“ C’EST ÇA ? ”
Les invasions barbares de Denys Arcand a connu un réel succès, mérité sans aucun doute : le film a été vu et revu par des centaines de milliers de personnes au Québec et de par le monde. Miramax, puissante compagnie de distribution internationale, le proposera sur les écrans du monde entier, de façon à assurer au film un public large et nombreux. En attendant une nomination auprès de l’Académie américaine des sciences et des arts du cinéma, le film s’est vu reconnaître par Cannes qui a souligné le talent de ses comédiens et la finesse de son scénario. Mais son succès le plus important, certains l’avoueront, se situe ailleurs. Il a fait ses preuves sur une autre scène que celle de l’industrie du cinéma : plutôt que de passer à un autre plaisir comme il arrive trop souvent, les consommateurs qui sortent de la salle de cinéma restent quelque temps avec Rémy et Diane, Sébastien et Nathalie, pour en parler, pour bavarder comme des commères, pour discuter des Invasions barbares.
Sans doute est-il question dans ces discussions du conflit des générations, de l’interminable question des baby-boomers gras durs et de leur progéniture x-iste amaigrie. Sur cette question, le film d’Arcand est, quant au fond et à la forme, un genre d’exercice qui provoque une prise de position sur les personnages et sur ce qu’ils soulèvent, soit la question du conflit générationnel.
Car le film d’Arcand, c’est Rémy, celui qui, encore plus que dans Le déclin de l’empire américain, prend bien trop de place, mais aussi celui qui, à la fin des Invasions barbares, doit céder la place à son fils Sébastien. Il a beau appeler son fils le barbare envahissant, Rémy, ce champion de la Me Decade, est trop faible, trop mourant pour empêcher la victoire du temps et de la jeunesse. Il reconnaît que Sébastien est bel et bien son fils, il réussit même à dire qu’il l’aime. Le film d’Arcand, c’est la non moins barbare Nathalie, celle-là dominée par la drogue, qui reste de marbre devant les plaintes de sa Diane de maman — car Diane souffre de la conduite de sa fille. Faut-il être barbare — non? — pour ne pas être sensible aux émotions d’une mère qui souffre à la pensée de la mort de sa fille héroïnomane? En revanche, Les invasions barbares c’est aussi Stéphane Rousseau et Marie-Josée Crose qui envahissent l’écran pour le voler à Rémy Girard et à Louise Portal : une nouvelle génération de comédiens s’impose, comme les journaux n’ont cessé de le claironner. Tout cela va de soi. Mais à mon sens, l’intérêt transcinématique du film est ailleurs, dans des thèmes dont on parle moins.
DE CUISSES ET D’AMOUR DIVIN
Dans une scène belle et triste, Gaëlle, l’épouse de Stéphane, visite les catacombes chrétiennes du Québec contemporain. Non pas les catacombes d’une Église forte de la foi de ses fidèles, non pas celles du catholicisme encore à venir, de la chrétienté qui abattrait le puissant Empire romain plus sûrement encore que ne le feraient les invasions barbares. Non pas les premières catacombes, donc, mais bien les catacombes du Québec contemporain. Elle visite les soubassements poussiéreux d’une institution presque morte, dont la force est épuisée, les dessous malpropres d’une institution ruinée de l’intérieur depuis des années, institution fatiguée comme le prêtre qui accompagne la “ séduisante jeune fille ” venue évaluer les trésors de son Église. S’il sait encore évaluer la beauté d’une femme, le vieux prêtre, Raymond Leclerc, ne comprend rien à ce qui est arrivé à la société que structurait l’Église dont il était un agent. Lassé par la tâche de vérifier une dernière fois s’il n’y a pas de l’argent à tirer du passé, satisfait sans doute de ne pas avoir été exilé au Manitoba pour quelque peccadille sexuelle (voir Jésus de Montréal), le prêtre, chargé “ de la conservation et de la disposition [entendre : la vente] du patrimoine ”, veut savoir une fois pour toutes si les déchets de l’Église du Québec — ceux que les universités américaines ont laissés derrière elles lorsqu’elles ont ratissé la province à la recherche d’objets d’art et de parcelles d’histoire —, si de minables statues de plâtre, des icônes d’or faux et des tabernacles de bois ont quelque valeur. Gaëlle, experte en matière d’art, lui avoue franchement qu’il n’en est rien. Mais elle ajoute : “ Écoutez, tout ça a certainement une grande valeur pour les gens d’ici, sur le plan de la mémoire collective. ” Et le père Leclerc (quel beau nom) de hausser les épaules : jaloux de son confort, il est indifférent quant au reste. Et il conclut : “ Autrement dit, tout ça ne vaut absolument rien. ”
Les invasions barbares est la réponse, discrète sans doute, de Denys Arcand à ce confort et à cette indifférence : le scénariste est plus intéressé par “ tout ça ” que ne l’est le gardien institutionnel de ces objets. À travers les bébelleries cultuelles, il voit le problème de l’amour de Dieu, ou celui de la religion. C’est ce qui explique les images des cuisses de Maria Goretti, que l’on voit dans la scène où Rémy partage joyeusement avec ses amis ses phantasmes sexuels d’adolescent séminariste, phantasmes forgés à partir des seules images sensuelles du Chicoutimi des années 1950. La scène est importante, parce que Maria Goretti a compté dans la vie de Rémy. Voilà pourquoi il rêve encore, au moment de mourir, à la petite sainte de la virginité offensée, aux cuisses dénudées. Mais victime d’un viol, Maria Goretti, dont la courte vie fut l’objet d’un film minable, est la même qui a régné sur les désirs d’un Québécois, à des milliers de kilomètres de l’Italie où elle a vécu et où elle est morte. La sainte enfant, sainte justement parce qu’elle a été violée et qu’elle a résisté, fut transformée en poupée gonflable virtuelle. En réduisant la religion de Rémy à cette prostitution infantile à retardement et à distance, le rire d’Arcand se fait terrible. Et profond, sans doute, parce que la religion — ce qu’elle n’a pas été, ce qu’elle n’a pas réussi à être — joue un rôle crucial dans son film. Ce dont il n’est pas possible de parler au Québec, Les invasions barbares ose le toucher par le biais d’un humour irrévérencieux, mais séduisant.
Après l’humour, parlons du sérieux. Tout affaibli qu’il est, Rémy se met violemment en colère à quelques reprises. Il est étonnant de voir ce rigolo égoïste, qui dit que la mort des autres ne le concerne pas parce qu’il est fasciné par la sienne — “ Oui, mais moi, moi, je serai plus là ! Moi, je vais disparaître pour toujours! ” —, il est étonnant de le voir s’émouvoir, mieux rager, lorsqu’il décrit les crimes de Pie xii durant la Deuxième Guerre mondiale. Sa colère, justifiée ou non sur le plan historique, n’est qu’une reprise émue de son philosopher sur l’histoire de la conquête américaine par les Espagnols. Dans les deux cas, il s’agit de dénoncer la religion catholique. C’est dire que Rémy est le parfait Québécois : comme le chien d’or, il n’oublie pas, mais ronge son os. Il se souvient, comme le veut la devise du Québec, mais il se souvient des torts de la religion catholique. Or, on sent bien que ce ne sont pas les crimes de l’Église contre les autres qui l’ont détourné de la foi. La rage sourd de plus profond, de plus sûr encore : il ne pardonne pas, parce qu’il considère qu’il a été dupé personnellement, qu’on lui a enlevé quelque chose à lui et que ce vol est un crime contre l’humanité. Les autres crimes sont tirés de son savoir d’historien pour lui donner bonne conscience. Rémy est l’homme du ressentiment.
En revanche, l’aimable sœur Constance (voir de nouveau Jésus de Montréal) écoute patiemment son plaidoyer, mais n’est pas affectée par ses cris. Elle conclut : “ Si ce que vous dites est vrai et que tout a été une suite de crimes abominables, alors à plus forte raison, il faut que quelqu’un existe qui puisse nous pardonner. ” Qu’il y ait du mal dans le monde et même dans le monde de la foi n’est pas une preuve contre la foi : Arcand le sait et le dit . Il fallait quelqu’un de son envergure pour montrer simplement que la rationalisation, voire la raison, ne peut rien contre l’expérience de la révélation. Le personnage qu’il a créé, sœur Constance Lazure (quel autre nom bien choisi!), est une preuve s’il en fallait qu’Arcand a l’esprit plus ouvert que la plupart de ceux qui ne pardonnent pas. Autre preuve de l’ouverture d’esprit du réalisateur, l’ange du pardon, sœur Constance, rétablit le lien entre le père et le fils — “ Dites-lui que vous l’aimez. Dites-le-lui; touchez-le ”, suggère-t-elle à Sébastien. Car si Stéphane et Rémy réussissent à se dire des mots d’amour, c’est sans doute grâce à l’intercession de la sœur plutôt que de la mère et de l’épouse. Mais leur pardon réciproque n’est pas religieux. Il est fondé sur le besoin d’être aimé de l’un et de l’autre, sur la pitié du fils pour le père et sur l’angoisse de Rémy.
Car Rémy ne veut pas mourir, mais puisqu’il le faut, il veut mourir en douceur. Et pour ce, Rémy voudrait un Dieu à sa mesure. Même celui que lui offre la religieuse — “ Acceptez le mystère. Si vous acceptez le mystère, vous êtes sauvé ” — lui paraît trop exigeant. Rémy ressemble ici encore à un enfant gâté qui réclame la lune et qui boude quand elle ne lui est pas offerte sur l’heure. Finalement, comme il ne peut pas avoir un Dieu confortable, il le rejette encore une fois à la mort. Les cuisses de Maria Goretti sont la seule dimension de la sainteté qu’il peut et veut voir.
Le silence sur ce thème, qui a accueilli le film, prouve que le Rémy de Denys Arcand est ici encore un miroir juste de la société québécoise. Il sera intéressant de voir comment se fera l’extinction imminente des baby-boomers. Il y a fort à parier que la mort de cette génération sera à la mesure de sa vie.
DE MORT ET D’EAU DOUCE
La mort de Rémy n’est pas vraiment une mort. Elle est un sommeil qui se prolonge, un “ White Sleep ”, comme le titre de la peinture qu’on vend à l’encan. La mort de Rémy est une caricature de la mort montanienne pétrie d’indifférence. “ Je veux qu’on agisse, et qu’on allonge les offices de la vie, tant qu’on peut : et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait ” (Essais i 20, “ Que philosopher, c’est apprendre à mourir ”). Rémy meurt doucement, entouré d’amis, mais il n’est pas indifférent face à la mort. Il n’est pas persuadé de sa maigre importance, au contraire. Les siens lui offrent une mort douce parce qu’il est terrorisé par sa propre disparition : il est persuadé qu’il est suprêmement important, que quelque chose d’essentiel, lui-même, disparaîtra quand l’irrémédiable adviendra. La mort de Rémy est importante parce que Rémy est sinon exceptionnel, du moins fondamental. Avec la disparition de Rémy, c’est en un sens le monde lui-même qui disparaît, et rien n’a alors assez de consistance pour être significatif par-delà Rémy. Sa conscience angoissée de la mort est donc le contraire de la réflexion sereine de Montaigne. Il exige une mort douce, parce qu’il est certain qu’elle est une horreur, quelque chose de contre-nature, d’immoral, d’apocalyptique (en supposant que les mots nature, moral et apocalypse aient encore un sens pour lui).
Je ne suis pas partisan de la souffrance comme moyen de développement de soi : il paraît clair que la douleur n’est pas en elle-même plus éducative que le plaisir, et je ne vois pas pourquoi une mort avec souffrance physique serait plus humaine qu’une mort sans douleur. Aussi la quête de Sébastien pour un moyen d’alléger la mort de son père me paraît-elle non seulement sympathique, mais foncièrement juste. Aussi la froideur du médecin qui le traite, son apologie de la lucidité au prix de la souffrance, me paraît-elle inhumaine. Ceux qui pensent autrement doivent se souhaiter et souhaiter pour les leurs un cancer des plus douloureux comme porte de sortie. En revanche, la suggestion, faite par Arcand, qu’une mort sans douleur qui offre quand même la possibilité de la lucidité pourrait se faire seulement par l’héroïne, me semble gratuite. L’auteur a ici voulu jouer les iconoclastes en refusant une solution médicale simple et surtout plus orthodoxe. Sans doute aussi lui fallait-il cette invention pour faire entrer Nathalie dans son scénario. Mais on devine qu’Arcand tenait à faire un pied de nez à la prêtrise de la médecine.
La mort sans souffrance physique de Rémy est d’abord une mort sans effort moral, sans prise de conscience. Nous n’entendons jamais Rémy dire : “ J’ai été injuste envers mon fils. J’ai trahi ma femme ” — et pour cause : il ne le croit pas. Si cette douce étanchéité morale exige l’inconscience, eh! bien soit. Ce mensonge est à la mesure du personnage qui affirme : “ À l’époque, moi, j’ai voté pour la nationalisation des hôpitaux. Je suis parfaitement capable d’assumer les conséquences de mes choix ” — et qui, sans se rétracter ne serait-ce qu’en passant, accepte d’être traité comme un privilégié par les syndicats, l’État, les policiers et les siens. Dans les faits, il est un partisan de la médecine à deux vitesses, comme le sont les joueurs de hockey adulés et les politiciens menteurs. Le mensonge est le tissu de la vie — et de la mort — de Rémy. Une belle mort pour Rémy, c’est une mort où son ex-épouse, qu’il a trompée à chaque occasion, le proclame “ l’homme de sa vie ”, alors qu’il ne répond rien à celle qu’il a blessée.
L’ex-professeur d’histoire arrive sans doute à une certaine lucidité sur son passé lors de ses dialogues nocturnes avec Nathalie. C’est alors qu’il dit, par exemple : “ C’est important dans une vie de réussir quelque chose, même juste à sa mesure à soi. Pouvoir dire qu’on a fait son possible, qu’on a fait de son mieux. Je suis sûr que ça rend la mort plus paisible. Ouais, moi, j’ai tout raté. ” Mais son “ ange gardien ” est là pour le consoler, pour le droguer, plutôt que pour l’aider à voir clair. Quand Rémy affirme qu’il n’y est pour rien dans la bonté de son fils, Nathalie, sans doute déjà un peu amoureuse, lui répond une pieuserie : “ Vous pouvez pas dire ça, vous le savez pas. ” En revanche, elle lui avait asséné la dure vérité que sa vie, que tout ce qu’il aimait de sa vie, il l’avait déjà perdu, qu’il se survivait à lui-même. Là encore, cependant, elle le préparait à la mort, douce, en le défaisant d’une illusion sans lui exiger de comptes.
Force est de conclure que dans la mort comme dans la vie, la dimension responsabilité ou lucidité est insaisissable par Rémy. Comme Rémy est le centre et le cœur des Invasions barbares, il faut conclure par ailleurs que l’on trouve plus de vérité sur la mort dans un épisode de la série télévisée américaine Six pieds sous terre que dans tout le film d’Arcand.
DE BARBARIE ET DE TRANSMISSION FUCKÉE
Il n’y a qu’un sujet qui irrite Rémy plus que la religion : la barbarie de son fils. Il y a un sujet dont il est particulièrement inconscient : sa responsabilité envers son fils barbare. Au début du film, il lance à sa femme Louise, l’indulgence incarnée, que son fils est un raté qui n’a jamais lu un livre. Or il parle d’un jeune homme qui a étudié les mathématiques et l’économie, qui a donc sans doute ouvert et lu plusieurs livres. Sa colère dédaigneuse n’est pas seulement l’aveuglement d’un professeur de sciences humaines pour les sciences plus pures des mathématiques et plus impures de l’économie et de la politique. Rémy veut dire que son fils est un être humain sans éducation, un barbare. Selon l’une des dernières hallucinations de Rémy, Sébastien est même le prince des barbares. Mais si tel est le cas, ce n’est pas en tant qu’envahisseur, puisqu’il est né au cœur de la civilisation que chérit Rémy.
La nature produit des barbares et elle les place au milieu de nous. Un peu comme la mort qui est inscrite dans la vie elle-même et qui apparaît dans nos cellules par un processus bêtement naturel, les invasions barbares ne sont pas, sauf exception, des invasions produites par des agents extérieurs. Elles sont des ratés dans le phénomène d’éducation ou de transmission. Car ordinairement, la barbarie est autochtone. Chaque nouvelle génération est une génération de barbares. Chaque génération génératrice a le devoir de transformer les barbares qu’elle a produits pour en faire des êtres humains civilisés. Si elle manque à son devoir, c’est elle qui produit l’invasion qui la détruit ainsi que la civilisation dont elle est porteuse.
Rémy ne sait rien de son fils : il ne connaît rien de la profession qu’il exerce. Pourtant, la courte explication que lui propose Sébastien indique que son métier n’est pas bien difficile à comprendre. Rémy ne sait rien de son fils parce qu’il n’a rien voulu en savoir. Louise, la mère de Sébastien, rappelle que Rémy a pris soin de son fils. Mais c’est le bébé que Rémy a soigné. Quand il s’agissait d’éduquer l’adolescent et le jeune homme, le père n’était plus là : il avait autre chose à faire. À vrai dire, qui pouvait être mieux placé que Rémy, professeur d’histoire et père de Sébastien, pour transmettre sur la mort et sur la religion sinon le savoir humain, du moins les opinions humaines qu’ont portées le temps? Mais cette transmission n’a pas eu lieu. Non pas parce que les x-istes sont des barbares, mais parce que l’adulte Rémy fut un adolescent irresponsable. Aussi quand il excuse les jeunes analphabètes dont se moque son ami Pierre, il dit vrai : “ C’est pas de leur faute. Ils auraient pu apprendre aussi bien que nous, mais personne ne leur a enseigné. C’est comme tout le reste… ” Mais comme toujours chez lui, la clairvoyance est doublée d’un aveuglement plus fondamental, et il ne complète pas sa remarque : si les jeunes n’ont pas appris, c’est parce que les Rémy n’ont pas enseigné. Rémy est le “ personne ” qu’il refuse de nommer. Ces amis et lui ont beau prétendre que “ l’intelligence n’est pas une qualité individuelle, c’est un phénomène collectif, national, intermittent ”, leur grandiloquence n’excuse pas l’impéritie du professeur et du père, au contraire. La barbarie se fait par une transmission ratée.
Il n’en reste pas moins que Denys Arcand présente deux scènes d’éducation. Quelques jours après la mort de son ex-époux, Louise donne un cours de piano. On la voit, absente, écouter un duo pour piano exécuté par deux jeunes femmes asiatiques, alors qu’une troisième, elle aussi d’ascendance asiatique, écoute, serait-on tenté de dire, religieusement. Il y aura donc transmission de quelque chose de la civilisation occidentale. Mais Arcand brosse un tableau qu’il a voulu discrètement provocant, si cet oxymore est permis. Au Québec, la transmission se fait par des femmes et pour des femmes. Et les Québécois de souche, les purs-laines, hommes ou femmes, n’y participent que peu.
Mais ils y participent. Car cette scène est suivie d’une autre, plus forte : Nathalie, accompagnée par Sébastien qui lui offre l’appartement de son père, fait la découverte de la bibliothèque de Rémy. Comme enchantée par ce qu’elle voit, elle examine un à un les livres qui ont été l’une des passions du professeur d’histoire. Elle voit les œuvres de Soljenitsyne et de Primo Levi. Il est donc possible que la transmission du savoir de Rémy se fasse. Est-il besoin de rappeler qu’on ne voit pas Nathalie ouvrir un livre et le lire au lieu d’embrasser Sébastien? Est-il besoin de rappeler que l’éducation éventuelle de Nathalie se fera presque malgré Rémy, et en son absence? Est-il besoin de rappeler que la réception possible du savoir du héros des Invasions barbares se fera par une femme?
Autre exemple de la haine du mâle par le mâle lui-même? Peut-être. Arcand met en scène un fait avec lequel nous vivons depuis bientôt 20 ans, auquel la société québécoise refuse de faire face. Après Rémy, les “ effets Rémy ” continueront : ce sera sans doute son héritage le plus solide.
“ C’EST ÇA. ”
Dans la bibliothèque de Rémy, Nathalie voit pendant un instant une copie du Journal de Samuel Pepys. Cet homme, qui n’était pas grand-chose, a raconté son époque sans le savoir, en se racontant tout bêtement. Il a écrit un chef-d’œuvre par accident. Il a livré le goût et le rythme de son siècle et de sa classe sociale sans trop s’en rendre compte. L’histoire de Rémy est notre Journal de Samuel Pepys.
Ou du moins il pourrait le devenir… C’est sans doute l’espoir de Denys Arcand : en racontant les amours et la mort de Rémy, le réalisateur-scénariste voulait offrir en arrière-fond un portrait de la vie au Québec à la fin du xxe siècle et au début du xxie. Cette intention est discrète, et surtout elle n’est pas commandée par une idéologie. La mort des idéologies a eu lieu, si l’on veut, lors de la scène sur le balcon de la maison d’été, où Rémy, aidé de ses confrères, fait la liste non pas, pour une fois, de ses conquêtes sexuelles, mais bien de ses déboires intellectuels et politiques. Les existentialistes-anticolonialistes-marxistes-marxistes/léninistes-maoïstes-trotskistes ou les séparatistes-indépendantistes-souverainistes-souverainistes/associationnistes ne croient plus aux théories qui expliquent les faits au point de faire disparaître la réalité. Sans doute sont-ils devenus des structuralistes-situationnistes-déconstructionnistes-féministes, ce qui n’est probablement guère mieux. Mais Arcand croit encore pour sa part — c’est patent — qu’il y a un pouvoir à dire ce qui est ou du moins ce qu’on a cru voir.
Car l’un des mérites de son film est de placer son spectateur face à des problèmes humains et de lui laisser le plaisir et le travail d’y penser. À quelqu’un qui lui demanderait d’évaluer ses créations ou de juger non pas du portrait de société qu’il brosse, mais bien de la société dont il a brossé le portrait, il répondrait sans doute comme le syndicaliste monosyllabique qu’il incarne : “ C’est ça. ” Soit, pour traduire les mots de cette Sibylle contemporaine : “ Je ne fais que décrire. À vous d’en tirer des théories si vous le voulez et le pouvez. ” En tout cas, Arcand, dans les Invasions barbares semble reprendre le point de vue qu’il s’accordait dans Jésus de Montréal : celui d’un juge qui refuse de juger, mais remet le procès sine die.
Ce n’est pas dire qu’Arcand est seulement une caméra qui enregistre : les premières images, le pénible travelling dans les corridors de l’hôpital, prouvent bien qu’il a lui aussi des colères comme Rémy. L’auteur des Invasions barbares est encore capable de dénoncer en décrivant, comme il le faisait dans son premier long métrage On est au coton. Même vieux, le lion a des dents. En revanche, sur le plan métaphysique, pourrait-on dire, il est probable qu’Arcand épouse les conclusions dures de Saint-Simon. Dans une scène qui n’a pas été retenue pour le film, Rémy lit à sœur Constance les mots suivants : “ Écrire l’histoire de son pays et de son temps, c’est se conter à soi-même le néant du monde, de ses craintes, de ses désirs, de ses disgrâces, de ses fortunes; c’est se convaincre du rien de tout par la courte et rapide durée de toutes ces choses, et de la vie des hommes; c’est se rappeler que la félicité ni même la tranquillité ne peuvent se retrouver ici-bas. ”
Les sympathies intellectuelles, presque tues, du réalisateur-réalisateur ne sont pas celles de tous. Il est permis de penser autrement que l’auteur, tout en le remerciant pour l’admirable film qu’il vient d’offrir au public : Arcand serait sans doute satisfait de savoir qu’on pense pour soi en sortant des Invasions barbares.
Gérald Allard*
NOTES
* Gérald Allard est professeur de philosophie au cégep de Sainte-Foy. Il est l’auteur d’éditions critiques et de commentaires sur Platon, Machiavel, La Boétie et Rousseau.