On a fait mille reproches au projet adéquiste. Irréaliste, rétrograde, simpliste, contradictoire, réactionnaire, parti d’une génération x frustrée, d’un électorat mal informé qui veut “ changer pour changer ”, “ parking courte durée ” pour péquistes désillusionnés incapables de se résoudre à voter pour Jean Charest. La critique se décline sur tous les tons. Un chose est sûre : en se présentant sur la place publique, le projet de Mario Dumont a soulevé une vague de fond qui dépasse la simple question générationnelle. Nous pensons que la parenté entre le projet de l’adq et les nouveaux modes de gouvernance[1] qui émergent en Europe et ailleurs montre que, bien plus que la seule jeunesse, c’est la société dans son ensemble qui veut s’engager dans une révision fondamentale du rôle politique, social et économique de l’État.
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Les sondages esquissent un premier indicateur de ce phénomène. À l’automne 2002, l’électeur moyen de l’adq est décrit comme un ancien péquiste de 40 ans. Or, s’il est plutôt naturel pour les jeunes québécois de réclamer une place sur l’échiquier social par leur appui à un “ jeune parti ”, on s’étonne de découvrir un intérêt pour l’adq chez nos aînés.
En effet, pourquoi, après un demi-siècle d’enrichissement personnel, une large proportion de la société québécoise elle-t-elle prête à laisser tomber un État-providence qui l’a grassement servie? Est-ce que les besoins, les façons de penser et d’agir, les liens sociaux, la nature et l’échelle des enjeux collectifs québécois se sont transformés à ce point qu’ils nécessitent aujourd’hui un changement en profondeur des façons de gouverner? Le cynisme et la perte de confiance des Québécois en leurs institutions sont-ils les symptômes que le “ sacro-saint ” modèle québécois est tombé en désuétude? C’est ce que croit l’adq et, apparemment, une part importante de la population du Québec, qui réclame du changement.
Les Québécois ne sont pas les seuls à avoir le goût du changement. Ce phénomène s’inscrit vraisemblablement dans une mouvance sociale et politique qui agite l’Occident depuis quelques années. En Europe, où la social-démocratie est solidement ancrée, nombreux sont les partis politiques qui ont pris acte de cette mutation sociale et y ont répondu en redéfinissant leurs modèles politiques. Dès 1994, la Grande-Bretagne des néo-travaillistes se désignait elle-même comme le pays-phare de ce qu’il est convenu d’appeler la “ troisième voie[2] ”. Quelques années plus tard, l’Allemagne de Schröder et l’Italie de Prodi ont adopté ce nouveau modèle qui fait voler en éclat l’opposition gauche-droite et la vision classique de la social-démocratie.
Pour l’adq comme pour les partis de la troisième voie, cette redéfinition du rôle de l’État s’appuie sur le libéralisme économique et sur un conservatisme dit philosophique[3]. Les origines et la nature de ces deux principes fondateurs éclairent la filiation de l’idéologie adéquiste avec le modèle proposé par la troisième voie.
Le libéralisme de la troisième voie répond par le “ credo du marché ” à l’échec du modèle social-démocrate. Pour la troisième voie, l’expérience sociale-démocrate a freiné la création de richesses individuelles et appauvri le tissu social avec des politiques qui se veulent bienveillantes mais dont la rigidité nuit à la compétitivité et à l’innovation économique. On considère ici que, comme chez les libéraux classiques, les échanges entre les membres d’une société et la création de richesse sont mieux gérés par un marché décentralisé que par un planificateur central qui se prétend omniscient. Mais le libéralisme de la troisième voie s’étend au-delà de la sphère économique. Face à une société plus individualiste et plus hétérogène, l’intervention sociale de l’État est aussi décentralisée pour offrir des réponses “ sur mesure ” adaptées à la diversité des réalités sociales.
Pour l’adq, cette révolution du rôle économique et social de l’État se traduit entre autres par une ouverture aux partenariats entre les secteurs public et privé au sein de l’État, par l’introduction de la discipline du marché dans l’administration publique et par une décentralisation des pouvoirs. En ce sens, les demandes des Québécois sont de plus en plus claires. Elles proviennent autant des grandes entreprises de la région métropolitaine que des agriculteurs des régions. Pour ces gens, il est clair que les économies de la Gaspésie et de la Beauce ne peuvent prospérer dans le cadre d’une politique de développement unique et rigide, pas plus que les immigrants mexicains nouvellement arrivés à Montréal et les Saguenéens de sixième génération ne peuvent se satisfaire d’une seule et même politique sociale.
Pour la troisième voie, la stricte doctrine libérale n’est toutefois pas une panacée. En effet, nombreux sont les observateurs qui remarquent que le seul libéralisme nuit à la coopération entre les individus et à la confiance des citoyens envers leurs institutions[4], deux conditions essentielles au bon fonctionnement social et économique de la démocratie[5]. À la différence des néo-libéraux, les tenants de la troisième voie ne répondent pas aux problèmes du libéralisme par un conservatisme moral qui repose sur l’idée que “ ce qui est ancien est bon ”. Ils proposent plutôt, selon l’expression de Giddens, un conservatisme “ philosophique ”. Comme conservatisme et modernisation s’inscrivent en rupture avec le conservatisme moral, on considère ici qu’ils sont des objectifs conciliables. La troisième voie propose en effet d’utiliser les outils de la modernité (démocratie, communication, technologie, etc.) pour adapter les valeurs dites traditionnelles au contexte contemporain. La réhabilitation de la moralité sur la scène publique passe donc par un projet rationnel qui vise à définir une éthique de société, sorte de capital social sur lequel serait basée l’action de tous les acteurs sociaux.
À ce sujet, on a dit de Mario Dumont qu’il était un “ conservateur moral[6] ”. Pourtant, au-delà d’opinions personnelles discrètes sur l’avortement, l’union civile des homosexuels et la légalisation de la marijuana, on reconnaît plutôt dans le programme de l’adq une fondation éthique bien québécoise. Plutôt qu’un conservatisme moral, on y trouve, entre autres, une réaffirmation de l’importance de la famille et une reconnaissance du rôle de l’économie sociale (soutien et développement des ressources communautaires) auxquelles s’ajoutent des valeurs émergentes de solidarité intergénérationnelle, interculturelle et interrégionale, qui révèlent l’originalité du projet éthique de l’adq.
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Les similitudes entre les idées de l’adq et celles de la troisième voie placent donc ce phénomène au cœur d’un courant idéologique occidental qui dépasse la simple question générationnelle. Néanmoins, le contexte québécois porte à croire que les jeunes seront peut-être le terreau le plus fertile pour l’enracinement électoral de l’adq. Les sondages les plus récents montrent d’ailleurs que lorsque l’adq perd des points auprès des plus vieux, son jeune électorat demeure déterminé.
En tant que jeunes québécois, nous sommes sans doute plus susceptibles de souhaiter la transformation d’une société que nous n’avons pas construite. Comme le souligne André Pratte, les jeunes n’entretiennent pas de relation sentimentale avec les acquis de la Révolution tranquille et peuvent “ parler de la Caisse de dépôt sans trembler d’émotion[7] ”. Il faut aussi dire que beaucoup d’entre nous construisent leur carrière dans un climat d’insécurité professionnelle bien éloigné des “ emplois à vie ” dont ont bénéficié les boomers.
Moins par ressentiment que par réalisme, plusieurs d’entre nous seront peut-être prêts à troquer un état paternaliste pour une nouvelle forme de gouvernance apparentée à la troisième voie. Mais quel parti choisirons-nous? L’adq détient-elle le monopole des principes de la troisième voie? Bien que les discours diffèrent, il semble de plus en plus évident que le gouvernement a pris acte d’un changement de la société québécoise. Ses politiques récentes en témoignent. La loi anti-déficit de 1999, les résultats du rendez-vous des régions de l’automne 2002 et le projet de réforme des institutions démocratiques atténuent peu à peu le contraste entre l’adq et les gouvernements précédents. En ce sens, l’adq ne sera peut-être pas l’incontournable alternative aux “ vieux partis ” qu’elle prétend être.
Danielle Labbé, Jean-Frédéric Légaré-Tremblay, Olivier Paradis-Béland*
NOTES
* Danielle Labbé est étudiante à la maîtrise en aménagement du territoire et développement régional à l’Université Laval; Jean-Frédéric Légaré-Tremblay est étudiant à la maîtrise en science politique à l’Université Laval; Olivier Paradis-Béland est étudiant à la maîtrise en économique à l’Université Laval.
1. Nous entendons par “ gouvernance ” le processus par lequel les organisations humaines, qu’elles soient privées, publiques ou civiques prennent elles-mêmes la barre pour se gouverner.
2. K. Dixon, Un digne héritier. Blair et le thatchérisme, Paris, Raisons d’agir, 1999, p. 15.
3. A. Giddens, The Third Way : The Renewal of Social Democracy, Cambridge, Polity Press, 1998, p. 68.
4. J. Jacobs, The Death and Life of Great American Cities, New York, Random House, 1961.
5. F. Fukuyama, “ The Great Disruption ”, The Atlantic Monthly, vol. 283, no 5, 1969, p. 55-72.
6. Mario Cloutier, “ Mario Dumont comparé à Rush Limbaugh ”, Cyberpresse, 17 sept. 2002 (www.cyberpresse.ca/reseau/politique/0209/pol_102090137175.html).
7. André Pratte, “ Changer ”, Cyberpresse, 19 octobre 2002 (www.cyberpresse.ca/reseau/editorialistes/apratte/apra_102100148217.html).