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L’âge de la démocratie immodeste. Retour sur la querelle des réactionnaires

Un texte de Alain Finkielkraut
Thèmes : Démocratie, Histoire, Politique
Numéro : vol. 6 no. 1 Automne 2003 - Hiver 2004

Entretien avec Alain Finkielkraut, réalisé par Antoine Robitaille



Antoine Robitaille : On vous affuble du terme de nouveau réactionnaire, notamment dans un livre, Les nouveaux réactionnaires, de Daniel Lindenberg. Je me demande : n’êtes-vous pas tenté de reprendre à votre compte cette expression, un peu comme les dreyfusards[1] avaient repris à leur compte le vocable “ d’intellectuel ”?

Alain Finkielkraut : C’est difficile, car à l’époque, le mot d’intellectuel venait d’être forgé. En revanche, le mot de réactionnaire a une longue histoire. De cette histoire, je ne me sens pas partie prenante. J’ai peut-être moins d’antipathie qu’autrefois pour ceux qu’on appelle les “ réactionnaires ”.

Ce mot, il est né au moment de la Révolution française. Les réactionnaires avaient la nostalgie de l’Ancien régime.

Oui, et je n’éprouve aucune haine pour la nostalgie. Aussi, je conçois très bien que l’on puisse traiter la Révolution française elle-même avec des sentiments mitigés. J’ai lu Burke et je peux admirer cet auteur, de même que j’ai admiré beaucoup plus récemment le film d’Éric Rohmer, L’Anglaise et le duc, qui aborde ces questions. Il n’empêche : ce n’est pas ma famille de pensée. Bref, reprendre à mon compte, comme un défi, cette qualification, ne pourrait qu’aggraver davantage les malentendus.

Cela équivaudrait en somme à vous déclarer “ fasciste ”.

En effet, le mot de réactionnaire aujourd’hui en France est préempté par celui de fasciste. L’antifascisme reste l’émotion favorite d’un certain nombre de gens de gauche. Et l’une des raisons de l’indignation provoquée par le livre de Daniel Lindenberg, chez ceux du moins que ce livre visait, c’est qu’ils étaient considérés comme de nouveaux maurrassiens; ils étaient agrégés à la mouvance, ni de droite, ni de gauche, des années 1930. Cette accusation-là, elle est diffamatoire et elle est injurieuse. Pour ces deux raisons, au moins, je ne peux pas reprendre ce terme à mon compte.

Au moment de la publication de L’ingratitude, Jacques Julliard, dans un éditorial du Nouvel observateur qui s’intitulait “ Faut-il être “réac de gauche”? ”[2], vous avait classé dans cette catégorie paradoxale qu’il venait d’inventer. Est-ce qu’il n’y avait pas là une façon de désactiver l’aspect péjoratif du terme “ réactionnaire ” en lui donnant le garde du corps “ de gauche ”? Cet oxymore vous convainc-t-il? Quelle parenté peut-on établir entre l’analyse de Julliard et celle de Lindenberg?

Cette parenté pourrait sans doute s’établir autour de la crise du concept de progrès. Pour que nous soyons réactionnaires, il faudrait que l’Histoire ait encore un sens et que nous vivions dans la perspective d’un temps prometteur. Or cela, je ne le crois pas. C’est la raison pour laquelle effectivement, avec d’autres, je suis qualifié de “ réactionnaire ”. Le livre de Lindenberg était une mauvaise action, dans la mesure où au lieu d’analyser un problème, voire même de décrire un changement d’humeur politique, philosophique, métaphysique, son auteur dresse une liste de suspects. Mais il le fait avec d’autant plus d’emphase que nous subissons aujourd’hui les retombées du succès relatif du Front national aux élections présidentielles d’avril 2002. Les gens de gauche en France sont un peu des “ chercheurs de fasciste ”. Et là, l’occasion était trop belle. Cet accident dérisoire et déplorable qu’a été le premier tour des élections présidentielles de 2002, certains y ont vu une occasion rêvée — ils se sont jetés dessus comme la misère sur le vieux monde — afin de fuir une réalité sans doute déconcertante et un échec difficile à vivre pour la gauche dans la dénonciation de coupables, la dénonciation d’une volonté mauvaise. L’une des grandes tentations politiques en France, depuis la Révolution — et je crois que cela ne concerne pas seulement la France, mais une bonne partie de l’Occident, surtout depuis le tournant de Seattle — consiste, là où il y a des problèmes, à ne voir que des “ salauds ”. C’est la transformation du problème en salaud ou en scélérat. Voilà ce qui s’est produit. Et l’entre-deux-tours électoral, en 2002, a été très révélateur à cet égard, puisque la mobilisation contre Le Pen, très spectaculaire, a en grande partie consisté à dire qu’il n’y avait pas de réel problème de sécurité en France — problème prétendument inventé de toute pièce —, mais un fantasme sécuritaire entretenu par les médias et dont l’extrême-droite n’a pu que profiter. D’une certaine manière, Daniel Lindenberg poursuit dans cette ligne, exploite le filon : il n’y a pas d’insécurité, nous dit-il, mais un fantasme sécuritaire; il n’y pas de naufrages de l’école mais des ennemis de la démocratie à l’école; la culture dite de masse n’est pas nulle, il y a simplement des gens élitistes qui récusent les avancées, la dynamique démocratique elle-même.

J’ai l’impression que vous donnez une grande importance à un livre mineur, à un débat conjoncturel, électoral. Aussi, il me semble que vous n’avez pas répondu à ma question sur les “ réacs de gauche ” de Julliard et les “ nouveaux réactionnaires ” de Lindenberg.

En fait, par-delà cette excitation conjoncturelle, je crois que ce livre est très symptomatique de l’ambiguïté inhérente aux démocraties. C’est là que j’arriverais, par un détour, à répondre à votre question. On nous dit que la démocratie, c’est une scène où la société apparaît à elle-même comme une question; un espace où les citoyens participent à l’élaboration du sens. La démocratie, dit Lefort, “ c’est la vacillation des repères de la certitude ”. Il a aussi cette autre expression : “ La démocratie c’est le régime fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime, débat nécessairement sans garant et sans terme. ” Mais d’autre part, la démocratie moderne nous apparaît aujourd’hui comme un processus irréversible. Telle est du moins la description très impressionnante qu’en donnait déjà Tocqueville. Il dit, à propos de la Démocratie en Amérique : “ ce livre a été écrit sous l’impression d’une sorte de terreur religieuse produite dans l’âme de l’auteur par la vue de cette révolution irrésistible qui marche depuis tant de siècles à travers tous les obstacles et qu’on voit encore aujourd’hui s’avancer au milieu des ruines qu’elle a faites. La démocratie, dit-il, c’est le développement graduel et progressif de l’égalité. Vouloir arrêter la démocratie paraîtrait lutter contre Dieu même. ” Phrase extraordinairement intéressante et qui, je crois, livre la clef du présent débat. Lindenberg, alors même qu’il croit défendre la démocratie comme régime se conduit en fait comme le prêtre de ce Dieu, ou, pour le dire autrement, il appartient à l’avant-garde du mouvement. Il conduit, pour utiliser une autre métaphore, la locomotive de l’histoire. Une révolution a lieu dont il est l’un des protagonistes et le porte-parole.

Alors que le vrai démocrate douterait, lui, et bien d’autres comme lui, agit sous la dictée de certitudes.

Oui, de cette certitude selon laquelle le progrès de l’égalité est bon en soi. Dans son optique, il ne peut donc pas rencontrer d’adversaire légitime. Dieu — et c’est ça que Tocqueville avait merveilleusement vu — n’a pas d’adversaire. Ce que Tocqueville pointe de manière admirable, c’est le caractère antidémocratique de cette démocratie historique, de la révolution démocratique elle-même. Et Lindenberg, dès lors qu’on le lit avec attention et qu’on le prend au sérieux, par-delà le mouvement d’humeur de son texte, fait éclater le paradoxe d’une démocratie antidémocratique! Or, il y a des gens qui se dressent contre les sentences qu’elle énonce, qui veulent ralentir son progrès. Aux yeux du prêtre de la démocratie, ils sont des obstacles, donc des “ réactionnaires ”, c’est-à-dire des survivants ou des vestiges d’un monde révolu; des gens dont la démocratie elle-même a prononcé la déchéance, décrété la mort. Le débat démocratique, dans un tel contexte de pensée, se réduit à l’affrontement des vivants et des survivants. Aux survivants, deux choix sont laissés : soit ils continuent à se raidir — dès lors, ce ne sont que des grincheux et des ringards dont on tolère l’existence, mais dont les arguments n’ont aucune légitimité —, soit, évidemment, ils acceptent d’être “ rééduqués ”. Et il en va ici de la révolution démocratique comme de la révolution communiste : même si elle est plus douce, sa passion n’est pas la délibération, sa passion véritable est “ l’éducation ”. “ On va vous faire comprendre pourquoi le “pacs[3] vaut mieux que la situation antérieure. ” Tout, aujourd’hui, se présente sur ce ton, dans cet esprit : il y a des gens qui savent et des ignorants qui doivent être éduqués.

Donnez-moi un autre exemple que celui du “ pacs ”.

Eh bien, j’en ai trouvé un, sur la scène artistique. Un très bel exemple de cette passion pédagogique de la démocratie en marche, de la démocratie comme processus. La mairie de Paris a fait l’acquisition, à l’automne 2002, à un prix défiant toute concurrence, d’un perroquet vivant en guise d’œuvre d’art. Le perroquet est exposé avec, je crois, à côté ou en-dessous de lui, un magnétophone qui répète toujours la même chose. Cette acquisition a fait beaucoup de bruit et certains élus municipaux s’en sont inquiétés et s’en sont émus. C’était pour eux de l’argent gaspillé et ils ne trouvaient pas que cette œuvre avait, justement, un caractère artistique tout à fait affirmé. Or, peu après, à la télévision, un fonctionnaire culturel — comme la société mondiale en produit beaucoup — expliquait, le visage très sérieux, que cette affaire prouvait qu’il fallait mener auprès des élus et de la société civile une “ action pédagogique conséquente ”. Ici encore : “ on va vous faire aimer l’art contemporain ”. Et surtout “ on va vous faire aimer en lui la critique de l’art, la critique implicite, justement, de la hiérarchie artistique entre une œuvre peinte et un concept qui se traduit à travers un animal vivant ”. C’est de cette ambiguïté que le livre de Lindenberg est la manifestation. Il pense que le sacrifice de la culture générale à l’école est le prix à payer pour l’avancement de la démocratie. Il pense en effet que le “ collège unique ” est une solution démocratique dès lors en effet qu’on ne fait pas de distinction entre les élèves. Il pense que le tourisme est une autre manifestation de l’égalité, etc. C’est au nom de cette révolution continuelle, de cette révolution permanente, qu’il prononce ces verdicts et ces exclusives. Le démocrate est modeste, disait Camus, parce qu’effectivement, le démocrate sait qu’il ne sait pas tout, il avoue une part d’ignorance. Mais le démocrate qui lui, justement, se laisse porter par le fleuve de l’histoire, n’est pas modeste. Au contraire! Son point de vue est le point de vue de la raison divine : il voit Dieu, il est Dieu. Le mot de Dieu, qu’utilise Tocqueville, est très intéressant. Il y a une profonde immodestie démocratique dès lors que la démocratie, elle aussi, se mue en une philosophie de l’histoire. On a assisté, avec la défaite du marxisme, au triomphe du régime démocratique sur le régime totalitaire. Mais il y a eu aussi, et c’est à cela que nous sommes confrontés aujourd’hui, le passage d’une philosophie de l’histoire de type communiste à une autre. Cette dernière est peut-être moins destructrice, mais elle est tout de même source de destruction, dans la mesure où elle annule le débat, d’abord. Et ensuite parce qu’elle réduit à néant le pluralisme dont par ailleurs elle se réclame.

Les auteurs tels Castoriadis ou Lefort nous avaient présenté la démocratie comme le régime du doute en contraste avec le totalitarisme, régime où la certitude est au pouvoir. Vous nous dites donc que maintenant, chez certains progressistes, la démocratie devient aussi un régime de certitude.

En tout cas, Tocqueville avait compris qu’il y avait là un problème. Et c’est pour ça qu’on impute la mélancolie de Tocqueville à sa nostalgie pour l’aristocratie : une part de lui, dit-on, est réactionnaire, une autre part accepte la démocratie. Non! Le regard de Tocqueville est beaucoup plus aigu : il voit la contradiction interne à la démocratie. Et les choses ont reculé depuis Tocqueville. Parce que, par exemple, l’œuvre de Lefort est habitée par une contradiction qu’il ne maîtrise pas : d’un côté il parle en effet avec une certaine emphase de cette vacillation des repères de la certitude. Mais de l’autre, il explique qu’il y a une logique démocratique : il y a, dans la démocratie, une dynamique des droits de l’homme, lesquels dépassent toujours toute formulation advenue. C’est ce mouvement qu’il appelle démocratique. Où est le doute, où est l’incertitude, ici? Un droit appelle un autre droit, et on progresse en fait d’évidence en évidence, d’extase en extase. Et ses thuriféraires constatent avec un certain désarroi que cette extase “ n’est pas unanimement partagée ”, qu’il faut être “ un peu malade, un peu rétrograde, un peu arriéré ”, ou bien alors avoir des intérêts inavouables et des préjugés répugnants, pour revendiquer contre cette avancée perpétuelle des droits. Donc Lefort plaide pour l’incertitude, alors qu’il est habité lui-même par l’idée d’une révolution démocratique permanente, qui est le contraire de l’incertitude.

Peut-on surmonter cette contradiction, ne doit-on pas y voir une tension nourricière de la démocratie? On dirait que dans cette démocratie-là, le doute peut être cultivé sur tous les sujets sauf la démocratie elle-même.

Sauf sur la démocratie elle-même, évidemment. Mais c’est une démocratie conçue comme une marche en avant. Dans les faits, donc, c’est l’inverse : on ne peut douter de rien puisque dans cette optique, le chemin nous est indiqué, la voie est tracée. Nous sommes sommés de suivre le mouvement. Voilà ce que les chasseurs de réactionnaires demandent en réalité. Et avec le sourire! Or, la grande question, qui était déjà posée par Tocqueville — mais elle se trouve en quelque sorte aggravée, accentuée, dramatisée, aujourd’hui — est de savoir si nous devons succomber à la tentation de l’égalitarisme radical. L’égalité des conditions mène, si l’on n’y prend garde, au tout se vaut. Au nihilisme. Premièrement, ce nihilisme doit-il être accepté? Peut-il être combattu? En plus, il y a des questions que Tocqueville ne pouvait pas se poser : n’y a-t-il pas aujourd’hui collusion entre le déchaînement de la technique et l’affirmation constante des droits de l’homme? C’est le problème que, depuis un certain temps et notamment dans notre Ingratitude, j’essaie de poser, ce qui me vaut en effet d’être traité aujourd’hui de “ réactionnaire ” par ceux qui veulent continuer à toutes forces cette marche en avant; ceux pour qui, en quelque sorte, la démocratie reste un Dieu. Ce n’est pas par hasard que Lindenberg dresse une liste de suspects, puisqu’il se croit en définitive habité par le Dieu Démocratie, par ce Dieu, au sens de Tocqueville et donc, comme le dit l’Évangile, il sépare les agneaux des boucs. Nous sommes les boucs et la démocratie ne s’arrêtera jamais.

Il est surprenant que ce livre ne soit pas venu du terreau de la gauche radicale, du Monde diplomatique, par exemple, ou de la collection Raison d’haïr… pardon “ Raison d’agir ”, fondée par Pierre Bourdieu.

Oui, il est surprenant qu’il vienne d’un membre du comité de rédaction de la revue Esprit. Et qu’il ait été publié aux éditions du Seuil par Pierre Rosenvallon, qui n’est pas du tout un foudre de guerre. Vous parlez de “ raisons d’haïr ”. Il est vrai que dans une certaine perspective de gauche, agir c’est haïr. C’est une tradition qui remonte même au-delà de Lénine. À ce dernier, l’on doit le fameux et terrible renversement de la formule de Clausewitz : “ la politique, c’est la guerre continuée par d’autres moyens ”. Mais avant Tocqueville, il y a eu la Révolution, il y a eu Robespierre, pour qui la politique, c’est “ la guerre de l’humanité et de ses ennemis ”. Ce robespierrisme, nous le connaissions, nous y étions habitués. Tout d’un coup, voici que l’extrême-centre, avec Lindenberg, se met en ébullition. Mais c’est bien parce qu’aujourd’hui deux philosophies de l’histoire restent en concurrence : celle qui émane de la radicalité — et au nom de laquelle effectivement il s’agit de renverser l’ordre des choses — et celle qui émane des partisans de la démocratie, parce que pour eux, la démocratie ce n’est pas l’ordre des choses, c’est un mouvement perpétuel, c’est une révolution permanente. D’où, d’ailleurs, l’aisance avec laquelle les ex-trotskistes ont défroqué et sont passés à l’idée d’une alternative radicale à une défense de la démocratie radicale. Pour eux, cette défense n’a pas pour objet un acquis, mais elle se présente toujours telle une marche en avant, avec chaque fois un nouvel objectif à atteindre, une nouvelle frontière : le pacs d’abord. Ensuite le mariage pour les homosexuels. Ensuite, l’adoption pour les homosexuels. Au bout du compte, l’égalité, la liberté et les droits de l’homme, le métissage généralisé, nécessitent un travail perpétuel, une histoire qui n’est jamais finie, mais dont on connaît le sens, la destination. Quand Edwy Plenel, directeur de la rédaction du Monde, écrit que le métissage entre au Panthéon avec Alexandre Dumas, il fixe un nouveau défi, une nouvelle finalité à la démocratie : rompre avec les frontières, construire une société universelle où chacun serait tout le monde et tout le monde un peu chacun.

Où les Turcs deviendraient des Européens, par exemple.

Tout à fait! Daniel Lindenberg, lors d’une émission avec Edwy Plenel, a dit que parmi les symptômes de la nouvelle pensée réactionnaire qu’il a pointée, il y a la remise en cause, par certains, de l’entrée de la Turquie en Europe. Vous voyez : la démocratie, ici encore, ce n’est pas du tout la vacillation de la certitude, c’est le régime de l’évidence. Il y a une évidence de l’entrée de la Turquie en Europe, comme il y a eu hier une évidence du pacs. Mais bien entendu cette évidence n’est pas évidente pour tout le monde. Il y a des gens qui restent “ aveuglés ”, alors il faut les rééduquer, il faut répandre sur eux les lumières. Et si on ne peut pas les rééduquer, alors il faut les empêcher de nuire. Et ceux-là ne sont pas démocrates, puisqu’ils ont l’air de dire qu’au fond, tout le monde n’a pas le droit d’être européen; que l’Europe est “ un club ”, un privilège de quelques-uns au détriment de quelques autres. Ce faisant, ils font acte de “ racisme ”. Ici encore, la stigmatisation du réactionnaire rejoint l’antifascisme. Au bout du bout de l’égalité des conditions, au bout du bout de la religion de l’humanité, qui est le grand acte de foi démocratique, il y a la constitution d’une société mondiale ou d’un village universel…

Ce que Victor Hugo, qui avait appelé de ses vœux la création “ d’États-Unis d’Europe ”, disait de Paris et de la France, vaudrait donc aujourd’hui pour l’Europe : “ Phénomène magnifique, cordial et formidable, que cette volatilisation d’un peuple qui s’évapore en fraternité! Ô France, adieu! Tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t’évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n’est auguste à cette heure comme l’effacement visible de ta frontière. Résigne-toi à ton immensité. Adieu, Peuple! Salut, Homme! ”.

Et cette façon de voir qui, en moins pompeux mais en aussi exalté, se trouve partout aujourd’hui, destitue tous les arguments que l’on peut énoncer contre l’idée de l’intégration de la Turquie à l’Europe, parce que ces arguments sont d’ordre historique et culturel. L’Europe et la Turquie n’ont pas la même histoire. Aucun des grands moments de l’histoire européenne n’a son équivalent en Turquie. La Turquie n’est pas judéo-chrétienne, la Turquie n’a pas connu la Renaissance, la Turquie n’a pas connu la Réforme, ni la contre-Réforme, ni les Lumières au sens européen, ni le romantisme.

Mais on vous dira qu’elle a rattrapé tout cela avec Mustapha Kemal.

Bien sûr! À sa manière, dans son registre. Mais contrairement à ce qu’a dit une déclaration du conseil interministériel européen, la Turquie n’a pas vocation à être européenne. Elle a sans doute vocation à être un partenaire de l’Europe. Et peut-être même faut-il œuvrer à un partenariat privilégié avec la Turquie. Mais notre idée de la démocratie nous conduit à une espèce “ d’inclusionnisme universel ”. L’Europe, dans cette conception des choses, n’est rien d’autre que cette démocratie, rien d’autre que les droits de l’homme. Et dès lors, tout pays qui respecte plus ou moins les droits de l’homme peut légitimement vouloir entrer en Europe. Pour le moment, il y a encore quelques obstacles géographiques. Mais après tout, dira-t-on, qu’est-ce que vient faire la géographie là-dedans? Dire que la Turquie n’est pas européenne, ce serait consentir à la finitude. Or je crois que dans l’idée de révolution démocratique telle qu’elle régit les mentalités, il n’y a pas de place pour la finitude.

Et parler de finitude, cela ne revient-il pas à réhabiliter les notions “ d’étranger ”, de frontière, et par le fait même, d’altérité? Bref, cet inclusivisme démocratique frénétique dont vous parliez veut au fond abolir l’altérité.

Bien sûr. C’est le grand paradoxe de cet antiracisme, qui est l’idéologie même de la révolution démocratique. La révolution communiste, c’était contre l’exploitation; le parti des travailleurs, le parti du prolétariat. La révolution démocratique, c’est contre toute forme d’exclusion, de repli, d’apartheid : le parti de l’Autre. Mais au bout du compte, cette révolution démocratique mène à la disparition de toute altérité et de toute extériorité, puisque l’extériorité étant systématiquement imputée à l’exclusion, on finit, au nom de l’Autre, par se retrouver dans un monde sans altérité. L’Autre est le concept qui a connu depuis 1945 le succès le plus prodigieux, le plus spectaculaire. Mais nous en sommes à un moment de retournement spectaculaire où c’est précisément ce concept lui-même qui est en train de dissoudre toute altérité réelle dans le monde.

Cela fait penser à la démocratie dont vous parliez plus tôt, qui contient les germes mêmes de son abolition.

Oui. Ce sont des tensions sœurs. Lorsque la démocratie devient philosophie de l’histoire, elle en vient à se prendre pour Dieu et elle tue le principe d’incertitude qui était à sa racine. Elle se sape. De même, lorsque l’Autre devient l’unique préoccupation et l’objet de la seule vertu, on oublie qu’il peut y avoir des étrangers et on aplanit le monde.



 

NOTES

1. Partisans de Dreyfus.

2. Nouvel observateur, no1795, 1er avril 1999.

3.  “ Pacte civil de solidarité ” : contrat conclu par deux personnes physiques majeures, de sexes différents ou de même sexe, pour organiser leur vie commune. Sorte de mariage civil ouvert aux conjoints de même sexe créé par la loi du 15 novembre 1999 présentée par le gouvernement français (socialiste) d’alors.



 


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