La mémoire collective effectue un retour dans les débats en sciences sociales. Mémoire et oubli se retrouvent au centre de plusieurs analyses sur la construction identitaire, le contexte généralisé de crise et de transformation sociale n’y étant certes pas étranger. Les notions d’identité et de mémoire paraissent cruciales dans le positionnement des communautés au sein d’un espace global — sinon homogénéisant, aux dires de certains penseurs de la mondialisation. D’autres penseurs tendent à ressusciter la mémoire, précisément parce que, d’avancer Emmanuel Kattan, la “ modernité a aboli le rapport vivant qui nous unissait à notre histoire ” (p. 119). Cette préoccupation croissante pour la mémoire et le besoin concomitant de la réactiver feraient écho à un “ déficit de sens ” dans nos sociétés. L’ouvrage de Kattan rappelle et explique à juste titre cette nécessité qui, à ses yeux, implique en retour un devoir, une responsabilité. Il développe cette problématique à travers une revue exhaustive de la littérature pertinente. À cet égard, Le devoir de mémoire constitue une contribution essentielle par le rappel de l’importance, dans les sociétés contemporaines, de la mémoire collective.
Kattan pose le problème de la mémoire dans son rapport nécessaire avec la notion d’identité. Selon lui, “ le devoir de mémoire comporte à sa base une dimension identitaire ” (p. 84). Pour lui, la mémoire est porteuse d’une identité émancipatrice, en même temps qu’elle préserve un lien au passé. Les possibilités soulevées par Kattan sont multiples. D’un côté, le devoir de la mémoire est nécessaire pour éviter un sentiment d’infériorité collectif menant à la “ victimisation ”, pour prévenir les abus et mésusages de la mémoire et pour assurer que la mémoire ne devienne obstacle à la réconciliation des “ communautés en conflit ”. D’un autre côté, le devoir de mémoire, utilisé à des fins pédagogiques, peut être non seulement un levier de changement et de progrès, mais il peut permettre une mise à distance de certains souvenirs douloureux dont il importe de garder souvenir.
La notion de mémoire collective est complexe, parfois paradoxale. Refuge du passé, par exemple, elle est surtout agent de changement. À mes yeux, en posant des balises entre devoir de mémoire et devenir idéal, l’auteur limite l’exploration critique des enjeux et dynamiques en cause. Ce qui me trouble dans l’analyse privilégiée par l’auteur, c’est le peu d’attention portée aux processus de construction, de production, de dissémination et de représentation de la mémoire collective. Nous avons besoin de nous souvenir, certes, mais y a-t-il une façon responsable et juste de se souvenir, comme le laisse entendre ici l’auteur? Consacrer ou laisser croire à un modèle unique de devoir de mémoire peut, me semble-t-il, devenir un mirage de mémoire autant qu’un rêve de l’identité.
Plutôt que de constituer un idéal à atteindre, la mémoire collective ne représente-t-elle pas un parcours sinueux et ardu sans destination téléologique, sans “ réponse ”, “ conclusion ”, ni “ destin ”? Ne suit-elle pas un cheminement tracé par les conditions de possibilité spécifiques à chaque communauté? Dit plus concrètement, pourquoi ne pas considérer la mémoire comme un construit social, économique, politique et culturel, plutôt que comme un fait objectif qui s’impose en quelque sorte du dehors à la volonté des acteurs? L’ouvrage de Kattan porte sur le devoir de mémoire et non sur la construction de cette dernière. Très bien. Mais il n’en reste pas moins qu’on ne peut, dans une discussion sur le devoir de mémoire, sous-entendre que la mémoire est une “ chose ”. Nul ne nie la “ vérité ” historique de la Shoah, mais l’analyste ne peut précisément la “ rappeler ” sans qu’on lui “ rappelle ” à son tour son devoir de l’analyser, voire de la représenter.
Nous estimons centrale l’idée de mémoire comme champ heuristique. Il importe d’étudier le travail de la mémoire dans la construction d’identités, dans la continuité des récits exprimés par des communautés spécifiques, dans l’articulation d’un avenir qui éviterait les erreurs de jadis, etc. Mais la mémoire ne peut devenir un champ heuristique qu’à la condition d’être comprise comme le fruit d’un construit historique constamment revisité et approfondi, fruit sujet au changement et exprimé dans ses formes multiples, dans son incomplétude et dans ses contradictions.
Il faudrait d’abord poser des questions simples, telles : de quelle mémoire s’agit-il? Kattan, tout en accordant aux sociétés le devoir de mémoire des horreurs passées, “ oublie ” que la mémoire de tel ou tel événement ne peut être détachée des processus qui les ont produit et, de ce fait, risque de passer sous silence les analyses qui permettraient de mieux élucider leurs conditions de possibilité et d’éviter leur répétition. Il faudrait aussi poser la question simple suivante : de quoi doit-on se rappeler au juste? Des centaines de milliers de soldats tués lors de la guerre? Des victimes des génocides? Des crises marquantes de notre histoire? Certainement, mais à eux seuls, ces souvenirs ne sont porteurs d’aucun antidote. À la lumière de l’étude de Trouillot sur le travail de l’histoire et d’Arendt sur les origines du totalitarisme, je voudrais ajouter au devoir de mémoire le devoir d’éclairer les processus souvent longs, lents, complexes et parfois sournois ayant mené à ces événements. Si, comme l’écrit Kattan, une des préoccupations principales face à la mémoire est la possibilité d’éviter la répétition de drames et de conflits dans l’avenir, ce n’est pas le souvenir du nombre de victimes, mais bien les processus ayant mené à ces crimes qu’il faut comprendre et analyser. Kattan insiste à répétition que la mémoire est le seul moyen de nous protéger contre le retour de l’horreur (p. 5), mais il ne précise pas les contours de cette mémoire. Il ne nous dit pas de quelle mémoire il s’agit ni de quelle manière elle sera construite. Ceci s’avère important au sens où, à elle seule, la mémoire ne constitue pas un antidote.
“ Pour sauver la mémoire des écueils qui la menacent il faut la mettre au service du présent ”, écrit Kattan (p. 74). C’est précisément de là que naît l’idée préventive et réparatrice de la mémoire : “ la mémoire constituerait une sorte de police d’assurance qui nous protégerait du crime […et qui] assure[rait] une vigilance ” (p. 75). Si la mémoire possède un tel potentiel, il ne suffit pas de nourrir les souvenirs pour empêcher en soi le retour de l’horreur. Nous devons être conscients des processus par lesquels le souvenir est lui-même construit, représenté et disséminé. Car le souvenir n’est jamais le pur reflet d’une réalité quelconque, pas plus pour un individu que pour une collectivité, il demeure une stratégie. Kattan souligne les limites de la mémoire pédagogique ou préventive, mais malheureusement, il n’en traite pas dans son analyse.
La mémoire ou les mémoires? Si la mémoire est construite, il y a forcément un travail de sélection dans la construction et la reconstruction de la mémoire collective et ce, à tous les niveaux. Il est donc nécessaire de s’intéresser à l’arbitraire ainsi qu’au terrain “ hégémonique ” sur lequel se déroule la construction de la mémoire collective. Cette perspective est nécessaire pour comprendre la mémoire comme construit social et comme processus historique, à l’encontre d’une compréhension de la mémoire comme simple re-collection d’événements et de faits historiques “ réels ”. La multiplicité et l’ambivalence de la mémoire, mentionnées dans la revue de la littérature, sont malheureusement absentes dans l’analyse de l’auteur.
Kattan s’intéresse au rôle de la narration comme agent de renouvellement du sens de la mémoire collective. La narration, selon lui, inscrit la mémoire dans une continuité. “ La narration opère une sélection sur le passé ”, écrit-il (p. 96). L’oubli n’est pas une fuite hors du passé; il fait plutôt partie du travail de la mémoire. Selon Kattan, l’oubli serait un travail de la mémoire sur elle-même, une réflexion sur soi de la communauté.
Or, il semble que cette compréhension de la participation de la communauté à la construction de “ sa ” mémoire pose problème. Loin de moi l’idée de nier que la communauté participe de manière critique à la production et à la représentation de sa mémoire collective. Il s’agit seulement ici de réfléchir sur la compréhension non problématisée du “ nous ” dans l’ouvrage de Kattan. Car, à notre point de vue, les “ nous ” sont toujours des construits arbitraires où se jouent des solidarités plus ou moins sélectives, d’où l’importance d’analyses critiques qui remettent en contexte les dynamiques ambiguës mentionnées plus haut.
La mémoire d’une communauté a sa propre logique interne, sa propre “ unité narrative ”. Toutefois, cette logique interne ne peut se comprendre sans la replacer dans des logiques externes qui, elles, dépassent le “ nous interne ” de Kattan. Par exemple, le politique, l’économie, les médias et les pouvoirs publics travaillent directement et indirectement à façonner la mémoire, ses narrations, ses représentations et ses commémorations. Évidemment, la mémoire peut être conçue comme une mémoire sélective et “ organisée ”, mais l’oubli dont parle Kattan semble toujours relever du niveau interne de la communauté. Cette position a été contestée par Connerton (1989), dont les travaux démontrent que l’oubli s’effectue à travers certaines structures sociales qui peuvent échapper aux membres de la communauté. Unité narrative et mémoire apaisée, ici, semblent prendre pour acquis que la mémoire d’une communauté se fait à travers un processus égalitaire et homogène interne et qu’elles reflètent aussi une histoire et une mémoire égalitaire, unitaire et homogène.
La mémoire de qui, pour qui? Ni la mémoire ni les oublis ne sont neutres. Entreprises privées et organismes publics savent très bien jouer de manière stratégique avec l’héritage commun. Ils peuvent tenter de s’accaparer, du moins partiellement et temporairement, l’imaginaire historique d’une communauté, afin d’orienter le sens du présent et de façonner l’avenir. Ce passé ainsi manipulé peut être ensuite “ redonné ” à la collectivité. Comme l’a démontré Lowenthal, il arrive un peu à ce passé ce qui est arrivé aux anciennes herbes médicinales découvertes par les peuples andins il y a des millénaires, herbes qui, extradées aux États-Unis, sont ensuite revendues aux pays du Sud comme un bienfait de la technologie du Nord. Plusieurs historiens notent, dans le contexte présent, une convergence entre l’idée d’héritage et d’entreprise (Lowenthal; Hobsbawm et Ranger; Hewison). Bien que cette question semble nous renvoyer loin des préoccupations de Kattan, elle leur demeure centrale, car en reconstruisant la mémoire, on risque de reconstruire aussi arbitrairement les responsabilités et le devoir qui intéressent tant l’auteur. La convergence entre héritage et entreprise a un impact sur la prémisse même de Kattan en limitant les conditions qui devraient permettre aux communautés de participer de façon critique à la construction de leur mémoire.
L’auteur suggère que “ dans le but de déceler l’injustice dans la multiplicité de ses dimensions, la prudence exige que nous développions un sens historique plus profond, que nous reconnaissions, dans chacune de nos variations, les expressions du mal qui balisent notre histoire ” (p. 9). Bien que le travail de l’historien soit nécessaire, il ne faut pas laisser croire que ce dernier seul peut (ou doit) veiller et “ monter la garde ”. D’abord, parce que l’histoire n’est pas l’Histoire — pas plus que la mémoire n’est toujours unitaire, juste et morale. L’Histoire n’existe pas. Il y a des histoires, toujours partielles et liées à des rapports de pouvoir. Les versions simplistes, voire dichotomiques, ont été historiquement porteuses de sectarismes et d’exclusions à force de vouloir expurger la mémoire collective de ses tentions internes : “ nous ” contre “ l’autre ”, le bien contre le mal. Ces versions sont dangereuses en ce sens qu’elles peuvent mener à une utilisation de la mémoire par les doctrines ou les pouvoirs.
Il est curieux que la nostalgie soit un concept absent de l’analyse de Kattan. Les processus de construction de mémoires collectives impliquent, de plusieurs façons, la notion de nostalgie. La mémoire collective peut générer la nostalgie d’un temps révolu ou être guidée par la nostalgie d’un “ imagined homeland ”. Cette mémoire peut également devenir une forme “ hypocondriaque ” de réminiscence, en ce sens qu’elle peut enfermer certaines communautés dans un processus identitaire qui met l’accent sur sa “ victimisation ” (Boym). En un mot, ce ne sont pas seulement les tragédies du passé qui comportent des leçons pour le présent, mais aussi les découvertes et les grandes réalisations de l’humanité, qui sont aussi susceptibles d’apporter un éclairage sur notre monde, d’inspirer de nouveaux projets et d’universaliser les solidarités.
L’idée isolée de devoir, séparée du jeu démocratique, est toujours conservatrice. Elle est une source d’autoritarisme et de fermeture. Quand la responsabilité n’est plus étroitement associée au droit, elle devient, à la manière douce thatchérienne ou à la manière forte fondamentaliste, une forme de mise au silence, un empêchement de débattre librement et également. Quel malheureux silence de Kattan sur le versant démocratique du devoir! Il lui aurait fallu rappeler des choses simples, élémentaires, mais qui ne sont pas toujours entendues. Il lui aurait fallu dire, par exemple, que le devoir de la mémoire comporte aussi le droit de la critiquer. Le devoir de mémoire du citoyen n’a guère de sens sans le droit de la définir démocratiquement.
Je suis tout à fait d’accord avec Kattan, lorsqu’il écrit : “ Il y aurait donc lieu d’élargir l’horizon à partir duquel nous pensons le devoir de mémoire de manière à reconnaître la multiplicité de formes et de domaines d’application à travers laquelle il se manifeste ” (p. 10); ou encore lorsqu’il affirme : “ La notion de mémoire révèle ainsi une complexité et un éventail de significations que nous n’avions pas immédiatement entrevue ” (p. 12). Effectivement, il faut s’intéresser aux moyens de dissémination et de représentation de la mémoire, sans oublier toutefois les espaces “ hégémoniques ” de sa construction et les possibilités de sa continuité. Ce sont peut-être ces espaces dominants qui limitent la fécondité émancipatrice et ambivalente de la mémoire.
Anouk Bélanger**
Références
H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, New York, Harcourt Brace Jovanovich, 1973.
S. Boym, The Future of Nostalgia, New York, Basic Books, 2001.
P. Connerton, How Societies Remember, Cambridge (ma), Cambridge University Press, 1989.
E. Hobsbawm et T. Ranger (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge (ma), Cambridge University Press, 1983.
D. Lowenthal, The Past in a Foreign Country, Cambridge, Cambridge University Press, 1985.
M. Roche, RethinkingCitizenship : Welfare, Ideology, and Change in Modern Society, Cambridge (uk), Polity Press, 1992.
M.-R. Trouillot, Silencing the Past. Power and Production of History, Boston, Beacon Press, 1995.
NOTES
* J’aimerais remercier Valérie de Courville-Nicol pour ses conseils et suggestions.
** Anouk Bélanger est professeure de sociologie à l’Université de Concordia. Elle a publié récemment un article sur la mémoire, “ Urban Space and Collective Memory ” (Revue canadienne de recherche urbaine, vol. 11, no 2, 2002).