En 1995, lors du référendum, j’avais tout juste 17 ans.
Originaire de l’Abitibi-Témiscamingue, je viens d’une famille pauvre affligée des maux typiques d’une région éloignée des grands centres. Des problèmes comme le chômage et l’alcoolisme, le décrochage scolaire et la violence, nous font oublier le plus souvent des carences en apparence plus bénignes mais selon moi beaucoup plus profondes. Je parle ici du manque du langage de l’espoir dans la réalité. Celui qui donne des mots à des rêves, des projets et des visions pour notre monde. Ce langage, celui de la politique, n’existait à peu près pas dans mon village natal.
Ce qui me manquait et que je ne pouvais identifier, c’était le sentiment d’appartenir à une histoire, de vivre ma vie dans un récit partagé. On ne m’éduqua que très peu à l’école de mon enfance sur les possibles, sur le passé et sur l’avenir. Jusqu’à ce que je déménage près de la métropole, j’ignorais fondamentalement appartenir à un peuple et à son destin, même si, bien sûr, je parlais sa langue, répétais ses pratiques et répondais psychologiquement à ses références. Chez le père politisé d’un ami qui militait pour le Parti québécois depuis ses débuts, j’appris une chose incroyable, un soir, avant l’échec de Charlottetown : des bribes de mon histoire tragique. Le drame de la Conquête, la difficile mais admirable Survivance, la Révolution tranquille et l’échec référendaire de 1980. Soudain, je me sentais moins seul car j’appartenais consciemment à un peuple, le mien.
N’eut été de quelques professeurs lumineux d’authenticité dans le marasme scolaire généralisé par la pauvreté culturelle et identitaire de notre école publique, mon voyage historique à l’intérieur du destin de mon peuple se serait terminé en commençant, comme pour beaucoup trop de Québécois. Notre société, pour des raisons complexes, est une machine à dépolitiser. Pour moi et pour beaucoup d’autres de ma génération, elle fut aussi, et pour cette raison, une machine à désespérer. Nous ne partagions ni l’enthousiasme utopique de nos parents Québécois qui vécurent la Révolution tranquille, ni l’assurance identitaire et les valeurs anciennes de nos grands-parents canadiens français. Nous naissons aujourd’hui pour la plupart sans histoire et sans patrie, comme des déracinés à qui l’on demande de vivre sans les ressources de mémoire qui permettent à un peuple de traverser le temps, de sorte que la continuité est aujourd’hui brisée avec les deux générations précédentes, tout autant que le dialogue.
En arrivant au Cégep, je compris que si nos parents ne nous avaient pas légué les clés de notre histoire tout en nous coupant de la mémoire de nos grands-parents, ils nous léguaient néanmoins un modèle de société démocratique, riche et progressiste. Ma famille possédait à peine les moyens de se payer un appartement décent et je me trouvais pourtant dans les mêmes classes que des étudiants de familles dix fois plus riches que la mienne. À partir du moment où je me rendis compte — un peu tard, il est vrai! — que ce modèle sociétal était réellement ouvert et égalitaire, tout l’univers des possibles s’ouvrait à moi. Je vivais dans une société qui m’assurait les soins médicaux, l’éducation supérieure et un système vaste et complet de sécurité socio-économique. Je découvrais un héritage historique surprenant caché derrière des édifices scolaires maladroitement construits en vitesse, des hôpitaux et des bureaux gouvernementaux monolithiques, des enseignants hésitants, des bibliothèques à moitié vides…
Puis survint le référendum.
J’écoutais Jacques Parizeau, Lucien Bouchard et même Mario Dumont me parler du pays que nous pouvions nous donner. Pour moi, l’on ne disposait plus comme Québécois d’aucune espèce de raison justifiant un non. Et malgré l’évidence qui assurait mon jeune jugement politique d’une conviction vivifiante et porteuse d’espoir, capable de régénérer les ponts à moitié construits et à moitié détruits de notre mémoire nationale, je découvrais autour de moi une attitude décevante, parfois hypocrite et souvent apeurée devant le grand projet que nous nous donnions.
Je ne détestais pas les Anglais comme mon grand-père exploité et humilié, parce que mon père travaillait en français et dans des conditions respectables. Je n’admirais pas immodérément les États-Unis comme ma mère, parce que John Lennon ou les Stones ne me parlaient pas plus que les années 1960 et 1970. Ma réalité et mon rêve de jeunesse à moi se cristallisaient lorsqu’un gouvernement élu démocratiquement et appuyé par un puissant mouvement populaire demandait à mes concitoyens — j’avais 17 ans! — de lui donner le mandat de construire un pays, le mien. C’est là, du moins le croyais-je du fond du cœur à l’époque, que ma génération entrait en jeu dans notre histoire pour nous réconcilier avec nos défaites et nos silences intergénérationnels. Parizeau appartenait à l’époque d’avant la Révolution tranquille, Bouchard à son cœur et Dumont, comme moi, à l’après. La synthèse se trouvait ainsi personnifiée; nous devions gagner, pensais-je.
Or, nous avons perdu parce que nous avions oublié de convaincre nos “ vieux ” de nous accompagner dans cette marche sublime vers le pays et de nous assurer que nos concitoyens d’ailleurs vivent notre espérance. Le prix à payer pour cette défaite dépasse le silence de nos cœurs plus apolitiques que jamais. L’histoire ne vient pas souvent à la rencontre des petits peuples pour qu’ils se libèrent. Chaque génération québécoise est menacée par la vulnérabilité de notre constitution et par le manque de solidarité. Nous ignorons l’héritage de nos ancêtres, rions du passé de nos grands-parents et méprisons les institutions bâties par nos parents. Sommes-nous condamnés, isolés dans nos générations respectives, à demeurer des orphelins de notre propre histoire?
Ce que nous offre l’Action démocratique du Québec aujourd’hui, c’est de faire un autre pas vers l’abîme historique qui nous guette. Il propose, en ajoutant l’ivresse et la cupidité à l’oubli, de nous défaire de 30 ans de consolidation sociale et politique autour d’un projet de société qui a osé se nommer “ national ”. C’est un parti qui ne représente pas la génération de mon grand-père, parce qu’il ignore ce monde de la permanence des valeurs et de la foi. Il ne représente pas la génération de mes parents, car il ignore de reconnaître que le Québec ne peut abandonner les sources de sa modernité sans tuer sa propre naissance. Enfin, l’adq ne représente pas ma génération, du fait qu’il ne me donne ni à moi ni à ceux de mon âge l’héritage et l’espoir contenus dans le rêve du pays à venir, qui pouvait certainement réconcilier la modernité de mon père avec l’authenticité de mon grand-père.
Tel un parasite qui se nourrit de nos forces en abusant de nos faiblesses, Mario Dumont veut nous prouver que notre défaite n’en est pas une. Il croit d’ailleurs que cette dernière fut 1995 (et c’est pourquoi, pense-t-il, il faudrait passer à autre chose). Il a tort. Notre défaite, nous la portons à chaque jour depuis que nous cessons de raconter à nos enfants l’histoire du pays du Québec. Et l’espoir nous quitta le jour où mon père tua la mémoire de son père.
Le projet de souveraineté est le seul projet politique qui embrasse les souvenirs trahis de notre lointain passé colonisé, la concrétisation institutionnelle de l’utopie de nos parents et le déracinement de ceux de ma génération. L’urgente question n’est donc pas : “ Que faut-il faire maintenant que ce projet a échoué? ”, mais bien : “ Pourquoi ne peut-on absolument pas l’abandonner? ”
La réponse que je souhaiterais personnellement donner serait qu’un peuple ne peut pas toujours s’aliéner de ses générations vieillissantes et se condamner à des sauts précipités dans l’histoire. Dans la continuité d’un imaginaire national se trouve certes la richesse d’une expérience collective et historique, mais aussi la permanence renouvelée de l’espoir. Mes enfants apprendront, je l’espère, que le 30 octobre 1995 ne fut pas le dernier jour d’un rêve solidaire et courageux.
Dave Anctil*
NOTES
* Dave Anctil vient tout juste de terminer une maîtrise en philosophie politique à l’Université de Montréal.