Mille couleurs, peu de lumière,
Une mer de mensonges, un grain de vérité
Et le potage est apprêté
Qui nourrira le terre entière
Gœthe, Faust 1
Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental
Séduction, simulation, manipulation, illusion : les technologies numériques se présentent sous les oripeaux, à peine voilés, de Méphistophélès. Plus réel que le réel, l’univers virtuel des nouvelles technologies intensifie artificiellement notre expérience sensorielle, reléguant ainsi la réalité corporelle au rang de surnuméraire. Abolir les frontières entre le corps et la machine, n’est-ce pas là l’un des fantasmes de l’ère numérique? Qu’il soit question du cyborg ou du posthumain, le désir de s’affranchir du lourd fardeau du corps prend forme à travers l’imaginaire de la technoscience dont participent les technologies numériques. L’espace-temps ne connaît point de limite dans cet univers technologique qui confond l’image et la réalité.
Sortir du cadre restreint de la connaissance humaine, élargir jusqu’à l’infini son champ de perception, traverser l’espace-temps pour atteindre l’immortalité, n’est-ce pas là le désir de Faust, soif inassouvie qui le pousse à signer un pacte avec le diable? Figure emblématique de l’artiste et du sujet moderne, Faust n’a que faire de sa triste condition de terrestre, il est prêt à tout pour ressentir à nouveau l’éclat d’une jeunesse à jamais disparue. À l’heure où les mirages technologiques font miroiter la promesse d’une éternelle jeunesse pour mieux camoufler le visage vieillissant de nos sociétés, il semble difficile d’échapper à la fascination du virtuel. Comment l’art peut-il contribuer à retourner le miroir? Comment parvenir à jeter un peu de lumière sur les chimères technologiques qui nous gouvernent?
Reflétant à l’infini l’illusion de toute-puissance du consommateur, l’éclairage aveuglant du marché ne semble pas près de s’éteindre. Du cyberespace à la publicité glacée des magazines, en passant par toute la gamme des divertissements, les images numériques s’emparent de notre univers perceptif pour le soumettre à une stimulation incessante. Ce flot toujours grandissant d’images de synthèse finit par nous faire oublier l’idée même de réalité. Ne parlons-nous pas déjà de “ réalité virtuelle ”? Au-delà des technologies du virtuel, c’est toute la société qui semble désormais se déréaliser. De la télé-réalité à la Star Académie et au recours de plus en plus fréquent à la chirurgie esthétique, la frontière entre le réel et le virtuel tend en effet à s’estomper. Devant cette esthétisation abusive, l’artiste a-t-il toujours un rôle à jouer? Est-il condamné à divertir les masses cultivées, à se faire l’écho de cette séduction trompeuse ou, pire encore, à se prendre au piège du démiurge au point de faire de l’art Frankenstein, comme c’est le cas d’Eduardo Kac et de son art transgénique[1]? Au risque de se fourvoyer, il faut faire le pari inverse et affirmer que, malgré tout, l’art demeure l’un des derniers refuges de la réflexivité subjective à partir de laquelle le miroir peut s’inverser.
À force de répéter que les avant-gardes sont mortes et enterrées, que l’art moderne n’est plus que l’ombre de lui-même, que l’art est désormais tout et n’importe quoi, nous avons fini par perdre de vue que la modernité artistique demeure la plus haute expression de l’idéal d’une subjectivité libre et autonome. Loin d’être coupés de la réalité, les artistes modernes témoignent des conditions historiques qui ont permis l’émergence d’une individualité créatrice libérée du carcan académique. Ainsi, l’art moderne est né de la Révolution industrielle. Il est intrinsèquement lié à la question de la technique. Revenir sur ses origines s’avère essentiel pour comprendre les enjeux esthétiques et politiques des technologies faustiennes.
Aube lumineuse de l’émancipation picturale, l’impressionnisme est né dans l’horizon de l’altérité photographique. Menacée par cette nouvelle invention, la peinture se libère alors de sa fonction de représentation. Tel que pratiqué depuis la Renaissance, le métier de peintre ne correspond plus à l’univers culturel d’une société industrielle. Les découvertes scientifiques et techniques consécutives à l’industrialisation formeront néanmoins une source d’inspiration majeure pour les artistes modernes. Les impressionnistes seront parmi les premiers à intégrer des recherches scientifiques à leur démarche picturale, notamment la conception de la lumière comme phénomène physique élémentaire dont dépend la couleur[2]. Cette nouvelle façon de percevoir la lumière s’accompagne d’une redéfinition du métier de peintre. En voulant combattre leurs adversaires photographes sur leur propre terrain, les peintres abandonnent peu à peu les artifices de l’atelier pour rechercher l’éclairage naturel du jour.
La peinture en plein air, telle que développée par les impressionnistes, n’est possible que grâce à la fabrication industrielle de tubes de couleurs. Ceux-ci font leur apparition sur le marché vers 1830-1840[3]. Le broyage des couleurs relevait en fait d’un savoir ésotérique constitutif du métier de peintre. En commercialisant les pigments, l’industrie s’approprie un savoir traditionnellement réservé aux peintres. Du coup, la peinture se démocratise et ne constitue plus un métier au sens propre du terme[4]. Loin d’abandonner leur médium, les peintres modernes transforment radicalement leur pratique au contact des avancées techniques. L’espace pictural devient ainsi l’enjeu d’une quête esthétique constante : impressionnisme, fauvisme, cubisme, etc.
C’est donc par un double rapport à la technique que s’amorce le modernisme. Ce lien étroit reliant l’esthétique moderne à la technique, Marcel Duchamp l’avait compris mieux que quiconque. Lors du Salon de la locomotion aérienne se déroulant à Paris en 1912, Duchamp qui visitait l’exposition en compagnie de Léger et de Brancusi lance d’ailleurs à ces derniers : “ La peinture est morte. Qui peut faire mieux que cette hélice? Seriez-vous capable de faire ça, vous-autres[5]? ” Cette constatation du dépassement de la peinture par l’esthétique industrielle va servir de tremplin à l’affirmation d’une nouvelle conception de l’art. Si pour Duchamp la peinture est morte et enterrée, l’art de son côté est encore bien vivant. Moins d’un an après avoir annoncé le décès éminent de la peinture, Duchamp “ crée ” le premier readymade. Ces objets industriels détournés de leur logique marchande et utilitaire demeurent l’un des symboles de l’art moderne. Nul doute qu’ils constituaient pour Duchamp une réponse artistique à la toute-puissance de la technique. On ne saurait être plus clair : “ Comme les tubes de peinture utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et tout-faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des readymades aidés et des travaux d’assemblage[6] ”. Au-delà de cette boutade, Duchamp visait en fait à ramener l’art à la pure intentionnalité du “ geste ” créateur.
La question lancée par Duchamp est plus que jamais d’actualité, au point où l’on peut se demander si, au lieu d’avoir précipité l’art vers une mort certaine, il n’a pas plutôt contribué à en préserver la vitalité intentionnelle. Depuis le readymade, l’artiste peut, par un processus de détournement sémantique, insuffler une réflexivité esthétique à la logique technicienne. Le célèbre “ Je veux être une machine ” de Warhol constitue l’un des exemples les plus frappants de cette affirmation de l’individualité créatrice à partir d’une réappropriation artistique des techniques modernes. Dans le cas de Warhol, la dévalorisation de l’œuvre au profit de sa valeur d’exposabilité atteint son paroxysme. Les sérigraphies produites en série, les boites de soupe Campbell et autres objets signés par l’artiste, possèdent une fonction purement référentielle : celle de signaler l’existence de l’artiste Warhol.
Les machines fantasmagoriques de Picabia, de Léger et de Duchamp, le soleil artificiel de Malevitch, les délires futuristes de Marinetti sont autant d’exemples du double à la fois menaçant et fascinant que représente, aux yeux des artistes modernes, la technique. Inutile de refaire tout le parcours historique de l’art moderne pour s’en convaincre. Non seulement la technique constitue l’horizon de la modernité artistique, mais elle transforme radicalement nos modes de perception. Photographie, cinéma et vidéo participent tour à tour à l’élargissement et au décentrement de notre univers perceptif. Constatant que le développement des techniques de reproduction entraîne la perte de l’“ aura ” des œuvres, c’est-à-dire de leur singularité historique, le philosophe Walter Benjamin ne voyait pourtant pas d’un si mauvais œil la transformation de nos perceptions par le cinéma. Art de masse par excellence, le cinéma incarnait l’espoir d’une politisation de l’art face aux dérives fascistes de l’esthétique totalitaire[7].
Le relativisme postmoderne nous a trop bien convaincus de la puérilité politique des avant-gardes, pour que l’on puisse accorder une quelconque velléité rédemptrice à l’art numérique. L’on peut néanmoins penser que l’extension de l’intentionnalité artistique vers les nouvelles technologies ouvre un espace réflexif au sein de l’univers tentaculaire et englobant de la virtualité numérique. Le pari est risqué. L’espace immersif de la simulation n’annule-t-il pas toute possibilité de mise à distance? En ce cas, l’art numérique ne serait qu’un des prolongements culturels de nos fantasmes technologiques. La démultiplication de l’espace visuel et sonore rendu possible par les technologies numériques ouvre pourtant de nouvelles voies à l’expression artistique, mais encore faut-il ne pas se laisser prendre par la puissance du médium.
Devenue une véritable plaque tournante des arts technologiques au niveau international, Montréal participe au foisonnement de la création dans ce domaine. Si plusieurs artistes demeurent obnubilés par la logique du numérique, ne faisant que mettre en scène sa puissance, d’autres, au contraire, tentent d’assujettir les nouveaux outils technologiques à une intentionnalité purement artistique. C’est le cas notamment du duo montréalais formé par l’artiste visuel Yan Breuleux et le compositeur Alain Thibeault.
Relire la modernité artistique à travers le prisme des nouvelles technologies, telle est l’intention animant Yan Breuleux[8]. Puisant aux sources utopiques des avant-gardistes russes, ses œuvres vidéographiques a-b-c-Light alimentent au milieu des années 1990 une réflexion sur la lumière artificielle et sur la transformation de notre système perceptif. Entièrement conçues par ordinateur, ces œuvres visent à plonger les spectateurs dans un espace immersif où les sens sont entièrement captés par une imagerie géométrique à la luminosité aveuglante. L’artiste pousse alors jusqu’à ses extrêmes limites l’hypnotisme ensorcelant des images de synthèses. Impossible d’échapper une seconde à ce déluge sensoriel; et pourtant, l’œuvre se termine sur l’arrêt brutal de cette stimulation intensive, renvoyant du même coup le spectateur à la fragilité de son espace réflexif. Revêtant les habits du grand manipulateur faustien, l’artiste s’empare de la puissance numérique, comme pour nous prévenir des dangers qui nous guettent si l’on s’y laisse prendre.
La démarche de Yan Breuleux prend tout son sens avec l’œuvre vidéo-musicale, Faustechnology. Réalisée en 2000, cette œuvre nous place d’emblée dans la position de Faust. Sous les traits d’un Méphistophélès informationnel, l’artiste fait basculer le miroir des apparences déployant sous les yeux captifs des spectateurs la pureté vertigineuse de l’esthétique numérique.
Trois écrans s’ouvrent au moment même où le pacte est signé; tel Faust venant de vendre son âme au diable, le spectateur assiste médusé à une démonstration de l’efficacité maléfique du virtuel. Intensifiant jusqu’aux limites du supportable l’expérience esthétique de la modernité, Yan Breuleux transforme les carrés concentriques de Josef Albers en forces pulsionnelles hypnotiques. Au rythme lent et électrisant des micro-variations sonores composant la trame musicale, l’artiste reprend les grandes plages colorées de l’expressionnisme abstrait enchaînant vers le brouillard informationnel des All-Over de Jackson Pollock. Peu à peu, une forme organique, virus cybernétique, se dégage de cette esthétique envoûtante. L’angoisse atteint son paroxysme lorsque apparaît, pulsant au rythme cardiaque, le profil transparent d’un cerveau humain. En signant un pacte avec le diable technologique, ne risquons-nous pas de voir s’effacer l’imperfection subjective du visage humain? Telle semble être la question posée par Yan Breuleux qui termine le parcours de son Faustechnology en plongeant les “ Faust-spectateurs ” que nous sommes dans le vide abyssal de l’entropie.
Entre l’intentionnalité d’une œuvre et sa réception, il existe un hiatus insurmontable. Avec Faustechnology, Yan Breuleux participe-t-il sans le vouloir à amplifier la puissance de fascination qu’exercent les technologies numériques? Ou contribue-t-il — tel est son vœu — à ouvrir un espace de réflexivité artistique au sein de l’univers totalisant du numérique? L’intentionnalité est là. Le pari est lancé.
Fondant, détruisant et refondant les assises de notre univers représentatif, l’artiste incarne de manière radicale l’idéal moderne de l’autonomie subjective. Par la mise à distance symbolique du monde, il préserve l’espace fragile de notre individualité. Face à l’altérité inquiétante et séduisante de la technique, les artistes modernes ont, soit par la voie de l’esthétique, soit par celle de l’utopie politique, donné forme au déferlement de cette puissance sans visage. De la lourdeur industrielle des produits manufacturiers à la légèreté inflammable de la pellicule cinématographique, la matérialité froide de la technique moderne rendait toutefois possible la distanciation symbolique. Depuis Duchamp et le dadaïsme, la récupération et le détournement des objets industriels ne constituent-ils pas l’un des pôles importants de la création artistiques? L’immatérialité informelle des technologies faustiennes ébranle la possibilité de cette mise à distance symbolique. Sans corps, sans forme et sans matière, le numérique efface lentement les frontières de notre individualité corporelle. L’imaginaire délirant du génie génétique et des nouvelles technologies d’information témoigne bruyamment de ce processus radical de désubjectivation dont participe l’art Frankenstein que l’on nomme déjà “ art transgénique ”. Les dispositifs d’immersion sonore et d’imagerie virtuelle propres aux arts technologiques viennent ainsi amplifier, chez le Faust-spectateur, cette dépossession de soi, ce rétrécissement de l’espace réflexif. Il est tout entier happé par la puissance des images auxquelles il s’abandonne. Le pari se joue donc aux frontières.
L’individu faustien va-t-il se laisser séduire par les sirènes informationnelles au point de se vendre corps et âme à la puissance désymbolisante du marché? Ou va-t-il user de sa faiblesse pour lui imposer les limites de sa corporalité subjective? C’est là sans doute l’un des enjeux majeurs de notre temps. À cela, l’artiste ne peut évidemment pas répondre, mais il peut toujours parier.
Céline Lafontaine*
NOTES
* Céline Lafontaine est professeure de sociologie à l’Université de Montréal. Elle travaille également comme chercheure à l’Institut des sciences de l’environnement et est membre du groupe de recherche “ Technosciences du vivant et société ”. Elle a notamment publié “ La cybernétique, matrice du posthumanisme ” (Cités, p.u.f., no 4, 2000, p. 59-71) et “ Teilhard de Chardin, prophète du cyberespace ” (Religiologiques, no 25, 2002, p. 209-219). Elle prépare actuellement un ouvrage chez Seuil : Genèse du posthumain : critique du paradigme informationnel (prévu pour l’automne 2003).
1. L’artiste Eduardo Kac est surtout connu pour son fameux lapin transgénique vert fluorescent “ Alma ”, crée en collaboration avec des chercheurs de l’Institut national de recherche agronomique de France. Voir à ce sujet le catalogue de l’exposition L’Art biotech’ (Jens Hauser, dir., Nantes, Le lieu unique, mars 2003).
2. Ce parallèle entre la révolution picturale amorcée par les impressionnistes et les théories scientifiques, notamment la théorie des couleurs de Chevreul, est exposé par Francastel dans son livre Art et technique (Paris, Denoël, 1956, p. 136-141).
3. Thierry de Duve, Résonances du readymade. Duchamp entre avant-garde et tradition, Nîmes, éd. Jacqueline Chambon, 1989, p. 157.
4. Ibid., p. 179.
5. Propos rapportés par Modris Eksteins dans Le sacre du printemps, Paris, Plon, 1991, p. 292.
6. Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Flammarion, coll. “ Champ ”, 1994, p. 192.
7. Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée, in W. Benjamin, Écrits français, dir. J.-M. Monnoyer, Paris, Gallimard, 1991.
8. Pour un aperçu des œuvres de Yan Breuleux, voir les sites Internet suivants : <www.faustechnology.com>, <www.purform.com> et <www.neverendingstories.org>.