Dans un petit ouvrage aujourd’hui négligé, intitulé La nouvelle Atlantide, Francis Bacon a tenté d’exposer quelles tâches attendent la philosophie dans le monde nouveau qu’il voit émerger à son époque. Si pour Platon, le philosophe, du moins dans la partie publique de son œuvre, doit conseiller les politiques ainsi que leurs officiers, et éduquer au mieux ses contemporains afin qu’ils demeurent justes les uns à l’égard des autres et montrent la plus grande piété envers les dieux, il en va tout autrement pour Bacon et ses innombrables disciples. En effet, celui-ci assigne désormais au philosophe la tâche d’être le conseiller des savants ainsi que des ingénieurs et de travailler à ce que le peuple acquière le plus grand bien-être matériel par le commerce et par l’industrie. Autrement dit, pour Bacon, viendra un homme, un homme foncièrement nouveau, qui n’aura plus besoin ni de politique ni de religion et qui pourra ordonner son univers uniquement par la science et la technique. Il reste bien sûr, afin qu’une telle utopie ne se transforme pas en un véritable cauchemar, à établir selon quels principes devrait s’accomplir cette mise en ordre universelle.
Dans le monde qui est désormais le nôtre, si dévoué à la nouveauté, l’inventivité humaine s’est attachée, comme à nulle autre époque, à la production technique. Devant le déferlement de tous ces savoirs, tous plus pratiques les uns que les autres, nous sommes, à notre tour, sommés d’expliciter les règles de cette mise à l’ordre de la nature. En conséquence, il nous faut apprendre à discerner parmi toutes ces choses inventées, non seulement celles qui sont les plus utiles, mais plus encore celles qui sont susceptibles de contribuer à notre bonheur véritable, voire à l’humanité du monde auquel nous œuvrons ensemble. Un tel discernement est impossible sans que soient explicités les principes qui doivent nous guider dans cette aventure. Depuis l’époque de Bacon, nombreux furent ceux qui estimèrent que l’humanisme pouvait servir de fondement à cette entreprise capitale. Cependant, devant la faillite des grandes idéologies au siècle précédent, une telle référence — autrefois évidence — n’a cessé de devenir toujours plus problématique.
Voilà pourquoi il nous a semblé nécessaire, à la revue Argument, de faire le point sur la question des rapports qu’entretiennent aujourd’hui l’humanisme et la technique. On notera d’abord que les trois collaborateurs de ce dossier, Hervé Fisher, Gilles Bibeau et moi-même, ont un parti pris favorable à l’égard de l’humanisme. Toutefois, au-delà de cette première convergence, on constate — comme cela se voit si souvent dans les débats concernant l’utilisation des nouvelles technologies — que, sous ce terme, trouvent à se loger bien des pensées qui sans être divergentes, n’en sont pas moins fort différentes. Il s’agit donc de faire apparaître tout à la fois la nécessité d’un nouvel humanisme en ces temps de découvertes innombrables et la difficulté qu’il peut y avoir à l’établir à notre époque.
Daniel Jacques