La technique est à l’origine du règne presque sans partage des images dans l’espace public et l’imaginaire contemporains. Ce règne, timidement inauguré au xve siècle avec l’invention des techniques d’imprimerie et de gravure[1], s’est surtout imposé à partir du xixe siècle avec l’apparition de la photographie et des nouvelles techniques d’impression. Ces développements ont eu un double effet : non seulement ont-ils permis la multiplication et la transformation des images, qui étaient jusqu’alors produites manuellement et en petites quantités (voire en exemplaires uniques) par une seule catégorie d’individus, à savoir les artistes, mais ils ont également fait perdre à ces derniers le monopole absolu de la production des images et de la (re)production de la réalité, qu’ils ont dû apprendre à partager avec les publicitaires, les photographes, les cinéastes, les designers et même — depuis l’avènement d’Internet — les techniciens informatique (dont les artistes sont souvent devenus dépendants aujourd’hui).
Aux réaménagements obligés de ce champ traditionnel d’expertise s’est greffé en outre un changement dans la fonction et la nature même des œuvres d’art, que j’appellerai ici, pour les distinguer d’un autre type d’images dont il sera question plus loin, les “ images artistiques ”. Ce changement est le résultat de l’influence combinée de trois grands facteurs : (1) l’apparition des nouvelles techniques de reproduction déjà mentionnées, qui ont contribué, entre autres, à la perte du caractère d’unicité des œuvres et au déclin du critère du savoir-faire manuel qui dominait depuis l’Antiquité; (2) les bouleversements radicaux qui ont affecté le monde de l’art depuis les premières avant-gardes, sous la forme d’une redéfinition des concepts d’œuvre et de beau et de la revendication de fonctions extra-esthétiques de l’art (cognitives, morales et politiques); et enfin (3) l’invention de la photographie et du cinéma, qui ont largement contribué à modifier et à élargir notre perception du réel et nos attentes esthétiques[2].
C’est ce qui explique au moins en partie que, longtemps vouées à dupliquer le réel, à en témoigner ou à l’embellir, les “ images artistiques ” sont devenues au xxe siècle davantage un moyen d’explorer et d’élargir notre perception du monde, voire de l’enrichir de nouvelles formes de réalité, et se sont de plus en plus refusées, par conséquent, à devenir de belles images destinées à décorer les intérieurs domestiques. De ce point de vue, d’ailleurs, il est intéressant de souligner que la réalité virtuelle et les nouvelles images technologiques — que j’appellerai ici “ médiatiques ” pour les distinguer des précédentes[3] — s’inscrivent en parfaite continuité avec ce mouvement général, amorcé par les avant-gardes artistiques du début du xxe siècle, d’une extension toujours plus poussée des limites de notre système perceptif. À cette différence près, cependant, que ces nouveaux types d’images ne sont plus l’apanage de la sphère artistique, d’une part, et, d’autre part, que leurs moyens et leur pouvoir sont aujourd’hui sans commune mesure avec ceux dont disposent la moyenne des artistes contemporains[4].
Cette extension de l’univers des images au xxe siècle et les changements de leur nature intrinsèque — pour ne pas dire ontologique — grâce aux nouvelles technologies, ont contribué en outre de manière non négligeable à ce que certains ont nommé l’esthétisation de notre univers quotidien. Les images publicitaires, Internet, les jeux vidéos, le cinéma commercial et ses nombreux produits dérivés sont aujourd’hui parmi les vecteurs les plus puissants de cette esthétisation du monde vécu[5]. Les dérives de ces phénomènes sont bien connues, ainsi que les enjeux commerciaux et idéologiques qu’ils comportent. Je ne m’y attarderai donc pas ici.
Ce qui m’intéresse davantage, c’est en quoi cette esthétisation progressive du quotidien et l’envahissement des images de type médiatique obligent en quelque sorte les artistes contemporains à poursuivre à nouveaux frais l’entreprise entamée depuis la fin du xixe siècle d’une redéfinition du champ artistique. On constate en effet que, bien que les avant-gardes du xxe siècle puissent effectivement se targuer d’avoir contribué de manière spectaculaire et irréversible à l’ouverture de nos modes de perception et de nos champs d’expérience, cette nouvelle situation qui est la nôtre menace peut-être de rendre caduques les prétentions de l’art contemporain à cet égard.
Je crois pour ma part qu’on peut encore défendre ces dernières et démontrer qu’il existe bel et bien une différence fondamentale de nature entre les œuvres d’art et les images médiatiques. Mais la tâche apparaît de plus en plus difficile lorsqu’on constate à quel point les images extrêmement sophistiquées produites par les nouvelles technologies pour les industries du rêve exercent un effet puissant et profond sur la perception commune. L’incessante recherche de dépassement des standards précédents, la surenchère sans limite des effets spéciaux et du grand spectacle, les avancées considérables de ce que j’appelle le “ voyeurisme imposé ” (exposition de plus en plus inévitable aux images à caractère sexuel ou violent) et la multiplication toujours plus grande des stimuli visuels et auditifs de toutes sortes, semblent à tout le moins entraîner littéralement — au sens fort d’entraînement physique — nos systèmes perceptifs aux sensations fortes, peut-être à l’exclusion de tout autre type de sensation. On est en droit de soupçonner, en effet, que cette sorte “ d’hyperesthésie ” ne se transforme en une anesthésie ou, du moins, en une forme d’insensibilisation, qui risque de nous rendre inaptes à percevoir d’autres types de sensations, voire tout simplement intolérants à d’autres formes d’expériences. Et pas moyen ici de revenir au mode “ unplugged ”… C’est nettement le cas chez les adolescents qui représentent évidemment un public cible pour ce type d’images. Mais il suffit de songer, par exemple, à notre impatience contenue au cinéma devant les plans fixes, l’absence d’action ou les silences trop prolongés (surtout sans musique) pour mesurer l’ampleur de nos attentes de sollicitations visuelles et auditives.
Si l’on mesure la situation à l’aune des manifestations les plus courues de la scène de l’art contemporain, telles que la Biennale de Venise et la Documenta de Kassel, en Allemagne, il semble que cette tendance soit réelle. Quiconque se promène dans ces grandes expositions internationales d’art contemporain est aujourd’hui frappé de voir l’importance que prennent les formes les plus médiatiques et spectaculaires des arts plastiques — à savoir la vidéo et la photographie —, au point que certains se sont demandés récemment si la peinture avait encore un avenir[6]. Quoi qu’il en soit, force est de constater que les petits formats sont très rares et les “ petites sensations ” si chères à Cézanne vites oubliées dans le tumulte de sensations fortes auxquelles l’on se retrouve exposé dans ce genre d’événement. Pour n’évoquer qu’un exemple : la onzième édition de la Documenta présentée à l’été 2002 mettait explicitement l’accent sur l’art vidéo et les installations qui occupent une pièce entière. Dans l’ensemble, très peu d’œuvres de petites tailles, sur lesquelles on devait se pencher ou dont on devait s’approcher pour bien les voir. En outre, il était rare d’y voir des vidéos présentées sur de simples moniteurs : la plupart étaient projetées en très grand format sur les murs ou sur des écrans, souvent même sur deux ou trois murs simultanément, cherchant ainsi manifestement à plonger le spectateur dans l’image et à créer des effets hypnotiques et surround.
Il semble donc difficile de contester que la mise en forme technologique et médiatique des images contribue à une certaine uniformisation de nos critères esthétiques et de nos attentes perceptives et ce, au-delà de la diversité inédite des images et des contenus auxquels nous sommes exposés. Cela vaut également en art contemporain, où l’on n’a pourtant jamais vu autant de diversité... D’où le soupçon que l’abondance d’expériences perceptives de plus en plus poussées et formatées selon les critères et les modes imposés par l’industrie du divertissement pourrait ainsi contribuer non pas à agrandir le territoire de notre perception et à en enrichir la gamme des possibilités, mais plutôt à rétrécir nos manières de percevoir et à émousser notre sensibilité en général[7].
Considérée sous cet angle, la situation paraît finalement plutôt paradoxale : les moyens technologiques dont disposent les créateurs d’images (ici, tous genres confondus) semblent aujourd’hui plus puissants que jamais, mais ces développements entraînent en même temps une sorte d’uniformisation des formats et des standards des images, à laquelle s’ajoute l’uniformisation et les limites relativement strictes imposées par l’industrie et le marché. Si l’on prend le seul exemple du cinéma, l’on connaît les obstacles que rencontrent aujourd’hui les réalisateurs qui voudraient faire des films en noir et blanc… Ou sans aucune vedette-locomotive… Sans aucune scène érotique… Dans un tempo trop lent… La liste serait longue à établir des innombrables ingrédients et contraintes imposés qui affectent aujourd’hui la création cinématographique. Cela, sans parler des restrictions imposées, au plan plus strictement technique, par les types d’encodage et de format d’images, déterminés par les impératifs du marché de la distribution.
Ces limitations et ces contraintes sont beaucoup moins évidentes en arts plastiques, certes, mais d’autres types de contraintes médiatiques et commerciales s’y exercent néanmoins, notamment celles concernant les modes de présentation des œuvres et les lieux d’exposition, celles des sujets “ à la mode ” (aujourd’hui, par exemple, la mondialisation et le multiculturalisme), celles qu’imposent les revues d’art, les cadrages qu’on y fait et le “ tout glacis ” qui y domine.
D’un certain point de vue, cette situation en somme extrêmement contraignante de la création artistique n’est pas sans rappeler celle qui a justifié les contestations des premières avant-gardes picturales devant le pouvoir quasi absolu des Académies au xixe siècle, époque où les règles de la création en peinture — et donc, indirectement, les critères de la réception — étaient édictées de manière extrêmement rigide par les Académies d’art, lesquelles imposaient non seulement des manières de peindre et des formats spécifiques et exclusifs (par exemple, le grand format était réservé à la peinture d’histoire), mais également les sujets réputés acceptables ou non.
L’on pourrait donc être porté à penser que, malgré le fait que notre univers perceptif se soit étendu de manière extraordinaire au xxe siècle et, avec lui, les frontières de notre expérience, cette extension semble s’accompagner aujourd’hui d’une tendance à la limitation par le biais du formatage, subtil mais réel, que les images médiatiques imposent à la perception commune, limitation qui n’est pas sans effet sur la création artistique. Ce qui est particulier, toutefois, c’est que cette nouvelle forme d’uniformisation et de standardisation ne passe pas directement par des contenus explicites, mais bien plus insidieusement par la mise en forme elle-même et par les dispositifs technologiques auxquels il est de plus en plus difficile de se soustraire.
J’aimerais pour ma part proposer une manière de considérer en quoi les images artistiques, bien qu’elles soient forcément affectées — sinon menacées — par la toute-puissance des images médiatiques et par l’imposition des standards technologiques, ont néanmoins plus que jamais un rôle à jouer, et en quoi elles peuvent nous permettre peut-être d’échapper justement à ce formatage universel, sans qu’il soit besoin pour autant d’un discours émancipateur ni de pratiquer un art dit “ engagé ”, comme c’était encore souvent le cas au xxe siècle.
Il me semble qu’on pourrait caractériser la grande différence entre les images médiatiques et les images artistiques précisément par la mise à distance que suppose toute mise en forme artistique. Cette recherche de mise à distance est à tous égards contraire à ce que j’appellerais la “ mise à proximité ” que recherchent les images médiatiques. Les images artistiques se présentent comme une invitation faite au récepteur à se poser comme sujet critique devant l’image, les images médiatiques l’invitent avant tout à s’immerger dans l’image. À la différence des images médiatiques, en effet, les œuvres d’art cherchent à contrer l’immersion totale du récepteur; elles cherchent plutôt à provoquer son questionnement. Certes, pour être reçues comme œuvres, celles-ci doivent toujours susciter au départ l’adhésion de celui qui les reçoit. Mais adhérer à une œuvre n’est pas s’y perdre. Il ne s’agit jamais que d’une forme d’accès à l’œuvre, préalable à toute expérience esthétique. Celle-ci ne suffit pas, toutefois, à une expérience esthétique complète, qui demande ou provoque toujours aussi une forme de réflexion ou de distance critique qui engage l’ensemble de nos manières de voir. Les images médiatiques, quant à elles, cherchent plutôt à abolir toute distance (et donc toute instance critique) et évitent la mise en question de nos habitudes perceptives. Bien au contraire, elles les encouragent et les confortent dans le même sens. Ce n’est qu’à cette condition qu’elles peuvent exercer leur pouvoir de fascination et de séduction.
On m’objectera peut-être que les œuvres d’art, et le type d’images qu’elles proposent, peuvent elles aussi jouer de séduction et opérer une fascination sans distance. Il me semble cependant que cette séduction et cette fascination ne résument pas l’expérience esthétique que l’on fait de ce type d’images, et qu’au lieu de divertir (au sens de faire diversion), elles nous rapprochent plutôt de nous-mêmes et des expériences que nous faisons du monde. C’est là, il me semble, le paradoxe et l’intérêt de l’expérience esthétique contemporaine : la mise à distance qu’elle suscite entraîne une plus grande proximité avec soi, contraire à l’effet de “ ravissement ” et de désengagement subjectif que procurent les images médiatiques. La distance, en effet, joue ici un rôle décisif dans l’affirmation du sujet qui regarde, dans l’obligation où il se trouve de se situer, dans l’impossibilité de s’oublier complètement parce que, précisément, l’image ne se donne pas à lui de manière immédiate et qu’il doit suppléer au manque d’évidence et à l’ambiguïté déclarée auxquels elle le confronte.
J’aimerais, pour terminer ces réflexions trop brèves et incomplètes, évoquer quelques exemples parmi d’autres qui à mon sens illustrent de manière particulièrement réussie ce type de mise à distance qui me paraît caractériser la création contemporaine et ses stratégies de démarcation et de subversion des images médiatiques. Je pense notamment à trois artistes allemands — Gerhard Richter en peinture, Thomas Ruff[8] et Andreas Gursky en photographie — qui utilisent certains éléments des images médiatiques (grand format, couleurs séduisantes, imagerie forte, sexualité), voire même parfois des images directement tirées des médias ou d’Internet, tout en nous entraînant dans une réflexion critique sur ces images et leur pouvoir.
Je pense aussi à des exemples plus près de nous, telles les “ Promenades ” de l’artiste canadienne Janet Cardiff[9], tel l’œuvre varié et complexe de Jana Sterbak, ou encore, tels les travaux du photographe montréalais Alain Paiement, dont on pouvait voir une magnifique exposition à l’automne 2002 à la Galerie de l’uqam à Montréal.
Tous ces exemples, et bien d’autres encore, me semblent témoigner de la force et de l’importance de ces œuvres dans un univers où les images nous invitent plus souvent qu’autrement à croire sans distance, à plonger littéralement dans leur surface comme si elles étaient vraies. Les expériences auxquelles nous invitent les œuvres d’art contrent l’illusion d’objectivité des images médiatiques et démontrent, ne serait-ce que par le degré d’intolérance et les difficultés de réception qu’elles suscitent souvent, à quel point elles sont devenues nécessaires dans un monde où la ressemblance avec les modèles connus et le degré d’excitation sensorielle ont été érigés en seul critère esthétique d’excellence et de réussite.
Marie-Noëlle Ryan*
NOTES
* Marie-Noëlle Ryan est professeure de philosophie à l’Université de Moncton. Elle a publié divers articles sur l’esthétique contemporaine dans les revues Réseaux (Belgique), Spirale, Æ (revue électronique pour laquelle elle a également coordonné le dossier “ Crise de l’art contemporain ” en 1998) et Øjeblikket (Danemark). Elle prépare actuellement un livre sur l’esthétique contemporaine, à paraître aux éditions Jacqueline Chambon (Nîmes).
1. Dans Die Welt als T-Shirt, l’historien d’art Beat Wyss souligne en effet comment, à partir du xve siècle, la gravure a contribué à uniformiser les styles en Europe (notamment par le biais de l’influence du graveur allemand Martin Schongauer) : “ Plus le degré de diffusion du système de reproduction s’agrandit, plus le cercle des concepteurs d’idées marquantes alla se rétrécissant. Le système professionnel de distribution des gravures favorisa les “stars” parmi les artistes. Tout en formant le goût, leurs idées se répandirent via le médium de la gravure et influencèrent la production d’art au sein même du marché artistique. Dürer, Le Titien, Michel-Ange et Raphaël doivent leur influence phénoménale en grande partie à la gravure. […] L’homogénéisation du goût donna naissance, à l’âge moderne, à l’académisme et il fallut attendre les rebelles du 19e siècle pour assister à la destruction de celui-ci ” (Die Welt als T-Shirt, Cologne, éd. DuMont, 1997, p. 27 sq., ma traduction).
2. Ces arts, qui mettront plusieurs décennies à être reconnus à part entière, justement en raison de leur caractère mécanique et technique, ont en effet contribué de manière décisive à cette situation, comme le constatait déjà Walter Benjamin dès le début des années 1930 avec une perspicacité sans égale : “ Si le cinéma, en faisant de gros plans sur l’inventaire des réalités, en relevant des détails généralement cachés d’accessoires familiers, en explorant des milieux banals sous la direction géniale de l’objectif, d’une part, nous fait mieux connaître les nécessités qui règnent sur notre existence, il parvient, d’autre part, à nous ouvrir un champ d’action immense que nous ne soupçonnions pas. Nos bistros et les rues de nos grandes villes, nos bureaux et nos chambres meublées, nos gares et nos usines semblaient nous emprisonner sans espoir de libération. Alors vint le cinéma, et, grâce à la dynamite de ses dixièmes de seconde, fit sauter cet univers carcéral, si bien que maintenant, au milieu de ses débris largement dispersés, nous faisons tranquillement d’aventureux voyages. Grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Le rôle de l’agrandissement n’est pas simplement de rendre plus clair ce que l’on voit “de toute façon”, seulement de façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la matière; de même, le ralenti ne met pas simplement en relief des formes de mouvement que nous connaissions déjà, mais il découvre en elles d’autres formes, parfaitement inconnues ” (“ L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique ”, in W. Benjamin, Œuvres, t. iii, trad. M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, Gallimard, 2000, p. 305).
3. Je préfère à cet effet utiliser “ médiatiques ” que “ technologiques ”, puisque les images artistiques sont elles-mêmes souvent hautement technologiques. Ce faisant, je n’adopte toutefois pas cette terminologie au sens de plus en plus admis dans le domaine dit des “ arts médiatiques ”, qui renvoie aux arts que j’appellerai ici justement “ technologiques ”, au sens où ces arts font appel aux nouvelles technologies et les exploitent (le cyberart et les arts électroniques, notamment). “ Médiatiques ” se rapporte donc ici plus directement aux médias de masse et aux produits culturels “ industriels ”; ce terme me semble pouvoir caractériser le type d’images dont il est question dans le présent texte. Cette terminologie n’est en rien idéale, mais je n’en ai pas pour l’instant de meilleure à proposer (“ images commerciales ” n’est pas plus approprié, puisque la plupart des œuvres d’art ont aussi un prix sur le marché et sont donc, à ce titre, également “ commerciales ”, le contraire n’étant guère viable pour les artistes).
4. Ce qui vaut évidemment pour la peinture et la photographie traditionnelles, mais aussi pour le cinéma à certains égards, si l’on compare du moins les possibilités des techniques traditionnelles avec celles qu’offre aujourd’hui la technologie numérique (caméra dv, animations 3-d et autres logiciels de traitement de l’image).
5. Qui prend évidemment bien d’autres formes, plus douteuses, notamment dans la vogue sans précédent pour la chirurgie esthétique et le culturisme “ soft ”, à laquelle doivent aujourd’hui se prêter toutes les vedettes de cinéma, y compris les vedettes masculines.
6. Le Centre Georges-Pompidou a proposé l’an dernier une exposition sur le thème de l’avenir de la peinture (“ Cher peintre ”).
7. Ce qui n’est pas sans rappeler le fameux constat d’Adorno, au début de la Théorie esthétique (1970), selon lequel l’élargissement des possibilités qu’avaient ouvertes les avant-gardes artistiques au début du siècle “ se révèle dans de nombreuses dimensions comme un rétrécissement ” (Théorie esthétique, trad. M. Jimenez, Paris, Klincksieck, 1989, p. 15), et, dans un autre registre, celui de Hans Peter Schwarz : “ Le monde s’est agrandi mais si les médias et les nouvelles technologies ont élargi notre horizon, c’est pour nous en retirer aussitôt la jouissance : nous payons cette quantité incroyable et massive de nouvelles informations sur le monde par une perte de plus en plus tangible de notre rapport immédiat avec lui et avec nous-mêmes ” (“ Le Centre d’art et de technologie des médias de Karlsruhe ”, Catalogue de la Biennale de la Biennale de Lyon, Paris, éd. des Musées nationaux, 1995, p. 459).
8. Ruff, qui s’est fait connaître au cours des années 1980 par ses portraits très sobres d’individus, quasi “ administratifs ”, et ses photographies de maisons de banlieues allemandes impersonnelles, s’est intéressé récemment à l’imagerie pornographique. Il a travaillé sur des images trouvées sur Internet, sortes de readymades photographiques qu’il a retravaillés grâce à la technologie numérique, en cherchant notamment à accentuer le flou et en modifiant certains aspects des images, où l’on trouve parfois des références à l’histoire de la peinture. Cette série, intitulée “ Nudes ”, représente à mon sens un tour de force en ce qu’elle réussit à détourner la crudité des images pornographiques, tout en conservant une charge érotique diffuse en raison de l’imprécision de l’image (parfois telle qu’on ne peut que deviner l’action). Cet effet est obtenu par gonflement des pixels et par recadrage des images (sélectionnées parmi des milliers disponibles sur Internet). Dans certains cas, le gonflement des pixels est tel que le résultat ressemble à un tableau abstrait. Présentées sur des panneaux grand format, ces photos provoquent un effet très particulier dans une salle d’exposition et oblige le spectateur à dépasser le statut de simple voyeur pour s’interroger sur la nature de ce qu’il voit. Elles créent une sorte d’espace “ interstitiel ” absent des images pornographiques, où le sujet et son imaginaire peuvent se réinvestir.
9. Ces œuvres, qu’on a pu expérimenter au Musée d’art contemporain de Montréal à l’automne 2002, sont particulièrement intéressantes quant à l’effet de la distanciation critique. Munis d’une caméra numérique et d’écouteurs, les spectateurs étaient invités à un parcours dans des lieux réels qu’ils pouvaient également voir sur l’écran ouvert de la caméra qu’ils tenaient dans leurs mains. Une voix guidait leur trajet (“ vous tournez ici à droite et voyez le couloir devant vous… ”) et l’image sur la caméra correspondait généralement à l’environnement réel que percevaient les spectateurs. Or, l’image sur la caméra était en fait un film tourné au préalable, dans lequel d’autres personnages et d’autres bruits intervenaient, créant un effet extrêmement fort et mystérieux au plan de la perception effective (on entend un bruit de pas juste à côté de nous, mais il n’y a personne; on voit quelqu’un passer dans l’écran, mais il n’y a personne en réalité devant nous). À la fois ludiques, séductrices et hautement technologiques, ces “ images ” ou expériences esthétiques provoquaient une réflexion particulièrement percutantes sur la perception et sur les “ effets de réel ” auxquels nous sommes si habitués.