Que recouvrent les préoccupations actuelles de la philosophie pour la mémoire? C’est la question sur laquelle s’ouvre le stimulant projet de penser le devoir de mémoire. Emmanuel Kattan a raison de constater la résurgence de thématiques portant sur le rapport à l’histoire et le travail de la mémoire. De Paul Ricœur, à Pierre Nora, en passant par Tzvetan Todorov[1], s’est nouée une passionnante discussion sur la mémoire, mais surtout — et cela est plus significatif encore — sur ses usages. Kattan aborde lucidement la question des usages de la mémoire, même si j’aurai l’occasion de dire dans un instant que c’est précisément parce qu’il est sensible au rôle de la mémoire dans la production du lien social, que son analyse aurait dû le diriger vers les incidences politiques du rapport à l’histoire dans les sociétés contemporaines.
À la différence de ce qui avait fondé le rapport à l’histoire dans les sociétés d’avant le “ désenchantement du monde ”, notre société, montre Kattan, érige en problème à la fois éthique et politique les questions de la mémoire, de l’oubli, de la dette envers le passé, ou du devoir de mémoire. Parce que le passé constitue un lieu stratégique à “ investir ”, les sociétés modernes avancées font ainsi de la mémoire un champ de bataille. C’est dans cette perspective qu’il est, en effet, nécessaire de penser le devoir de mémoire. Le chapitre intitulé “ Histoire et mémoire ” montre très finement le tragique du rapport à la mémoire dans la société moderne. Alors que la société traditionnelle n’est jamais coupée de sa mémoire, laquelle est, pour ainsi dire, logée au cœur du présent, la société moderne, elle, fait l’expérience d’un divorce. La capacité qui est la sienne de mettre à distance cette mémoire, de la poser devant elle comme objet à interpréter, est en même temps son drame. La société moderne est plongée dans l’angoisse que suscite la subjectivité des interprétations possibles de la mémoire, qui fait en sorte d’abolir les certitudes que les sociétés prémodernes trouvaient dans les intangibles enseignements du passé. On suivra volontiers Emmanuel Kattan sur les traces de cette intuition forte qui traverse le livre en entier, selon laquelle “ la modernité a introduit une distance dans notre rapport au passé et à l’histoire. Le passé est étudié, analysé, archivé, mais précisément en vertu de cette attitude théorique, il n’est plus vécu ” (p. 67). Kattan suggère alors que le devoir de mémoire soit d’autant plus vivement ressenti que la conscience moderne cherche “ à réintroduire une mémoire vécue au sein de notre existence présente ” (p. 57).
Il est un autre aspect sur lequel on partagera jusqu’à un certain point les vues de l’auteur. Emmanuel Kattan aborde la question du devoir de mémoire dans la perspective humaniste qui fait de la mémoire un foyer d’interprétation au service d’un projet de civilisation. Plus exactement, il cherche à montrer de quelle manière les sociétés se représentent comme monde commun en posant leur continuité historique sur une trame narrative où sont solidairement noués passé, présent et avenir. C’est aussi en référence à la mémoire que les sociétés trouvent les fondements de leur projet éthique. C’est en effet l’incontestable réussite de ce livre que de révéler la dimension éthique de ce grand principe de communautarisation que constitue le travail d’interprétation de la mémoire sociale. Kattan montre alors comment on peut dire que l’individu n’est membre de la société qu’à condition d’assumer cette continuité au nom de laquelle il sera amené à commémorer, à oublier et à pardonner. Inspirée notamment des travaux d’Alisdair MacIntyre et de Charles Taylor, la perspective théorique dans laquelle se situe l’ouvrage peut être qualifiée de “ communautarienne ”. C’est en effet au service de “ l’unité narrative ” de l’existence que Kattan pose le devoir de mémoire. Le souvenir des morts et le culte qui entoure leur mémoire ont pour effet d’inscrire dans une tradition l’existence de celui qui se soumet à l’obligation de se souvenir. C’est dans la perspective d’un projet d’élucidation du parcours historique que le devoir de mémoire trouve son sens le plus profond. Je ne puis que suivre Kattan dans cette direction où toute cette question, arrachée à ses déterminations étroitement psychoaffectives, est ressaisie dans sa signification sociologique. De même, on peut accompagner l’auteur dans ses considérations essentielles en vertu desquelles le devoir de mémoire est posé comme condition de toute éthique sociale. Le devoir de mémoire se révèle dans sa dimension éthique en ce qu’il arrache l’agir aux déterminations fonctionnelles du présent. Il conduit l’acteur social à interroger le sens de son action dans le monde autrement que par rapport à l’immédiateté de ses intérêts. Se souvenir, c’est chercher dans le passé les réponses que d’autres ont apportées aux enjeux qui sont encore les nôtres. Face à l’inédit des situations, c’est chercher dans l’héritage éthique de la communauté ce que pourraient être les réponses. Plus fondamentalement peut-être, le devoir de mémoire engage celui qui s’y soumet à s’inscrire dans une continuité qui le fait solidaire de ceux qui le précèdent et de ceux qui le suivent dans l’histoire. Cela signifie que le présent s’arrache à l’égoïsme sans mémoire de l’intérêt immédiat pour faire l’objet d’une évaluation éthique. Il ne s’agit pas seulement de savoir ce qu’auraient fait les ancêtres à notre place, ni même de laisser en héritage aux générations futures un monde habitable, mais bien de décentrer l’agir par rapport aux seules déterminations d’un présent qui ne porte souvent rien d’autre que des rapports de forces appelant le positionnement stratégique de l’acteur.
LE DEVOIR DE MÉMOIRE COMME DETTE
L’idée de dette est régulièrement évoquée dans cet ouvrage, un peu comme si Kattan l’associait spontanément à la notion de devoir. La réflexion s’amorce à partir des formes élémentaires du devoir de mémoire, avant de déboucher sur la mise en forme que lui fera subir le travail social qui consiste à la ressaisir comme histoire. L’auteur observe d’abord que ce devoir de mémoire semble procéder du “ sentiment d’une dette envers le passé ”, d’un “ devoir envers les morts ” (p. 13). Il évoque ainsi la figure de l’historien comme “ médecin de la mémoire ” (p. 8), puis “ l’historiographie et sa relation de dette à l’égard des hommes du passé ”. Cette première intuition trouve ensuite son prolongement dans une analyse de la signification sociale de l’imprécation à se souvenir. Il me semble aussi que la notion de dette constitue un opérateur important de la question contemporaine du devoir de mémoire. Mais c’est aussi sur ce point que ma réflexion me conduit sur d’autres sentiers que ceux que parcourt Emmanuel Kattan.
En même temps qu’elle redouble la notion de devoir, celle de dette porte une signification qui lui échappe un peu. Payer ses dettes constitue un devoir. Nous devons ainsi au passé de nous souvenir de lui. Mais se représenter le passé à l’image d’une dette que nous aurions contractée vis-à-vis de lui, signifie aussi que ce passé peut surgir et nous demander des comptes. Mais alors quelle est la forme de ce “ surgissement ” d’un passé débiteur? Dans nos sociétés, les dettes que nous aurions contractées le sont toujours auprès de catégories d’acteurs lésés demandant alors réparation. C’est dire que le devoir de mémoire associé à l’idée d’une dette envers le passé s’exprime dans les sociétés contemporaines, dynamisées par la revendication identitaire habituellement axée sur la reconnaissance de droits, par des demandes de “ reconnaissance mémorielle ”, de droits à voir reconnue la mémoire de groupes marginalisés du point de vue de la mémoire dominante. C’est dire que, de nos jours, la mémoire ne fait pas seulement l’objet d’un devoir : elle évoque de plus en plus l’idée d’un droit à la mémoire ou encore à la reconnaissance mémorielle. C’est en ce sens que la politisation de la mémoire fait d’elle un lieu à investir, un champ de bataille.
C’est dans cette perspective que la démarche de Kattan me semble négliger un certain nombre de déterminations du devoir de mémoire situées en amont et en aval de sa réflexion. Si elles avaient été prises en charge par l’analyse, ces déterminations auraient éclairé de manière plus vive encore la réalité des sociétés modernes contemporaines à travers leur rapport problématique à la mémoire. En amont, je crois qu’il aurait fallu interroger l’intérêt renouvelé pour le rapport à la mémoire autrement que dans la perspective d’une ontologie de la modernité dans laquelle le passé pose problème parce qu’il est objectivé et ne participe plus alors à l’immédiateté de l’expérience du présent. Au niveau d’abstraction le plus élevé, il est sans doute fondé de prétendre que le devoir de mémoire s’explique par la nécessité de combler la béance que produit la mise à distance du passé par rapport à l’expérience du présent. Mais cela ne nous montre pas pour quelles raisons philosophes et historiens ressentent aujourd’hui davantage l’importance de ce thème. Si le devoir de mémoire retient aujourd’hui l’attention des philosophes, c’est peut-être parce que nos sociétés sont parvenues à la limite de ce que Gadamer a saisi, dans Vérité et méthode, sous le concept de “ conscience de l’histoire des effets ”. Le concept exprime l’idée selon laquelle notre conscience d’être pleinement exposé à l’histoire permet l’objectivation de son action sur nous. On peut dire autrement que le rapport à l’histoire est dorénavant intériorisé par l’acteur social en tant qu’expression de la subjectivité et donc comme le lieu d’interprétations conflictuelles. Mais c’est parce qu’ils se savent tous engagés dans un semblable rapport subjectif à l’histoire que les acteurs sociaux peuvent avancer leurs propres demandes de reconnaissance mémorielle et, en même temps, s’ouvrir à celles des autres. La “ mémoire apaisée ” dont parle Kattan pourrait bien être celle qui résulte d’interprétations conflictuelle du passé se reconnaissant comme telles les unes et les autres.
En aval, et cela m’importe davantage, l’intéressante réflexion de Kattan aurait pu déboucher sur une question qui me semble plus proéminente encore : celle du “ droit-à-la-mémoire ”. Ne voyons-nous pas surgir de toutes parts regroupements d’acteurs, contingents de victimes de l’histoire et catégories sociales oubliées qui toutes réclament réparation de préjudices historiques, qui toutes veulent réécrire l’histoire de manière à ce que la société retrouve la mémoire des “ sans-parts ”, pour le dire comme Jacques Rancière? Il me semble que la vaste discussion sur le devoir de mémoire, à laquelle nous convie brillamment Emmanuel Kattan, pointe en direction de ce phénomène typiquement associé aux sociétés de l’hypermodernité dans lesquelles les revendications à portée identitaire investissent maintenant tous les lieux de production de l’historicité, y compris l’histoire en tant que sa réécriture permet un meilleur positionnement dans les luttes pour la reconnaissance se déroulant dans le présent.
Ainsi, les préoccupations actuelles pour le devoir de mémoire me semblent renvoyer à cette autre question qui est celle de l’investissement politique de la mémoire dans une société qui fait du rapport à l’histoire un enjeu politique aussi important que le rapport à l’avenir a pu l’être dans les sociétés modernes libérales et providentialistes. Il me semble donc que la dimension politique de la question de la mémoire est négligée. L’auteur aperçoit pourtant ce versant des choses. Le recours à Todorov et à son ouvrage Les abus de la mémoire le conduit momentanément sur le sentier d’une interprétation politique du phénomène. Citant Todorov, il ne paraît pas ignorer les usages politiques de la mémoire : “ si l’on parvient à établir de façon convaincante que tel groupe a été victime d’injustice dans le passé, cela lui ouvre dans le présent une ligne de crédit inépuisable ” (p. 71). Aussi l’auteur s’associe-t-il à Courtois pour mettre en garde contre la “ préoccupation exagérée pour le passé ” (p. 71). On retrouve également une préoccupation pour les incidences politiques du rapport à la mémoire dans la section que Kattan consacre au “ droit à l’oubli ”. L’apaisement d’un conflit identitaire et la rencontre des mémoires concurrentes au sein d’une expérience historique nécessitent parfois que des éléments du passé soient oubliés. À l’occultation d’un passé entravant la marche du présent, Kattan préfère toutefois une recomposition de ce passé, ce que l’on pourrait appeler une historicisation de la mémoire, une remise en récit, bref une ressaisie volontariste d’un passé “ qui ne veut pas passer ”. Mais parce qu’il est d’abord attentif à la question du devoir, Kattan me semble négliger les incidences très importantes de cette préoccupation nouvelle dans les sociétés modernes qu’il évoque en compagnie de Todorov et que représente ce que j’ai appelé le “ droit-à-la-mémoire ”. Certes, l’idée d’une prise en charge collective de la dette envers les morts est présente chez Kattan. C’est en effet dans et par la communauté que peut se transmettre la mémoire. C’est encore par elle que la communauté acquiert une certaine consistance historique pour elle-même. Il n’empêche que, pour l’auteur, la dimension sociale du devoir de mémoire tient surtout au travail de production du lien social qu’une mémoire partagée rend possible, cela sans grande préoccupation pour la question du conflit social. Je crois qu’un examen plus approfondi de la propension à la “ compétition effrénée ” qui caractérise la course à la reconnaissance mémorielle l’aurait peut-être conduit à interpréter différemment la recrudescence de l’intérêt pour la mémoire.
LA DETTE MÉMORIELLE : UN NOUVEAU LIEU DE LUTTES SOCIALES
Ce que le rapport à l’histoire et à la mémoire porte d’inédit dans les sociétés contemporaines, et qui confère aux luttes pour le contrôle de l’historicité un prolongement nouveau, tient aux transformations actuelles du politique, lesquelles résultent de cette vaste entreprise d’investissement de l’historicité par de nombreux regroupements à fondement identitaire cherchant à y loger leurs intérêts particuliers et leur conception de la vie bonne. En un mot, je dirais que les conflits entourant l’interprétation du passé, ou encore les tentatives de reconfiguration de la mémoire collective, me semblent renvoyer à une lutte identitaire dans laquelle les différents groupes qui s’y affrontent négocient leur place dans le grand récit collectif. C’est en montrant l’importance qu’ils ont occupée dans l’histoire que des regroupements d’acteurs peuvent exiger aujourd’hui d’être considérés dans l’orientation de l’historicité. C’est en montrant les oublis dont ils on pu être victimes que d’autres regroupements d’acteurs peuvent exiger réparation de manière à pouvoir prendre le train en marche de l’historicité. L’enjeu de la lutte vise alors à établir le bilan des pertes et des dommages mémoriels. Pour un groupe particulier, un bilan défavorable entraînera une demande de reconnaissance mémorielle. Il en est ainsi, par exemple, des revendications actuelles de la nation amérindienne qui estime être en déficit dans le grand récit collectif des sociétés nord-américaines. Nous avons vu aussi émerger une telle demande de mise à niveau mémoriel de la part des Noirs américains et, sur un autre plan, de la part du mouvement des femmes, dont l’une des revendications les plus importantes a résidé dans le rétablissement de la place des femmes dans l’histoire du monde.
UNE POLITISATION DE LA MÉMOIRE
La manifestation peut-être la plus frappante de cette “ politisation ” de la mémoire réside dans l’écriture de l’histoire elle-même. Nos sociétés ressentent le besoin de réécrire leur histoire de manière à la mettre au service du présent. Relire l’histoire de façon à y intégrer les acteurs qui en auraient été exclus, ou dont on aurait sous-estimé l’apport, constitue une façon de régler ses dettes avec le passé afin de mieux servir les nécessités politique du présent. Quand l’historien québécois Gérard Bouchard propose de considérer les Amérindiens comme les ancêtres des Québécois, il cherche à se concilier des acteurs dont la complicité est devenue nécessaire dans l’accomplissement de la souveraineté du Québec. Quand le même historien propose de renommer rues, station de métro ou parcs publics de manière à ne pas réitérer trop pesamment le passé canadien-français auprès de ceux qui se sentent alors exclus du grand récit québécois, son entreprise de réconciliation des mémoires sert encore des objectifs manifestement liés aux nécessités du présent.
Plus fascinante encore est la fameuse “ Querelle des historiens ” en Allemagne autour de la signification historique du nazisme dans l’histoire allemande. Un certain nombre d’historiens conservateurs, comme Ernst Nolte ou Sturmer, ont cherché a recoudre le fil de l’histoire allemande interrompue par ce que la génération précédente d’historiens avait appris à considérer comme le lieu d’une obsédante responsabilité collective : le nazisme et l’Holocauste. La nécessité de refonder l’identité allemande à la suite de la réunification a poussé ces historiens à réinterpréter le nazisme de manière à pouvoir refaçonner la continuité de l’histoire de leur pays. Il s’agissait alors de retrouver, par delà les décombres mémoriels laissés par les camps de la mort, un fil conducteur à l’identité collective. Je n’insiste pas sur le tollé qu’a soulevé une telle entreprise du point de vue de la banalisation de l’Holocauste que plusieurs y ont trouvé, Jürgen Habermas en particulier. Je me contenterai de faire observer encore de quelle manière la dette mémorielle et le devoir de mémoire qu’elle commande sont considérés, de ce point de vue révisionniste, comme une hypothèque à lever en vue d’une construction mieux assurée du présent allemand.
Au Québec, les dettes qu’aurait contractées une certaine écriture de l’histoire envers les oubliés appelle, dans une perspective contractualiste, le règlement d’un contentieux mémoriel. En Allemagne, c’est un obstacle à la continuité identitaire qu’il s’agirait de surmonter.
Quittons la question de l’écriture de l’histoire et examinons rapidement les effets concrets du droit-à-la-mémoire sur les formes nouvelles de la revendication politique. L’on peut, à titre d’exemple, identifier deux types de dettes mémorielles.
La dette historique constitue le premier type. La notion de dette mémorielle est, par définition, ouverte à la possibilité de règlements de préjudices de nature historique. En effet, le droit à l’égalité juridique peut faire l’objet d’une application rétroactive de la même manière que la découverte d’un testament dont on ignorait l’existence produit ses effets sur des légataires qui s’ignoraient. L’impossibilité pour des acteurs de faire valoir aujourd’hui leurs droits peut dépendre du fait qu’ils ont été historiquement traités en mineurs ou marginalisés de telle manière qu’ait été bafouée l’égalité de principe que leur reconnaît une citoyenneté de créanciers. Cette discrimination de nature historique appelle des dédommagements financiers. Mais le plus significatif réside dans la pratique devenue courante des excuses publiques offertes aux victimes de préjudices historiques. Quelques exemples suffiront. Les Acadiens exigent des excuses de la Couronne britannique pour la déportation de leurs ancêtres en 1755. À la troisième conférence de l’Organisation des Nations Unies consacrée au racisme tenue à Durban en 2001, les pays d’Afrique ont réclamé des excuses de la part des États qui ont profité de l’esclavage, de la traite ou des politiques coloniales du passé. À l’occasion du jubilé, le Pape a demandé pardon pour toutes les exactions commises au nom de l’Église dans le passé, tout en exprimant en même temps un besoin de réconciliation. Au Québec, les “ Orphelins de Duplessis ”, ces personnes internées dans des hôpitaux psychiatriques sous de faux diagnostics de maladie mentale au cours des années 1950, ont exigé la reconnaissance des torts qui leur ont été causés par l’Église, les psychiatres et le gouvernement québécois. Ils ont obtenus des excuses de la part du gouvernement du Québec et, par la suite, la mise sur pied d’un“ programme national de réconciliation ” afin d’indemniser les victimes.
Une deuxième forme de la dette politique est celle qui résulte d’une situation de discrimination systémique. Comme pour la dette historique, elle s’enracine dans le passé mais elle en diffère en même temps du fait que les facteurs préjudiciables à l’égalité sont toujours actifs. Il convient donc de réparer les torts non pas, comme dans le cas de la dette historique, en offrant des excuses ou en dégageant le montant forfaitaire susceptible de dédommager des préjudices qui sont irrécusables parce qu’appartenant à une histoire morte, mais en rétablissant l’équilibre des avantages à la faveur des groupes discriminés. Le cas de figure réside ici dans les politiques de discrimination positive adoptées en faveur des femmes, destinées à favoriser leur intégration au marché du travail, ou encore dans des mesures de qualification sociale comme, par exemple, les examens d’entrée à l’université calibrés en fonction des clientèles dont la faiblesse de l’héritage culturel les écarte systématiquement des études supérieures.
Le problème qui surgit alors réside dans le fondement de la légitimité dans l’arbitrage de la revendication de reconnaissance mémorielle. Si, en effet, la disparition des garants métasociaux révèle le politique comme espace pleinement réflexif de l’orientation normative de la société, elle suppose également le principe de l’égalité formelle de toutes les revendications mémorielles qui s’avanceront puisque aucune ne pourra se réclamer d’une quelconque prééminence. La question consiste alors à savoir de quelle manière peuvent être arbitrées ces volontés de reconnaissance mémorielle.
LA RECONNAISSANCE DE LA REVENDICATION MÉMORIELLE DANS LE COMPROMIS NÉGOCIÉ
Paul Ricœur a proposé l’idée selon laquelle, dans une société pluraliste où s’affrontent des positions pourvues chacune d’arguments moraux dignes d’être considérés, ces dernières doivent accepter de soumettre leurs prétentions à un jugement moral visant à établir leur légitimité. Il importe alors de définir les règles éthiques en vertu desquelles peuvent être fondées des demandes de reconnaissance à fondement mémoriel dans des sociétés qui cherchent, par ailleurs, à expurger l’idée de toute prééminence morale. Ricœur estime que le “ tragique de l’action ” fait en sorte que les positions rationalistes du type de celles que propose l’éthique de la discussion habermassienne ou la théorie de la justice rawlsienne, ne peuvent pas plus faire la preuve de leur validité que celles qui se réclament de la tradition. L’éthique de la discussion ignorerait trop facilement le fondement subjectif de l’idée même d’un accord sur les arguments valides de la discussion, alors que les revendications communautaristes ne sauraient se soustraire totalement aux exigences du pluralisme en vertu desquelles elles devraient faire la preuve de leur acceptabilité.
Il ne m’est guère possible de m’avancer davantage dans les méandres de ce problème difficile. Mais il me semble que “ penser le devoir de mémoire ” aurait pu conduire Kattan à explorer la dimension proprement politique que revêt le rapport à la mémoire dans les sociétés contemporaines. Ces préoccupations, pour n’être pas totalement absentes, ne sont pas au centre de sa démarche. Manifestement inspirée du thème de la “ juste mémoire ” chez Paul Ricœur dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, la thèse sur laquelle débouche l’analyse des diverses dimensions du devoir de mémoire, présenté au début, est explicitée dans les deux derniers chapitres. “ C’est vers une mémoire apaisée, assumée dans sa complexité et ses contradictions que doit mener le travail sur le passé ” (p. 15). De même, l’aménagement de la mémoire collective doit se placer sous l’impératif de l’intégrité. Une collectivité doit soumettre l’examen de son passé au crible de la critique, ne pas occulter les zones d’ombre, ne pas dissimuler les aspects moins glorieux de son histoire. L’idée d’une mémoire apaisée, d’un examen critique de la mémoire, bref, de sa prise en charge lucide et responsable, me semble extrêmement intéressante. Je ne crois pas qu’Emmanuel Kattan en appelle pour autant à la “ réconciliation ” des mémoires, ce qui signifierait la neutralisation du conflit dont se nourrit toute démocratie. La notion d’apaisement pointe en direction de l’aménagement raisonnable d’intérêts qui continuent cependant de se représenter chacun dans leur singularité. Mais d’où peut provenir cet apaisement si ce n’est de l’aménagement politique du conflit des mémoires, de la rencontre de revendications mémorielles s’offrant les unes aux autres comme objet de reconnaissance? Emmanuel Kattan a raison de militer en faveur de l’apaisement des mémoires, mais je crois qu’il néglige le fait que dans une société pleinement soumise aux effets de l’histoire, comme nous l’a montré Gadamer, cet apaisement appelle l’intervention d’une sphère publique au sein de laquelle les mémoires concurrentes peuvent faire l’objet de compromis négociés.
Jacques Beauchemin**
NOTES
* Je tiens à remercier Jean-Philippe Warren pour la lecture attentive qu’il a faite d’une première version de ce texte ainsi que pour ses lumineuses suggestions.
** Jacques Beauchemin est professeur au département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal. Il a fait paraître, en 2002 chez vlb éditeur, un ouvrage intitulé L’histoire en trop. La mauvaise conscience des souverainistes québécois, portant sur la question de la mémoire et de l’appartenance dans les sociétés ouvertes et plurinationales.
1. Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000; Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1986; Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1995.