui demeure, encore aujourd’hui, épuisante, déprimante, infériorisante pour le Canadien français. ” Or, c’est justement dans l’effort déployé pour sortir de cet état d’infériorité, de cet univers de la petitesse, de cette identité autodévaluative, que la fatigue culturelle a happé le Canada français. Pas seulement, d’ailleurs, chez les disciples de Trudeau ou politiquement chez les fédéralistes. “ L’autodévaluation a fait son œuvre ” là où l’on s’y attendait le moins : chez les nationalistes québécois. “ S’il fallait n’en citer qu’une preuve, je mentionnerais, dit-il, la surévaluation délirante dans laquelle donne maintenant le Canadien français séparatiste. ”
À travers l’exemple canadien-français, Aquin soulève plus largement le problème de toutes les petites cultures. Pour sortir de la dévalorisation dans laquelle l’histoire dominante les maintient, les petites cultures sont appelées à valoriser en leur sein les critères de l’Autre, ce qui conduit ultimement à la fatigue culturelle, c’est-à-dire à ne plus assumer sa culture comme fait global, l’ouvrant par le fait même à sa déliquescence. La “ surévaluation délirante ”, c’est l’envers de l’“ autodévaluation ”, mais un envers qui fragilise la petite culture, car celle-ci n’est même plus protégée par l’affirmation particularisante qui accompagnait son autodévaluation.
En effet, c’est d’être petits que les Canadiens français sont fatigués. Ils sont tannés, essoufflés de toujours avoir à se justifier face à l’histoire. C’est pour devenir grands qu’il se sont insérés dans un processus de “ déglobalisation culturelle ”. Ce sévère constat ne fait pas pour autant d’Aquin un partisan des petites cultures. Trop contemporain de la Révolution tranquille — autrement dit trop moderne — pour voir dans le Québec traditionnel une petite culture globale qu’il pourrait assumer comme héritage, il voit dans la “ folie ” des grandeurs de ses contemporains une démarche suicidaire contre laquelle il n’existe pas d’antidote.
L’AMÉRICANITÉ COMME EXACERBATION DU DÉSIR D’ÊTRE GRAND
On ne saurait trop insister sur le caractère prémonitoire de la lecture d’Aquin. Elle nous fournit une clé pour comprendre le caractère des interprétations subséquentes du destin québécois. La Révolution tranquille ne se laisse-t-elle pas saisir non seulement comme fatigue d’être petit, mais aussi comme surévaluation délirante de sa réussite dans le regard de l’Autre? Cette fatigue d’être petit ou ce désir d’être grand, je les ai trouvés particulièrement exacerbés dans la pensée de l’américanité québécoise, catégorie interprétative dominante du Québec des années 1980 et 1990[4]. C’est en rappelant certains traits de cette américanité que je voudrais démontrer dans quelle mesure la pensée contemporaine sur le Québec, en refusant sa petitesse, sa fragilité, s’est en même temps coupée de l’inspiration d’une mémoire qui inscrivait son originalité à la fois comme globalité et comme durée.
Disons immédiatement qu’au Québec, le refus d’être petit dépasse largement la pensée de l’américanité. J’aurais pu rappeler comment est présente, chez des penseurs aussi sympathiques à l’affirmation québécoise que les sociologues Marcel Rioux ou Fernand Dumont, l’image d’un Québec moderne qui en aurait fini avec sa petitesse, son “ long hiver de la survivance ”, et qui serait prêt, comme le disait Rioux, pour un dépassement émancipateur. Ou encore, comment dans la critique inverse d’un Jean Larose — selon laquelle le nationalisme québécois contemporain serait un simple passage d’une “ grande noirceur ” à une “ petite noirceur ” rééditant le refus de la grandeur au nom de l’amour du petit, du pauvre — se révèle toujours cette même démarche, ici sur le mode de l’espérance, notée par Aquin : le passage de l’autodévaluation à la surévaluation délirante, le refus d’être petit et le désir d’être grand.
C’est toutefois la thèse de l’américanité qui s’est avérée le paradigme par excellence de cette fatigue d’être petit et de ce désir d’être grand. L’américanité peut sembler au départ être un simple changement de perspective : cesser de capter la spécificité québécoise de manière immanente à l’histoire du Québec, pour l’étudier de manière comparative à l’échelle continentale. Cela a comme effet, diront ses partisans, de dissiper les fausses spécificités imputées à l’histoire du Québec français (taux de natalité élevé, influence omniprésente et tardive de l’Église, conservatisme et anti-industrialisme de ses élites). Lorsque réinscrit dans le contexte géographique continental et étudié à partir des structures sociales profondes — en évacuant la superstructure, pourrait-on dire — le Québec apparaît normal, bien peu particulier.
L’Amérique de l’américanité n’est pas tout à fait l’Amérique étatsunienne, cet empire qui américanise le Québec et la planète entière. L’américanité, c’est l’idéal-type de l’Amérique, tel qu’on peut l’extirper en grossissant ses traits historiques et sociaux les plus caractéristiques pour en faire une matrice vraie pour toutes les sociétés d’Amériques, voire toutes les sociétés neuves. L’Amérique de l’américanité, c’est le culte de la société neuve, sans filiation, surgie de nulle part. C’est l’exaltation de l’errance, du métissage, du renouveau continuel. C’est le mythe de la frontière qui, au contraire de ce que pourrait laisser penser le mot “ frontière ”, n’est pas ici une clôture, mais bien un appel au dépassement, au déplacement continuel de la frontière. L’américanité, c’est enfin l’idée d’une société sans limite, où tout est possible, car l’être humain se serait finalement émancipé du poids de la tradition et de la mémoire.
Cet idéal-type de l’américanité est la figure inverse de la petite société, fragile face à l’histoire, toujours hésitante face au nouveau, soucieuse de ménager son passé pour assurer son avenir, ayant plus tendance à clore sa frontière qu’à l’ouvrir. C’est pourquoi la pensée de l’américanité québécoise est une pensée farouchement anti-canadienne-française. Le Canada français se concevait comme une petite société, tournant le dos à l’Amérique anglo-saxonne, plus préoccupée d’aménager sa survivance et de fixer ses frontières que de relater ses exploits en terre d’Amérique. Certes, il y eut dans l’idéologie canadienne-française des rêves de grandeur, celui particulièrement associé à sa “ vocation providentielle ” d’être la conscience spirituelle de l’Amérique matérialiste. Mais ce rêve a toujours été confiné, comme le précisait déjà Étienne Parent, à la fraction marginalisée par la civilisation moderne — soit l’univers du spirituel.
L’américanité refuse un tel confinement dans les interstices de l’Amérique. Elle inverse l’éloge du petit en une exaltation sur l’heureuse réussite des Québécois dans l’immensité continentale. Commentant le film de Jacques Godbout, Alias Will James, produit dans la série “ L’américanité des Québécois ” de l’Office national du film, Jean Larose définissait ainsi le désir d’américanité des siens : “ Aussi parfois, étouffés de partager un petit espace avec nous-mêmes, sentons-nous la tentation de répondre aux appels qui montent du continent immense, partir, coûte que coûte, et aller prendre nous aussi notre identité chez les géants[5]. ” C’est le chemin qu’a parcouru, comme on le sait, l’historien et sociologue Gérard Bouchard. Parti à la recherche savante de l’américanité québécoise, en laquelle il voit l’expérience d’une société neuve, c’est-à-dire d’une société où les habitants ont “ le sentiment d’une espèce de temps zéro de la vie sociale[6] ” et peuvent, par conséquent, s’imaginer les rêves de grandeur les plus fous, il vient, dans un récent roman, d’inventer un géant canadien-français à la mesure de son idéal d’américanité : Méo. Voici comment son personnage est introduit : “ trop grand pour son berceau, trop grand pour son village, pour sa région, pour son époque. Doué d’une force et animé d’une ferveur peu communes, il est porté à se mesurer à tout ce qui l’entoure […] jusqu’à l’immensité de l’Amérique. Sorte de géant fébrile, Méo incarne les espoirs de ses semblables, leurs rêves les plus grandioses, les plus extravagants[7]. ”
Il faut lire Mistouk, de Gérard Bouchard, comme l’anti-Maria Chapdelaine : Maria refuse le rêve américan au nom de la fidélité à ses ancêtres, alors que Méo s’y plonge allègrement car il est fasciné par tout ce qu’il y a de neuf. Maria est un personnage de l’intérieur qui entend les voix de son pays, lesquelles lui rappellent la fragilité de son implantation en Amérique et affirment que son peuple n’a d’autre raison de persister que celle de transmettre aux générations futures le “ témoignage ” de sa présence au monde; Méo, lui, est un personnage qui répond aux impulsions de la nature : c’est le continent qui agit en lui comme un torrent, sans lui laisser d’espace de réflexion, ses rêves n’étant rien d’autre que ceux de l’Amérique continentale. Maria est frêle, menue, comme le Canada français, elle aimerait bien se faire oublier; à l’opposé, Méo est un géant, un frondeur quelque peu arrogant qui croit naïvement que l’Amérique lui appartient. Maria Chapdelaine est le grand roman du Canada français, un éloge de la petitesse, alors que Mistouk est le grand roman de l’américanité québécoise — du moins se veut-il ainsi, tel une réécriture du roman de Louis Hémon où le personnage de Maria réapparaît explicitement pour annoncer à la fois l’échec du projet de rester au pays du Québec et son départ annoncé pour les États-Unis —, un éloge de la grandeur.
Qu’est-ce qui distingue une petite société d’une grande? C’est la conscience de sa fragilité, rappelle Milan Kundera en parlant de la zone des petites nations de l’Europe centrale. “ La petite nation est celle dont l’existence peut être à n’importe quel moment mise en question, qui peut disparaître, et qui le sait. Un Français, un Russe, un Anglais n’ont pas l’habitude de se poser des questions sur la survie de leur nation. Leurs hymnes ne parlent que de grandeur et d’éternité. Or l’hymne polonais commence par le vers : La Pologne n’a pas encore péri[8]. ” Cette fragilité donne un caractère particulier à l’imaginaire des petites nations. D’une part, elle procure le sens tragique d’une possible fin à l’expérience historique à laquelle on appartient. La “ survivance ” est un thème récurrent chez celles-ci. La petite nation engendre le romantisme, comme la grande l’arrogance universaliste. Essayez en effet d’expliquer à un Français ou à un Américain le sens du combat québécois, il vous soupçonnera tout de suite d’être un intégriste de la tradition.
Cette fragilité, cette angoisse face à la possibilité de périr, produit d’autre part l’effet contraire, à savoir — à l’encontre du regard tragique — une certaine désinvolture, une certaine conscience de la futilité de l’expérience humaine. Les constructions humaines sont mortelles, l’intellectuel de la petite nation le sait. Il sait fort bien aussi que l’histoire ne se réalise pas toujours dans le sens du progrès national. C’est pourquoi, pense Kundera, il y chez les petites nations un “ “esprit de non-sérieux” qui se moque de la grandeur et de la gloire ”. La petite nation n’a pas grand chose à soumettre au panthéon de l’histoire universelle.
La fragilité de la petite nation ne renvoie pas qu’au paradoxe du tragique et du futile. Malgré la conscience de sa fragilité, la petite nation persiste à se définir de façon autoréférentielle. C’est ce qui différencie, dans l’univers des référents identitaires contemporains, les petites nations des ethnies. Ces dernières sont des regroupements dont l’identité se réfère à une mémoire en partie nourrie par le souvenir de l’expérience d’une migration récente. Tout autre est l’expérience des petites nations qui, comme les grandes, ont la prétention de puiser dans leur propre histoire le sens à donner à leur présence au monde. Ce qui différencie la petite nation de l’ethnie n’est ni le nombre ni la capacité institutionnelle, mais bien une articulation différente au monde. Ce que nous appelons identité autoréférentielle est ce qu’Aquin appelait globalisation culturelle, processus de désaxement de la référence canadienne-française. C’est pourquoi dans le rejet québécois d’être une petite nation, il y a paradoxalement tous les ingrédients pour “ ethniciser ” l’expérience culturelle québécoise. Si l’expérience québécoise n’est plus une expérience autoréférentielle, mais bien une expérience qui se mesure à l’aune de son apport à une autre culture globalisée — que ce soit celle de l’américanité ou de l’universalité, peu importe —, cette expérience est ramenée à une différence ethnique.
Par identité autoréférentielle, l’on veut dire aussi que la petite nation veut faire société, elle veut être une manière particulière d’exprimer l’universel ou encore d’être dans l’histoire. Toutefois, là encore ce projet se bute à sa petitesse. Le désir d’historicité de la petite nation est à jamais un désir inachevé. Cela est certes vrai de toutes les nations, la française et l’américaine comme la québécoise, mais les grandes nations ne le savent pas, car nul ne conteste leur droit d’incarner l’universel. Au contraire, la petite nation est toujours ramenée au constat de son insignifiance, de sa futilité. C’est cette situation inconfortable que décrivait André Laurendeau, dans un petit texte des années 1950, en parlant du “ retour d’Europe[9] ”. Laurendeau notait alors la difficulté, voire l’incapacité pour l’intellectuel d’ici de s’affirmer pleinement comme être de grande culture, de penser sa société comme réalisant l’universel. Le séjour prolongé dans une grande culture — en l’occurrence ici la française — l’ayant éduqué à une telle suffisance, l’intellectuel subit un choc à son retour à sa petite culture. Laurendeau plaidait pour un retour d’Europe réussi, c’est-à-dire l’exercice périlleux d’assumer la position inconfortable de l’intellectuel de la petite culture toujours tiraillé entre sa volonté de faire comme les grands, d’être un représentant de l’universel sur terre et d’être l’évident provincialiste de sa petite culture.
C’est l’acceptation de cette ambivalence que lui reprochera sévèrement Jean Larose. Ce retour d’Europe, dit-il en référence au propos de Laurendeau, “ c’était un amour et une reconnaissance de la pauvreté québécoise; et aussi en cela, parce que chez lui cet amour accompagne, et surveille en quelque sorte le rêve de grandeur, Laurendeau incarne pour moi l’intellectuel québécois par excellence[10]. ” Si Larose a raison de faire de Laurendeau l’intellectuel canadien-français par excellence — l’intellectuel qui assume la petitesse de sa culture —, il a tort d’en faire l’intellectuel québécois par excellence. Car justement, ce qui distingue l’intellectuel canadien-français de l’intellectuel québécois, c’est son refus d’assumer la précarité de son existence, le refus de se penser comme membre d’une petite société. Laurendeau, par son amour du pauvre, est l’un des derniers intellectuels canadiens-français.
Le reproche que Jean Larose adresse à André Laurendeau est typique de la pensée québécoise contemporaine. C’est dans cette optique, par exemple, que Jocelyn Maclure voit dans le texte d’Aquin un manifeste du nationalisme mélancolique et exalte ses contemporains à déglobaliser leur identité culturelle, comme ci cela n’était pas chose faite depuis plus de 40 ans[11]. Jocelyn Létourneau reproche à Serge Cantin cette citation, imputée à Fernand Dumont, qui recommande de “ porter son pays comme un enfant[12] ”. Porter son pays comme un enfant, se serait selon Létourneau reproduire cette conscience malheureuse et “ victimisante ” du Canada français. Ce pays n’est pas un enfant mais un géant, entonne en écho la pensée de l’américanité.
Mais ce désir d’en finir avec la petitesse de sa culture, de ne plus vouloir être le chantre et le protecteur de sa particularité, est-il quelque chose d’accessible, de réalisable, de désirable, pour l’intellectuel qui vise à penser sa petite culture? S’il faut en croire Finkielkraut, à la suite de Kundera, c’est justement cette incapacité à se départir d’une responsabilité particulière envers la fragilité de sa culture qui marque l’intelligentsia des petites cultures.
Voilà pourquoi nos intellectuels [Finkielkraut parle ici de la France] sont issus de la tradition des Lumières, c’est le romantisme qui a formé l’intelligentsia de ces contrées obscures [les petites cultures]. L’intellectuel dont la France a fixé le modèle est, selon la formule empathique de Julien Benda, l’officiant de la justice abstraite, la conscience critique de la nation, l’avocat des principes universels dans un pays particulier, l’ennemi juré des passions partisanes. La première tâche de l’intelligentsia romantique, en revanche, n’est pas de surveiller la particularité mais de veiller sur elle. Cette intelligentsia témoigne pour son peuple, elle parle simultanément à sa place et à son intention, elle le révèle aux autres tout en lui offrant le miroir dont il a besoin pour se sentir exister[13].
En cessant d’assumer la petitesse de leur culture, non seulement, comme on l’a vu, les intellectuels d’ici rendent-ils incompréhensibles les conditions sociohistoriques de la réalisation particulière de cette culture, mais aussi ils refusent carrément de penser leur société. Ne plus être capable de se percevoir que dans le regard du grand est un déni de sa culture. Aquin croyait que l’un des symptômes de la fatigue culturelle était d’ailleurs cette tentation du suicide culturel.
Joseph-Yvon Thériault *
NOTES
* Joseph-Yvon Thériault est professeur de sociologie et directeur du circem à l’Université d’Ottawa. Ce texte est tiré d’une communication présentée au colloque Petites sociétés et minorités nationales : enjeux et perspectives comparées, Université d’Ottawa-Université du Québec en Outaouais, 21-24 août 2002.
1. Hubert Aquin, Bloc erratiques, Montréal, Les éditions quinze, 1977, p. 91.
2. Pierre Elliot Trudeau, “ La nouvelle trahison des clercs ”, Cité libre, vol. 13, no 46, p. 16.
3. Ibid., p. 10.
4. À ce sujet, voir Joseph-Yvon Thériault, Critique de l’américanité. Mémoire et démocratie au Québec, Montréal, Québec-Amérique, 2002.
5. Jean Larose, L’amour du pauvre, Montréal, Boréal, 1998, p. 88.
6. Gérard Bouchard, “ Le Québec et le Canada comme collectivités neuves, Esquisse d’étude comparée ”, Recherches sociographiques, vol. 39, no 2-3, p. 220
7. G. Bouchard, Mistouk, Montréal, Boréal, 2002, quatrième de couverture.
8. Milan Kundera, “ Un Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale ”, Le Débat, no 27, 1983, p. 15.
9. André Laurendeau, Ces choses qui nous arrivent aujourd’hui, Montréal, hmh, 1970, p. 139-149.
10. L’amour du pauvre, op. cit., p. 140.
11. Jocelyn Maclure, Récits identitaires, Montréal, Québec-Amérique, 2000.
12. Jocelyn Létourneau, Passer à l’avenir. Histoire, mémoire, identité dans le Québec d’aujourd’hui, Montréal, Boréal, 2000.
13. Alain Finkielkraut, avec Antoine Robitaille, L’ingratitude. Conversation sur notre temps, Montréal, Québec-Amérique, 1999.