Dans le dernier numéro de la revue Argument, j’ai lu avec intérêt l’article de Mme Florence Piron[1]. Dans ce texte, l’auteure examine le rapport entre l’État et les citoyens. La thèse de Mme Piron est pour le moins limpide et sans équivoque : le gouvernement québécois cesserait de concevoir les citoyens québécois comme des “ concitoyens ” participant pleinement au développement de l’expérience démocratique. Depuis l’adoption de la nouvelle loi de l’administration publique au mois de mai 2002, il ne verrait en eux que des “ clients ”, des “ monades individuelles ” et “ égocentrées ” dont l’État québécois se doit de satisfaire les demandes et les besoins avec le plus d’efficacité et de promptitude possible. S’inspirant fortement de la théorie du nouveau “ management ” qui prévaut dans le secteur privé, le gouvernement québécois défendrait strictement une vision “ néolibérale ” de la société québécoise, selon laquelle celle-ci serait le résultat de la somme des agrégats individuels. Dans ce contexte, on assisterait à la disparition pure et simple de notions telles que l’intérêt public, le bien commun, ou encore le service public. Celles-ci cesseraient d’être présentes, d’être mises de l’avant et d’être discutées par les fonctionnaires au sein de l’appareil administratif québécois. C’est donc l’exercice même de la vie démocratique qui est menacé par l’esprit de la nouvelle gestion publique (ngp). “ Devons-nous, questionne l’auteure, comprendre que la mission de l’État n’est plus ou n’a même jamais été de “stimuler” la démocratie et en particulier le sens de la concitoyenneté, mais bien de satisfaire les besoins immédiats de ses administrés? ” (p. 88, je souligne). À lire les propos de Mme Piron, on a l’impression, en un mot, que l’État québécois a une conception unidimensionnelle de la société québécoise : celle-ci n’est constituée que d’individus ayant seulement des besoins, des intérêts privés auxquels le gouvernement doit répondre le plus adéquatement possible. Bien entendu, la vie politique ne peut dès lors, dans une telle perspective, que se déliter peu à peu.
Qu’il existe depuis quelques années une remise en question de la gestion de l’administration publique québécoise, nous en convenons tous. Qu’elle s’inspire en effet du nouveau paradigme managérial privé qui prévaut dans le domaine des affaires, nous en convenons également. Mais est-ce à dire que les administrateurs parlent tous d’une même et seule voie, celle de la magnificence du néolibéralisme économique selon lequel les hommes sont entièrement voués à la jouissance éternelle des biens matériels? En d’autres termes, est-ce à dire qu’au sein de l’État québécois, il n’y a aucune tension entre les tenants du “ dogme managérial ” et ceux qui tendent de concilier ce dogme et le maintien du bien commun? Pour Mme Piron, cette question ne se pose même pas; ou plutôt, l’auteure en connaît déjà la réponse : ces tensions n’existent tout simplement pas au sein du gouvernement. C’est non seulement cette lecture réductionniste de la gestion publique que nous contestons, mais également ce qu’elle implique dans son rapport avec les citoyens, à savoir la fin de la démocratie.
Pour ce faire, nous allons revenir sur les arguments de l’auteure, qui servent à sa “ déconstruction ” de la nouvelle gestion publique de l’État québécois. Parallèlement à cet examen, nous démontrerons qu’au sein même de l’appareil administratif étatique, il existe toujours des tensions fécondes entre pourfendeurs de l’interventionnisme étatique et défenseurs de la notion de bien commun.
Mme Piron cite d’abord l’article 1 de la loi 82, la Loi sur l’administration publique au Québec : “ La présente loi affirme la priorité accordée par l’administration gouvernementale, dans l’élaboration et l’application des règles d’administration publique, à la qualité des services aux citoyens; elle instaure ainsi un cadre de gestion axé sur les résultats et sur le respect du principe de la transparence ”. Elle en propose alors une interprétation quelque peu tarabiscotée et fort discutable : elle affirme que cette loi stipule que le gouvernement doit apprendre à traiter les citoyens en répondant à “ leurs attentes et à leurs besoins ”, comme le fait “ l’entreprise privée ”. Aux yeux de Mme Piron, la volonté gouvernementale d’obtenir des résultats probants qui satisfassent les citoyens ne peut impliquer que la réduction de ces citoyens à des consommateurs. La notion de “ résultat ” relève certes de la terminologie de la ngp[2], mais en quoi cet article de loi nuit-il au bien commun? Pourquoi ne peut-on pas juger, par exemple, de la pertinence d’une commission parlementaire à l’aune de ses résultats? Serait-ce que seul le management privé s’intéresse aux “ résultats ”, tandis que le domaine public n’a que faire de cette valeur néolibérale? Pourquoi le politique doit-il être forcément allergique à l’idée de donner satisfaction à ses citoyens? La recherche de la satisfaction est-elle un objectif purement privé? Ne pourrions-nous pas être satisfaits d’un processus de consultation publique? Dans le cadre d’une commission parlementaire, donner la parole aux citoyens et observer le pluralisme s’exprimer ne constituent-ils pas des objectifs valables? La thèse de Mme Piron m’apparaît relever du même dogme idéologique qu’elle pourfend chez les néolibéraux. Dans la pensée de l’auteure, il n’y a pas de pont entre le privé et le public. Le discours normatif de l’un est inexorablement incompatible avec le discours normatif de l’autre. L’État et ses citoyens-clients, ou quand une idéologie chasse l’autre…
En un deuxième temps, Mme Piron soutient que les législateurs, dans cette loi sur l’administration publique, font la distinction sémantique entre le service public et le service d’un public. Le premier consiste à servir la volonté générale des citoyens, qui se dégage de l’expérience de la vie démocratique, tandis que le second consiste au contraire à concevoir les citoyens comme des sujets fragmentés guidés par des intérêts particuliers ou encore corporatifs, auxquels la tâche de l’État est de donner entière satisfaction. La sociologue voit cette distinction s’exprimer clairement dans l’article 6 (Déclaration de service aux citoyens) de la Loi sur l’administration publique. On peut se demander quelle mouche a piqué Mme Piron, puisque l’article 6 est précisément très formel. Relisons-le : “ Un ministère ou un organisme qui fournit directement des services aux citoyens rend publique une déclaration contenant ses objectifs quant au niveau des services offerts et quant à la qualité de ses services. La déclaration porte notamment sur la diligence avec laquelle les services devraient être rendus et fournit une information claire sur leur nature et leur accessibilité. Enfin, les services offerts aux citoyens comprennent, pour l’application de la présente loi, les services offerts à la population et aux entreprises ”. À la lecture de cet article soporifique et assez vague, comment peut-on soutenir fermement, comme le fait l’auteure, que le gouvernement ne s’efforce plus de rendre service au public, mais de rendre service à un public? Est-ce la “ diligence avec laquelle les services doivent être rendus ” qui effraie tant Mme Piron, ou plutôt le rôle des ministères, qui consiste à rendre publics leurs “ objectifs ”? Nul ne sait. L’interprétation de la sociologue n’est pas forcément oiseuse, mais elle est loin d’être convaincante.
Pour démontrer la vacuité du processus démocratique aux yeux des administrateurs publics, l’auteure avance un troisième argument. Afin de répondre, dit-elle, aux “ attentes ” des citoyens-clients (objectif central de la ngp), l’administration publique procède à des consultations et à des sondages auprès de la population. Le recours à ces pratiques se fait, soutient-elle, au détriment des “ processus de dialogue démocratique entre citoyens, tels les commissions parlementaires, les forums civiques, les états généraux et autres sommets ” (p. 86). À en croire les dires de Mme Piron, ces “ processus de dialogue démocratique ” tendent à disparaître peu à peu. Or, le vice-président de l’Assemblée nationale, M. Claude Pinard, déposait au mois de juin 2000 (un mois après l’adoption de la Loi sur l’administration publique) un texte intitulé De la nécessité du contrôle parlementaire. Document de réflexion. Pour des commissions parlementaires stimulantes et performantes. Ce document proposait que les députés exercent un plus grand contrôle “ de l’exercice du pouvoir réglementaire du parlement ” (p. 29). Reprochant aux commissions de s’astreindre à leurs fonctions “ traditionnelles ” (procéder à des consultations publiques à la demande de l’Assemblée et étudier les projets de loi proposés par le gouvernement), les membres du comité de réflexion suggéraient de réduire “ la présence des ministres en commission ” (et donc du pouvoir exécutif) et d’accroître, en revanche, “ l’autonomie ” des commissions (et donc des députés qui y siègent). Autrement dit, ce texte visait en fait à améliorer l’exercice de la démocratie au sein de l’Assemblée nationale, par un accroissement substantiel de la charge de travail des députés. Il n’était donc nullement question de réduire le nombre de commissions, ou encore d’amoindrir le principe consultatif qui préside aux débats dans les commissions, mais, bien au contraire, d’inciter les commissions parlementaires à “ faire plus et surtout faire mieux ” (p. 12). Soulignons d’ailleurs que la Loi sur l’administration publique oblige toutes les commissions à entendre annuellement tous les sous-ministres et les dirigeants de chaque ministère et organisme public. Le comité de réflexion était d’avis “ que la réforme administrative en cours constituera un accroissement considérable de la charge de travail des commissions[3] ”. De toute évidence, la ngp ne se développe pas au détriment de l’intérêt public; ou du moins faut-il souligner ici la tension qui existe entre les auteurs de ce document et les administrateurs favorables à la ngp. Bref, le gouvernement n’est pas tout à fait réfractaire “ aux longs, lourds et coûteux processus de dialogue démocratique[4] ”.
D’autre part, rien n’indique non plus à l’heure actuelle un recours moins fréquent de la part du gouvernement aux états généraux. L’objectif des États généraux sur la réforme des institutions démocratiques n’est pas de “ faire dérailler l’alliance tacite entre notre État (celui du Québec) nouvelle manière et ses citoyens-clients ” (p. 89), mais bien de stimuler l’exercice de la démocratie au Québec et ainsi de favoriser le développement d’espaces de discussion au sein desquels sont examinées les politiques libérales mises en vigueur par le gouvernement québécois. Il ne s’agit pas de nier la vision libérale de l’État québécois. Mais celle-ci est travaillée, en son cœur même, par des processus consultatifs qui interrogent et contestent la pertinence de ces choix.
Il me semble que la publication du document De la nécessité du contrôle parlementaire s’inscrit dans la foulée de la remise en question, que l’on observe depuis quelques années, de la concentration des pouvoirs dans les mains de l’exécutif. Ce texte démontre qu’on ne peut réduire le rôle de l’État à celui de serviteur d’un public. L’État tient également à réfléchir aux enjeux démocratiques qui nourrissent son développement. En limitant sa lecture à la Loi sur l’administration publique et à certains textes de l’ocde (nous y reviendrons), Mme Piron demeure aveugle aux tensions et aux conflits qui prévalent au sein de l’État. Dès lors qu’elle refuse de voir ces tensions, elle ne peut malheureusement que demeurer convaincue que cette loi sur l’administration publique et les documents de l’ocde constituent “ un triste simulacre de la démocratie ”.
Décrivant la disparition du citoyen au profit du client, l’auteure s’attaque également vertement à l’ocde, organisation qui participe aussi de la perte de l’intérêt public. Stigmatisant le développement du “ néolibéralisme ”, dont l’ocde serait un des acteurs principaux, elle reproche à l’organisme d’être un protagoniste très actif de la ngp et donc d’identifier le citoyen à un “ contribuable-consommateur ”. L’ocde a en quelque sorte nourri la réflexion des administrateurs québécois dans l’élaboration de la Loi sur l’administration publique. Pourtant, une lecture plus attentive des textes de l’ocde démontre que celle-ci n’est pas une adepte de la “ pensée unique ”, ou du moins, qu’elle tente de concilier une approche managériale de la gestion publique et une vision politique des services aux citoyens. Examinons donc un de ces textes de l’ocde.
Dans son document Construire aujourd’hui l’administration de demain (2001), l’ocde affirme que les fonctionnaires doivent certes fournir de meilleurs services aux citoyens, c’est-à-dire obtenir des “ résultats en terme d’une amélioration des services produits ” (p. 14), mais elle admet du même souffle que “ l’administration doit regagner la confiance du public en offrant plus de choix, de démocratie et de transparence ” (p. 12). Cette confiance, ajoute l’ocde, ne peut s’établir qu’en fondant une “ vision commune entre les dirigeants politiques, les fonctionnaires et le grand public ” (p. 13). Bien entendu, pour appuyer ma thèse, je pourrais multiplier les exemples et recourir à d’autres citations, mais cela m’apparaît inutile. Je tiens toutefois à dire ceci : là encore, il est indéniable que l’ocde est largement pénétrée par l’esprit “ management ”, mais il est tout aussi indéniable que cette organisation est traversée par d’autres courants d’idées dont elle doit tenir compte. C’est pourquoi elle produit des documents dans lesquels elle tente de concilier, par l’usage d’une fine terminologie, les enjeux où s’affrontent les protagonistes. Si l’ocde n’était qu’une organisation de propagande agissant dans l’unique intérêt des néolibéraux, ou encore des ultralibéraux, pourquoi prendrait-elle la peine de souligner, dans Construire aujourd’hui l’administration de demain, que le gouvernement canadien s’est donné comme “ prochain grand défi ” d’accroître la participation politique des Canadiens à “ l’élaboration de la politique du gouvernement ” (p. 29, encadré 7, Permettre aux citoyens de s’exprimer)? D’aucuns pourront me rétorquer que ces projets sont trop souvent des vœux pieux qui demeurent à l’état de nébuleuses vaporeuses naviguant dans les méandres des dédales bureaucratiques. Je ne leur donne pas tout à fait tort, mais au demeurant, le discours normatif de l’ocde est irréductible à la vulgate néolibérale.
Pour Mme Piron, il semble évident que les néolibéraux occupent seuls le devant de la scène publique et politique. Où se trouvent les libéraux et les sociaux-démocrates? Évaporés, à l’en croire. Elle reste sourde au pluralisme constitutif de nos sociétés. Pourtant, elle avoue que les hauts fonctionnaires ne sont pas “ dupes ” du discours néolibéral, “ qu’ils tentent malgré tout de garder le cap sur l’horizon de l’intérêt public, à long terme, même si cela s’oppose parfois aux désirs immédiats des citoyens ” (p. 88). Mais cette résistance apparaît bien faible face au déploiement de la ngp. La sociologue donne à penser que les dés sont jetés : “ l’individualisation consumériste des citoyens ” est omniprésente et inéluctable.
Par ailleurs, on ne peut dire, à la lecture de l’article de Mme Piron, si celle-ci serait d’accord avec l’affirmation suivante : le développement du nouveau mode de gestion de l’administration publique découle essentiellement de la critique du modèle wébérien bureaucratique et hiérarchique de l’État. Autrement dit, l’origine de l’essor de la ngp repose sur la remise en question, entreprise depuis les années 1980, de la gestion autoritaire des relations de travail au sein de l’appareil administratif, mais aussi au plan des rapports entre l’État et les citoyens. Or, ce point est important. De nombreux auteurs issus aussi bien de la droite que de la gauche ont dénoncé cette gestion rigide de l’administration publique. Ces critiques ont grandement nourri la redéfinition du rôle de l’État. Elles ont souvent servi de point de départ à cette redéfinition des fonctions et objectifs de l’État. Malheureusement, l’auteure ne se prononce pas sur cette question dans son article. Peut-être aurais-je pu rejoindre Mme Piron sur ce problème…
Enfin, un dernier point. Je tiens à revenir sur la thèse de l’auteure, selon laquelle nous sommes en train de “ perdre quelque chose de précieux ”, à savoir l’expérience de la vie démocratique. Dans quelle mesure l’essor du “ néolibéralisme ” résulte-t-il de l’incapacité de la gauche à formuler précisément et concrètement un projet commun qu’elle appelle de ses vœux? Est-ce que la puissance des néolibéraux ne se nourrit pas de la faiblesse de la gauche? Il serait peut-être temps qu’une certaine gauche développe une approche autoréflexive des enjeux politiques de la vie citoyenne, au lieu de se confiner à diaboliser l’Autre.
Francis Moreault*
NOTES
* Francis Moreault est chercheur associé au Laboratoire d’éthique publique de l’École nationale d’administration publique (enap) et de l’Institut national de la recherche scientifique, Urbanisation, Culture et Société (inrs-ucs). Il est de plus chercheur au Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal (creum) et chargé de cours au Département de philosophie de l’Université de Montréal.
1. Florence Piron, “ L’État et ses citoyens-clients. Ou quand le service aux citoyens ne rend pas service à la démocratie ”, Argument, vol. 5, no 2, printemps-été 2003, p. 82-89.
2. Mohamed Charih et Arthur Daniels (dir.), New Public Management and Public Administration in Canada. Nouveau management public et administration publique au Canada, Toronto, Institut d’administration publique du Canada, 1997. Je souligne.
3. Caroline Brochu, Un groupe de travail de députés propose une réforme en profondeur du travail des commissions parlementaires, Québec, 16 juin 2000, p. 2. Je souligne.
4. Florence Piron, op. cit., p. 86.