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Sexe, mariage et indifférence : le coup de grâce à la paternité

Un texte de Marie-Blanche Tahon
Thèmes : Canada, Famille, Société
Numéro : vol. 6 no. 1 Automne 2003 - Hiver 2004

Lever l’obligation suivant laquelle le mariage est l’union d’un homme et d’une femme n’est pas une décision mineure, puisqu’elle remet en cause la représentation de la différence des sexes, qui constitue l’un des piliers de l’ordre social. Il est vrai que la reconnaissance du mariage homosexuel n’empêchera pas le maintien du mariage hétérosexuel, mais il reste qu’elle redéfinit profondément le mariage. Jusqu’à présent, sous une forme ou sous une autre, variable dans le temps et dans l’espace, le mariage était “ la clef de voûte de l’édifice social ”, comme l’écrivait l’historien Georges Duby, parce qu’il ajoutait une filiation masculine à la filiation féminine. Jusqu’à très récemment, cet ajout passait par la soumission des femmes aux hommes, puisque c’est elles qui donnent naissance aux enfants de l’un et l’autre sexe. Cet arrangement est devenu caduque quand la loi et la société ont admis le droit des femmes à contrôler elles-mêmes leur fécondité, ce qui a entraîné des modifications légales profondes dans les rapports entre époux et entre parents. Dorénavant, c’est l’égalité qui prévaut entre eux en termes de droits.

La possibilité de gommer la différence des sexes dans la définition du mariage tient à plusieurs éléments. L’un d’eux se place dans une évolution continue de la représentation du mariage depuis des siècles et se situe à la fin de cette trajectoire : il n’est plus de mariage que d’amour. Cela constitue la raison principale de l’instabilité contemporaine des couples et des familles. On se marie parce qu’on s’aime et c’est parce qu’on ne s’aime plus que l’on se sépare. Toutefois, quand c’est l’amour qui est au fondement du mariage, il n’y a effectivement aucune raison de privilégier l’amour hétérosexuel. Et c’est au nom de l’égalité de tous les citoyens et de toutes les citoyennes qu’est formulée la revendication du mariage de deux hommes et de deux femmes.

Cette formulation peut aujourd’hui être entendue aussi, parce que l’égalité formelle des femmes et des hommes, ainsi que les avancées sociales (rémunération, scolarité) des femmes depuis 30 ans, tendent vers la représentation d’une indifférenciation des sexes, qui trouve par exemple son expression dans la valorisation de la notion de “ genre ” au détriment de celle de “ sexe ”, jugée trop connotée par l’anatomique, le biologique, sinon la nature. Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir n’est-il pas réduit à sa formule “ on ne naît pas femme, on le devient ”? Ce n’est pas l’anatomie qui fait la femme, mais bien la “ construction sociale ” qui préside aux attentes de ce qu’est une “ vraie ” femme, attentes qui se modifient au gré du contexte historique, politique et social, mais qui, généralement, impulsent une hiérarchie entre les sexes, au détriment des individus de sexe féminin. Est donc diffusée l’idée que c’est “ le genre qui construit le sexe ”. Ce n’est pas l’anatomie qui est source d’inégalité, c’est la “ construction sociale ” entourant la définition des hommes et des femmes qui reproduit systématiquement la domination des uns sur les autres. Aussi stimulante soit-elle, cette perspective fait régulièrement l’impasse sur la révolution qui s’est produite dans les rapports entre les sexes, avec la reconnaissance par la loi et la société du droit des femmes à contrôler elles-mêmes leur fécondité.

Aujourd’hui, dans les régimes démocratiques, il est admis qu’une femme ne devient mère que si elle le veut. Le silence entretenu autour de cette innovation politique majeure opacifie le rapport entre “ sexe ” et “ genre ”, tandis que la rectitude politique fait le reste : seule la référence au “ genre ” est correcte. Cette opacification tient au fait que la maternité, pas plus que la paternité, ne relève d’abord de la plomberie anatomique. Elle n’en a d’ailleurs jamais relevé : même en termes de nombre, les femmes ont fait beaucoup d’enfants là où la société en exigeait beaucoup, elles en ont fait peu là où la société en exigeait peu, et cela en l’absence de techniques contraceptives fiables, ainsi que l’a clairement mis en évidence l’anthropologue Paola Tabet. Ne pas reconnaître l’importance de la révolution réalisée dans les rapports de sexe, avec la reconnaissance de la maternité volontaire, simplifie le questionnement quant au maintien de la domination masculine. À première vue, l’homosexualité paraît y échapper, puisqu’elle ne concerne que des hommes ou que des femmes. De plus, l’intolérance à l’égard de l’homosexualité masculine trouve aussi une explication dans la reproduction de la domination masculine : les homosexuels ne sont pas considérés comme de “ vrais ” hommes. On ne peut toutefois pas manquer de remarquer que, si la suprématie conceptuelle du “ genre ” sur le “ sexe ” a contribué à faire reculer l’intolérance à son égard, l’homosexualité est aujourd’hui présentée comme innée, ainsi qu’en attestent, par exemple, les témoignages présentés lors de la Commission parlementaire qui s’est tenue à Québec en février 2002 et qui a débouché sur la loi instaurant l’union civile. Aujourd’hui, il est dit et admis que l’“ on naît homosexuel ”, ce qui tranche avec le mouvement de libération des homosexuels, lancé par les baby-boomers de la fin des années 1960 et des années 1970, qui alors prônait la marge contre l’ordre familial “ bourgeois ”, tandis que Monique Wittig était révérée pour avoir écrit “ les lesbiennes ne sont pas des femmes ”. La biologisation de l’homosexualité, largement répandue aujourd’hui, est un incitatif à la reconnaissance du mariage homosexuel, puisque la “ perversité ” est un argument qui n’a plus cours que dans les caves du Vatican.

Le sida est malheureusement passé par là. L’une des revendications des rares gays présents à la Commission parlementaire québécoise tournait pathétiquement surtout autour du droit du conjoint d’autoriser les soins médicaux pour celui qui n’est plus en état de le faire et, secondairement, de la protection du conjoint survivant en matière de jouissance des biens communs du couple. De plus, les campagnes de protection contre l’épidémie ne se sont pas limitées à l’usage du condom, elles ont aussi encouragé la stabilité des couples. Ce volet concerne particulièrement les gays et non les lesbiennes. La compassion à l’égard de la funeste maladie n’est pas seule à expliquer le retournement de l’opinion publique à l’égard des couples gays stables. Ceux que cette option satisfaisait se sont constitués en groupes de pression relativement pesant financièrement : la moyenne de l’écart des salaires entre les hommes et les femmes persistant autour de 25 %, il est clair, aujourd’hui, qu’un couple formé de deux hommes est plus riche qu’un couple formé d’un homme et d’une femme, et encore plus riche qu’un couple formé de deux femmes. Si la Gay Pride a annuellement un tel succès, c’est grâce non seulement à ses chars si peu allégoriques, mais encore aux retombées économiques qu’elle génère, à l’instar du grand prix de Formule Un, sans parler de l’embourgeoisement du Plateau Mont-Royal. Ces considérations, bassement sociologiques, sont essentiellement relatives aux gays. Cela indiquerait que la différence des sexes n’est peut-être pas aussi étrangère qu’il n’y paraît spontanément à l’homosexualité, bien que la plupart des associations revendiquant l’égalité des homosexuels et des hétérosexuels prennent soin d’apparaître mixtes, même si, au Québec, ce sont surtout des femmes qui se présentent en porte-parole — ce qui n’a pas été le cas, par exemple, en France, lors du débat autour du pacte civile de solidarité (pacs). L’une ou l’autre de ces associations vend pourtant la mèche, ainsi l’“ Association québécoise des mères lesbiennes ” qui a été attentivement écoutée lors de la commission parlementaire.

Aux gays la gestion du sida et les sous, aux lesbiennes les enfants. Cette formule, pour caricaturale qu’elle soit, n’est sans doute pas si fausse. Là se situe le véritable enjeu de la reconnaissance du mariage homosexuel. Revendiqué au nom de l’égalité de tous les citoyens et de toutes les citoyennes, il reconduit une inégalité des sexes que le mariage hétérosexuel camoufle. Même si aujourd’hui, il n’est plus que des mariages d’amour qui ne produisent que des enfants désirés et donc aimés, il n’en demeure pas moins que cette institution est aussi celle qui organise la filiation. Là a été longtemps sa raison d’être, même si le mariage organisait aussi la réunion de deux familles et de deux fortunes. Parce que ses parents s’étaient préalablement mariés, à sa naissance, lorsqu’il était déclaré à l’état civil, un enfant avait immédiatement un père et une mère et il entrait dans la lignée de chacun d’eux : il avait quatre grands-parents, des tantes et des oncles paternels et maternels, etc. Le mariage avait donc le pouvoir de désigner le père et de donner une place à l’enfant au regard de ses ascendants. Les homosexuels qui revendiquent le mariage, un mariage “ égal ” au mariage hétérosexuel, revendiquent aussi dans la foulée la possibilité d’être reconnus parents de leurs enfants à naître.

L’union civile québécoise, qui est la copie conforme du mariage sans en porter le nom, a été l’occasion de modifier des articles du Code civil afin d’établir de “ nouvelles règles de filiation ”. Les témoignages présentés lors de la Commission parlementaire ont confirmé une confusion qui se fait jour depuis quelques années, entre “ parentalité ” et “ parenté ”. La parenté renvoie à une position dans une structure familiale. La parentalité est un terme récemment apparu dans la littérature francophone pour désigner l’exercice de la fonction impliquée par la place de parenté (fonction d’éduquer, de nourrir, de faire soigner, etc.). Ces fonctions sont remplies par ceux qui s’occupent quotidiennement d’un enfant et pas nécessairement par ses parents. “ Parentalité ” s’est diffusé avec “ homoparentalité ”. Aussi, “ homoparentalité ” est un terme qui, au sens strict, renvoie aux rôles parentaux tenus par des adultes homosexuels — par exemple, dans la situation où un enfant issu d’un couple hétérosexuel, séparé ensuite, vit dans une famille recomposée de sa mère et de sa compagne ou de son père et de son compagnon. Toutefois, avec la revendication du mariage (et de l’union civile québécoise), ce n’est plus d’“ homoparentalité ” dont il s’agit, mais bien d’“ homoparenté ”, soit la possibilité d’établir une bipaternité ou une bimaternité “ d’origine ”, autrement dit, la possibilité d’inscrire sur son certificat de naissance qu’un enfant a deux pères ou deux mères. Cette possibilité aboutit cependant à une discrimination des homosexuels entre eux.

Avec la loi 84, dès maintenant au Québec, le seul moyen pour deux hommes de devenir pères passe par l’adoption. L’adoption nationale, depuis que la maternité est devenue volontaire, ne fournit quasi plus de bébés. Reste l’adoption internationale. Les chances pour deux gays d’adopter sont pourtant minimes, puisque ce sont les États “ producteurs ” qui fixent au départ les conditions d’octroi d’un enfant adoptable et rares sont ceux qui partagent “ l’avant-gardisme ” du Québec et du Canada. Les lesbiennes peuvent elles aussi recourir à l’adoption, avec des chances limitées mais sans doute moins minimes : des États acceptent qu’un enfant soit adopté par une seule personne, en précisant que cette personne doit être une femme. De plus, elles sont autorisées à recourir à la procréation assistée et la femme non porteuse est inscrite comme co-mère sur le certificat de naissance. Les gays, eux, ne peuvent recourir aux services d’une mère porteuse. Au nom de l’égalité entre couples hétérosexuels et homosexuels, la loi 84 institue donc une inégalité entre hommes et femmes homosexuels, ce qui dénote une sacralisation de la grossesse et surtout une dévalorisation de la paternité.

Offrir la possibilité qu’un enfant soit enregistré à l’état civil comme le fils ou la fille de deux mères est sans doute sans précédent. Il arrive que soit évoqué l’exemple du mariage nuer pour le justifier; or, cet exemple n’est pas valable et il est intéressant de préciser pourquoi. Des anthropologues ont rapporté que dans cette population africaine, une femme, à la stérilité avérée après plusieurs mariages, pouvait épouser une autre femme. La première engageait alors un domestique afin de remplir sa fonction de géniteur auprès de la seconde. La femme stérile était reconnue comme le père de ces enfants. Elle n’était pas la co-mère et si le géniteur n’était pas le père, sa place était toutefois reconnue dans cette “ fiction ”, dans cette “ construction sociale ”, puisqu’il recevait une vache quand la fille qu’il avait conçue se mariait, selon la coutume. Dans ce mariage exceptionnel, un enfant avait un père et une mère, même si son père était une femme. Au Québec, on se contente d’ignorer celui qui a fourni ses “ forces génétiques ”, comme le dit peu poétiquement le Code civil. Cela est rendu possible par une transposition irréfléchie de ce qui est pratiqué par des couples hétérosexuels. Chacun sait que l’insémination artificielle avec donneur (iad) est pratiquée dans des couples hétérosexuels pour pallier la stérilité du conjoint. En ce cas, c’est le compagnon de la femme inséminée du sperme d’un donneur anonyme qui est le père de l’enfant. Cette “ fiction ” repose sur le principe selon lequel le don anonyme de sperme est un don d’homme à homme, d’un homme fécond à un homme stérile. Faire de la femme qui n’est pas enceinte l’équivalent d’un homme stérile détourne cette idée du don d’homme à homme. Et la désigner comme co-mère, plutôt que comme père (comme dans le mariage nuer) dilue la place de l’homme dans la procréation, la réduit à une éjaculation. Il n’est donc pas correct de considérer, ainsi que le fait la loi québécoise, que le recours au don de sperme dans un couple hétérosexuel et dans un couple lesbien, “ c’est la même chose ”. Dans le premier cas est maintenue, sinon renforcée, la fiction de la paternité; dans le second, elle est naturalisée à un point tel qu’elle ne laisse pas de trace. Une alternative était possible : autoriser la “ mère non porteuse ” à adopter l’enfant de la mère porteuse inséminée. Elle a été évoquée et n’a pas été retenue, car jugée pas assez “ simple ” et trop “ coûteuse ” financièrement. Ce simplisme fait bon marché de la représentation de la paternité : l’importance d’un homme dans la procréation d’un enfant est limitée à la qualité fécondante de son sperme. Quel impact cette réduction de la paternité aura-t-elle sur l’image de soi des jeunes hommes québécois, tandis que leur taux de suicide particulièrement élevé est attribué par des militants du mariage homosexuel à l’homophobie ambiante? Ne risque-t-on pas d’alimenter le problème? D’autant que, même s’ils peuvent se marier, leur chance de devenir pères est extrêmement réduite.

Il est clair que la légalisation du recours à la mère porteuse n’est pas sans risque non plus. On pense en particulier au risque de voir des femmes pauvres assignées à porter des enfants pour ceux qui peuvent payer. Cela n’est toutefois pas si éloigné des conditions de possibilité de l’adoption internationale : si les femmes chinoises vivaient dans un État de droit et si les femmes haïtiennes ne vivaient pas dans des conditions de pauvreté extrême, elles n’abandonneraient pas leurs enfants à des Québécois. Toutefois, dans le cas spécifique des homosexuels, on sait que se pratique ce que les Français appellent la “ coparentalité ” : une lesbienne est artisanalement fécondée par le sperme d’un gai et l’enfant a un père et une mère, le premier vivant éventuellement avec un compagnon et la seconde avec une compagne. Cette éventualité n’a pas été ouvertement évoquée lors des auditions de la Commission parlementaire à Québec. Ce n’est sans doute pas une solution “ simple ”, mais elle a pourtant le mérite, précisément, de complexifier les rapports entre parenté et parentalité, plutôt que de les réduire en les confondant. Avec le fantasme exprimé par une lesbienne lors de cette Commission : “ Si on pouvait avoir des enfants de nous deux, si c’était possible d’avoir nos enfants à nous, c’est ça qu’on ferait. ” La revendication du clonage n’est pas loin.

L’un des enjeux de nos sociétés démocratiques contemporaines réside dans la capacité de civiliser le “ privilège ” des femmes de donner naissance aux enfants de l’un et l’autre sexe, quand ce sont elles qui contrôlent leur fécondité. Tant que ce droit ne leur était pas accordé, cette civilisation passait par leur soumission. Celle-ci est aujourd’hui révolue, puisque plus rien ne cache que les hommes dépendent des femmes pour devenir pères. Admettre la bimaternité d’origine, comme le fait la loi québécoise, et demain peut-être la loi canadienne, ne constitue pas une avancée vers une civilisation de ce “ privilège ” des femmes de donner naissance aux enfants, mais puisque cela revient à le ratifier dans sa matérialité. Le mariage et la filiation sont-ils affaire de citoyenneté? Oui, sans doute, mais la question mérite mieux qu’un copié-collé du mariage hétérosexuel “ traditionnel ”. Les femmes elles-mêmes, toutes les femmes, n’ont rien à gagner de cette situation, car ce n’est jamais au titre de mères qu’elles ont eu des droits politiques et civils. La légalisation de la co-mère “ d’origine ”, en plus de mettre à mal l’idée même de paternité, risque de redonner une nouvelle vigueur à “ l’instinct maternel ”, aux conséquences si pesantes sur l’égalité et la liberté des femmes. Pour contrer le préjugé selon lequel l’homosexualité serait contre nature, on naturalise à outrance la procréation. Mais cela ne peut être pratiqué que pour les femmes. Apparaît alors un autre visage de la différence des sexes, non moins discriminatoire que celui qui prévalait entre les hommes et les femmes tant que les femmes ne maîtrisaient pas leur fécondité.

Marie-Blanche Tahon*



NOTES


* Marie-Blanche Tahon est professeure de sociologie à l’Université d’Ottawa. Elle est aussi chercheure associée au circem (Centre interdisciplinaire de recherche sur la citoyenneté et les minorités) de la même institution.

 

 

 



 


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