Il viendra peut-être le jour où, après avoir inséré votre carte génétique dans le guichet automatique, vous entendrez une voix dire : « Si vous voulez connaître votre risque cardiovasculaire, faites le 1; pour savoir si vous êtes sujet à l’hypercholestérolémie familiale, faites le 2; pour le diabète, faites le 3 ».
Daniel Gaudet[1]
C’est la « médecine prédictive » qui est évoquée dans le scénario d’anticipation du docteur Daniel Gaudet, titulaire à l’Université de Montréal de la Chaire de recherche en génétique préventive et génomique communautaire. La médecine de la prédiction dont il est ici question place, en quelque sorte, les médecins dans la position même du devin Tirésias, figure par excellence de l’ambiguïté, qui a été rendu aveugle, selon le mythe antique, pour avoir vu Athéna nue, prenant son bain. Après s’être repentie de l’avoir ainsi puni, la déesse lui conféra, dit-on, le pouvoir de la double vue qui lui donna la connaissance de l’avenir et du destin des êtres humains. La capacité de voir ce qui doit arriver demain, plus tard dans la vie d’un homme ou d’une femme, Tirésias le découvrit, fut une punition plus terrible encore que ne l’avait été la cécité, la divination lui permettant, en effet, d’entrevoir l’avenir sans jamais pouvoir le changer. « C’est une douleur d’être sage quand la sagesse ne profite pas », dira Tirésias à Œdipe.
En novembre 2001, les auteurs d’un numéro thématique du Journal of the American Medical Association (jama) annonçaient que la révolution de la génomique avait fait entrer la médecine dans un nouveau paradigme que les généticiens Craig Venter, Francis Collins et Victor McKusick baptisèrent du nom de « médecine néo-vésalienne[2] ». Dans leur éditorial, ils avertissent les médecins que leur pratique clinique est appelée à changer radicalement, pour s’ajuster à l’ère postgénomique, précisant que le décryptage du génome marque par rapport à la médecine d’aujourd’hui une rupture analogue à celle que les planches anatomiques de La fabrique du corps humain de Vésale ont été pour la médecine médiévale. Ils écrivent : « it is likely that within the next decade physicians will wish to obtain a genotype in certain situations before writing a prescription, to ascertain whether the drug is right for the patient[3] ».
Le généticien Victor McKusick[4] a décrit, à l’intention des médecins généralistes, comment fonctionnera la médecine clinique prédictive : des « geno-screens » seront intégrés aux routines de la clinique; les diagnostics seront établis à partir des signatures génétiques personnalisées (les snp ou Single-Nucleotide Polymorphism, les haplotypes, les génotypes)[5]; les réactions spécifiques aux médicaments seront enregistrées pour chaque personne; des « médicaments-protéines » permettront d’attaquer la maladie au cœur même des cellules. Cette médecine postgénomique sera, pour la première fois, une médecine personnalisée centrée sur la capacité à diagnostiquer longtemps à l’avance la maladie tapie au cœur même des gènes, à en prévoir l’apparition à partir de tables probabilistes et à la traiter soit par la thérapie génique, soit par la pharmacogénomique.
Les malades dont parlent les généticiens McKusick, Venter et Collins semblent être des êtres biologiques strictement réduits à l’expression d’un programme génétique, la médecine néo-vésalienne convoquée au chevet des malades tendant en effet à occulter le rôle des facteurs non biologiques dans la genèse des maladies et dans le maintien de la santé. Il ne fait aucun doute que l’idée d’une causalité linéaire entre gènes et maladies est beaucoup plus facile à retenir que celle d’un réseau complexe de facteurs sociaux, économiques et environnementaux interagissant avec les génotypes individuels pour produire la maladie. Le risque est grand que cette médecine néo-vésalienne ne conduise à son achèvement l’idéologie de l’homme-machine et du médecin-mécanicien, une idéologie maquillée aujourd’hui dans une rhétorique techniciste dont les mots-clefs sont ceux de programme, de code et de système informatique.
Dans son dernier livre[6], James Watson, le co-découvreur de la double hélice de l’adn, dit croire en la possibilité de corriger la nature et d’améliorer l’espèce humaine. En réalité, cette idée qu’il est du devoir de l’homme d’achever l’évolution des espèces refait constamment surface chez les biologistes. Pour des raisons philosophiques et éthiques, la plupart des généticiens ont longtemps répugné à l’idée qu’ils puissent appliquer leurs techniques de modification des génomes à l’espèce humaine; on assiste cependant, ces temps-ci, à un virage important de la pensée d’un bon nombre d’entre eux sur cette question. Ils sont en effet de plus en plus nombreux, et pas seulement le célèbre James Watson, à défendre l’idée que le patrimoine génétique humain ne constitue pas une exception dans l’histoire de la vie et qu’il peut non seulement être décodé, comme tous les autres génomes, mais aussi être modifié, transformé, amélioré. La médecine prédictive s’inscrit dans cette même démarche.
La génomique a conduit notre biologie, à travers la puissance des biotechnologies, à de nouvelles frontières; elle a aussi entraîné notre médecine sur les territoires mal explorés du dépistage génétique, là où se pose en des termes inédits la question de la place des gènes dans l’explication de l’origine des maladies. Il ne m’apparaît plus possible de refermer la boîte de Pandore : les marqueurs de risque génétique seront de mieux en mieux connus; les pédigrées des familles seront de plus en plus souvent intégrés dans les dossiers des patients; des tests de dépistage, en nombre croissant, seront bientôt prêts à être utilisés, souvent sans considération pour leurs coûts, dans les routines des services de santé; les conséquences sur les personnes et sur les familles de la divulgation des fragilités génétiques sont déjà discutées par les spécialistes du counselling génétique et les géno-éthiciens. Les médecins sont désormais forcés de se poser de nouvelles questions : faut-il révéler à la personne son destin tragique qui est là, inscrit dans son génome? Ne faut-il le faire que dans les cas pour lesquels des traitements permettent d’arrêter le progrès de la maladie? A-t-on le droit de transformer une personne bien portante en un patient a-symptomatique, en attente de maladie?
L’humanité m’apparaît être à risque dans notre âge d’ingénierie génétique, de médecine prédictive et de marché pharmacogénomique. Le « grand récit » de la génomythologie fait aujourd’hui la promotion tantôt de l’inhumanisme, tantôt du posthumanisme. Par « inhumanisme », j’entends le projet qui vise à effacer les frontières entre les différentes formes de vie, notamment à travers les transferts de gènes entre végétaux, animaux et humains, et à travers la correction des génomes. Quant au « posthumanisme », il se réfère à l’état dans lequel les valeurs mises au cœur des humanismes classique et moderne ne sont plus admises comme la seule norme. L’idéologie du généticisme considère en effet les idéaux humanistes avec scepticisme et refuse l’idée que l’homme soit représenté comme l’achèvement de l’évolution, le sommet des formes de vie et la mesure de toute chose.
On peut craindre que la question de la définition de l’« humain », à laquelle les philosophes ont traditionnellement répondu, trouve sa réponse dans notre âge postgénomique chez les généticiens, les spécialistes des biotechnologies et les propriétaires de la bio-industrie. Dans un monde désormais sans centre (pas de dieu, pas de point fixe, pas de Vérité…), la technoscience se pose comme un nouveau centre et le symbole de notre puissance tend à s’exprimer à travers la machine la plus complexe jamais produite, l’ordinateur. L’idée du « surhomme » technicien, qui est au cœur de la nouvelle génomythologie, force les penseurs à réfléchir à nouveau sur ce qui définit l’humanité.
LA PAROLE ET L’OUTIL DANS LA DÉFINITION DE L’HUMAIN
Dans cet essai, je me demande à quoi pourrait bien ressembler un humanisme qui ferait une place, en son cœur même, à la révolution de la génomique et qui prendrait au sérieux le projet de la médecine prédictive. Le débat autour d’un humanisme ajusté à notre univers biotechnologique ne peut se faire, me semble-t-il, que si nous partons d’une définition de l’être humain qui reconnaît que nous sommes à la fois des êtres de langage et des fabricateurs d’outils. Ce sont là les deux dimensions structurantes, à savoir la parole et la technique, autour desquelles, me semble-t-il, doit s’articuler toute réflexion sur l’humanisme. Comment peut-on fonder un humanisme postgénomique dans lequel le langage génétique et les biotechnologies ne soient pas les opérateurs de la disparition même de l’homme et de son anéantissement? Au chapitre x des Mots et les choses, Michel Foucault pronostique la mort prochaine de l’homme, qui n’est pourtant apparu que récemment, selon lui, en tant que sujet explicite du discours des sciences humaines. Il écrit :
L’homme s’étant constitué quand le langage était voué à la disparition, ne va-t-il pas être dispersé quand le langage se rassemble? […] Ne faudrait-il pas plutôt renoncer à penser l’homme, ou, pour être plus rigoureux, penser au plus près cette disparition de l’homme […] dans sa corrélation avec notre souci du langage? […] Si ce même langage surgit maintenant avec de plus en plus d’insistance en une unité que nous devons mais que nous ne pouvons pas encore penser, n’est-ce pas le signe que toute cette configuration va maintenant basculer, et que l’homme est en train de périr à mesure que brille plus fort à notre horizon l’être du langage[7]?
Relativement au langage, je crois important de rappeler que les métaphores de code, de logiciel et de programme informatiques, qui ont communément cours en génétique, risquent de réduire la vie à une cybernétique physico-chimique, de ramener l’origine des maladies au seul code génétique et de transformer l’humain en une machine computationnelle. Aux métaphores empruntées à l’informatique, il me semble légitime d’opposer des métaphores linguistiques beaucoup plus complexes pour exprimer les processus de transcription de l’adn en arn et de traduction de l’information génétique : le passage du langage à quatre lettres qu’utilisent les acides nucléiques des gènes au langage à 20 lettres des acides aminés des protéines gagne en effet à être pensé sur l’horizon du langage humain plutôt qu’à partir d’une analogie avec le langage informatique. La biologie semble en effet fonctionner comme un langage à double articulation semblable au langage humain et non comme un logiciel d’ordinateur, ce que veut nous faire croire la géno-industrie. La réduction de la biologie au langage informatique qui a cours aujourd’hui semble donner raison à Jean-François Lyotard qui a écrit qu’aucun savoir ne survivra, dans l’âge postmoderne, s’il ne peut être traduit dans une métaphore informationnelle : plus que la perte des grands récits, c’est la perte même de la langue que voulait évoquer Lyotard.
Dans les années qui viennent, nous ne pourrons pas échapper, je crois, à une véritable « guerre des biologies », guerre qui s’exprimera à travers des débats autour de la place qui sera faite aux métaphores linguistiques et informatiques pour traduire ce qui se passe dans le génome, autour, aussi, des limites des modèles génétiques linéaires dans l’explication de la genèse des problèmes de santé et enfin, autour du rôle des cellules et du milieu dans l’explication du fonctionnement de la vie. Dans tous ces débats, c’est la question de la place du langage dans la définition de l’homme qui m’apparaît être mise en jeu. L’humanisme, me semble-t-il, ne sera possible dans notre âge postgénomique que si nous reconnaissons que le langage définit l’identité de l’être humain et que le travail des gènes et des protéines ne peut pas être réduit au seul langage élémentaire que met en œuvre un programme informatique. Contrairement à ce que pense Foucault, ce serait le déficit du langage, son appauvrissement à travers sa réduction à l’informatique, plus que l’excès de langue et de parole, qui risquerait d’entraîner l’anéantissement de l’homme.
Nul auteur n’a mieux exprimé les liens indissociables entre l’être humain et la parole que Martin Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme (1946), écrite en réponse à la question : « Comment redonner un sens au mot “Humanisme”?[8] », que lui avait posée Jean Beaufret. « [L]’humanisme consiste en ceci : réfléchir et veiller à ce que l’homme soit humain et non in-humain, “barbare”, c’est-à-dire hors de son essence », lui répond Heidegger qui précise que « [l]e langage est la maison de l’Être. Dans son abri, habite l’homme. Les penseurs et les poètes sont ceux qui veillent sur cet abri[9]. » Plus loin, Heidegger dira que « [l]a pensée travaille à construire la maison de l’Être, maison par quoi l’Être, en tant que ce qui joint, enjoint à chaque fois à l’essence de l’homme, conformément au destin, d’habiter dans la vérité de l’Être. Cet habiter est l’essence de l’“être-au-monde”[10] ». Si l’on se base sur ce qu’il écrit à la fin de sa lettre : « La pensée à venir ne sera plus philosophie […]. La pensée redescendra dans la pauvreté de son essence provisoire. Elle rassemblera le langage en vue du dire simple[11] », l’on peut croire que le philosophe de Sein und Zeit (1927) considérerait aujourd’hui que la langue informatique dont use la génétique représente une forme décadente qui rompt avec les richesses de la parole authentique. Sans doute peut-on soutenir avec Zakaria Rhani que cette langue « ne remplit plus sa fonction séminale qui est la maison de la vérité de l’Être mais est devenue au contraire un instrument impérialiste de domination sur les hommes. […] Le langage n’étant plus cet espace où l’homme se trouve au voisinage de l’Être, dans sa proximité, tombe ainsi sous la dictature de la publicité[12] ».
Relativement à l’outil et à la technique, je soutiens l’idée que l’humanisme postgénomique ne peut surgir que sur l’horizon du combat qui continue à opposer, aujourd’hui encore, l’Homo faber et l’Homo sapiens sapiens. La biotechnologie n’est elle-même qu’une excroissance de ce qu’il y a de plus humain en nous, outre la parole, à savoir l’outil qui a permis à l’Homo faber de se détacher de l’animalité et de se constituer comme un humain. Je partage sur ce sujet la position de Peter Sloterdijk qui insiste sur l’origine technicienne de l’humain, « le gardien du feu nucléaire et le scribe du code génétique[13] ». L’humain a développé des moyens de domestiquer l’Être et de se domestiquer en retour, à travers les techniques dures de transformation de la matière, mais aussi par le biais des pratiques culturelles qui ont contribué à façonner l’espèce en conjonction avec la biologie. On ne peut penser l’humanisation des biotechnologies que si l’on reconnaît que « l’homme est le berger de l’Être » et qu’il est responsable, à ce titre, de l’avenir de toutes les formes de vie.
LE GÉNÉTICISME : LA MYTHOLOGIE DES SOCIÉTÉS OCCIDENTALES D’AUJOURD’HUI
Derrida, Lyotard et d’autres nous avaient annoncé que le scepticisme postmoderne à l’égard des grandes théories explicatives provoquerait la disparition des « grands récits », libérant l’humanité des servitudes imposées par les idéologies et les mythologies. En réalité, l’humanité a acquis de nouveaux ennemis qui ont remplacé les grands récits d’hier : le nouveau génomythe promet une vie meilleure pour tous, le traitement des maladies à leurs sources, une nouvelle génération de médicaments, des plantes transgéniques qui permettront de prévenir les famines, de produire de meilleurs aliments… La bio-industrie, plus le capitalisme, plus les multinationales servent de véhicules pour faire la promotion de ce génomythe. S’il y a un seul icône que les humanités et les arts ont emprunté à la science du xxe siècle, c’est bien l’adn. La génoprotéomique, la bio-informatique et la médecine prédictive s’appuient sur la génomythologie qui modèle l’imaginaire contemporain et apporte légitimité au pouvoir de la technoscience à contrôler la nature et à reprogrammer la vie.
L’âge postgénomique dans lequel nous vivons nous confronte, me semble-t-il, à deux défis majeurs. Le premier de ces défis concerne le statut à accorder à la génétique dans l’explication de la vie et au réductionnisme centré sur l’impérialisme du gène qui prévaut dans la médecine prédictive. Le généticisme est renforcé par la logique binaire et linéaire des ordinateurs, qui règne en maître dans l’univers des biotechnologies, par les techniques de génotypage de l’adn utilisées dans les laboratoires et par la popularité des modèles simplificateurs d’explication qui ont cours en biologie. Ces modèles sont surtout défendus par les bio-industries et des scientifiques qui ont généralement très peu de contact avec les « patients réels » que rencontrent les médecins. Ils reposent sur une conception relativement naïve, strictement moléculaire, de l’être humain, et refusent de prendre en compte les interactions biosociales complexes qui sont toujours mises en jeu dans la production de la maladie et de la santé.
Le second défi nous interpelle au plan des représentations que les généticiens se font non seulement de la vie et de la maladie, mais aussi de la pensée et de l’Homme. Une fois réduite à l’univers des seules molécules, la biologie fournit le modèle pour interpréter les autres niveaux d’organisation du vivant : celui des cellules, des tissus, des organes et de tout l’organisme. Ce modèle réductionniste conduit à transformer l’humain en un programme génétique, en un livre d’instructions venues des gènes, en un génome que les généticiens pourront, lorsque la technologie sera disponible, corriger et reprogrammer à souhait. La pensée est elle-même interprétée, dans ce modèle, comme une émergence des processus physico-chimiques qui sont à l’œuvre au niveau moléculaire. L’humanité risque d’être comprise, dans ce nouveau contexte théorique, à partir de la métaphore de la machine — d’une machine bien plus complexe, il est vrai, que les automates qu’évoquait Descartes dans son Discours de la méthode, mais d’une machine, tout de même.
Relancée par les projets sur le « génome » et sur le « protéome », la guerre des biologies est en voie de s’installer, pour des décennies, dans les laboratoires, chez les spécialistes, et bientôt peut-être envahira-t-elle aussi la place publique, aussitôt que les promesses intempestives de la médecine néo-vésalienne, prédictive et réparatrice des gènes, se révéleront n’être que des baudruches artificiellement gonflées. Contre une médecine qui s’appuie exclusivement sur le génome pour expliquer l’origine des maladies et contre une biologie qui privilégie le niveau moléculaire dans son explication de la vie, l’anthropologie met en avant le travail du temps, de l’environnement et de la culture qui organise le « brassage » des gènes par le biais des pratiques sociales institutionnalisées (règles de mariage, interdits sexuels, normes de filiation) dans les différents groupes humains. Pas d’individu, affirme l’anthropologue, sans famille, sans lignage et sans héritage; pas d’humanité sans sociétés, sans groupes ethniques, sans transmissions collectives qui se font, par delà les gènes, à travers des pratiques culturelles singulières. Pas de biologie donc, sans la prise en compte des liens dynamiques qui se tissent entre écologie et génome. Ce sont là autant de séries dialectiques dans lesquelles les termes s’influencent réciproquement, additionnant et combinant leurs effets, et créant du complexe qui n’est jamais réductible à la seule génétique.
Une telle compréhension des organismes vivants nous éloigne considérablement du « tout génétique » dont certains généticiens se font trop souvent les propagandistes. Génétique, environnement et société apparaissent indissociables dans l’interprétation de la vie; le génome humain n’est lui-même que le produit de l’histoire de la vie, longue de quatre milliards d’années, qui a conduit à l’apparition de l’Homo sapiens sapiens. Des nécessités nulle part, des possibilités partout; aucun emprisonnement dans des déterminismes génétiques, mais déploiement, jusqu’à l’exubérance, des virtualités que le programme génétique contient.
Je crois aussi urgent de dénoncer les financements massifs accordés à la recherche génoprotéomique et la place éminente que tient la génomythologie dans le discours médical, dans la grande presse et dans l’opinion publique. Les opposants du généticisme ne réussissent cependant qu’avec difficulté à proposer, dans des termes accessibles, concrets et convaincants, un modèle alternatif qui pourrait éventuellement servir de contre-poids à la génomythologie ambiante et permettre de fonder un véritable humanisme postgénomique. Ils ne rencontrent d’ailleurs, le plus souvent, qu’un modeste appui dans le monde scientifique et dans les populations. La complexité n’est pas plus facile à mettre en mots aujourd’hui qu’elle ne l’était dans le passé. Les positions des penseurs qui s’opposent au généticisme ne seront sans doute comprises que si leurs points de vue acceptent de reconnaître, sans les caricaturer, les formidables progrès de la génétique et de les intégrer aux positions qu’ils défendent.
C’est la fascination pour la puissance de nos techniques que nous retrouvons dans la génomythologie inventée par les promoteurs du génie génétique qui nous disent que la nature est pleine de fautes et d’erreurs et qui nous promettent de parfaire l’humanité et la nature. Les spécialistes de la bio-industrie semblent oublier qu’ils sont eux-mêmes, comme tout être humain, imparfaits : il est de commun usage de dire que les êtres imparfaits ne peuvent pas prendre des décisions parfaites et que les résultats de leurs interventions seront toujours imparfaits. Les inventeurs de la génomythologie oublient ce qu’a été l’histoire jusqu’à nos jours : seuls les dieux ont été considérés comme parfaits (et pas dans tous les cas), les hommes ne l’ont jamais été; notre recherche de la perfection nous a d’ailleurs poussés à inventer des dieux et des mythes de création dans lesquels les dieux seuls étaient les créateurs. De nos jours, l’Homo faber, le fabricateur d’outils, se pose comme le re-créateur d’une vie dans laquelle l’homme serait libéré de ses maladies, des bébés seraient fabriqués selon le goût des parents, etc. Faust a précisément désiré tout cela : la jeunesse éternelle, la beauté d’un dieu, l’hyper-intelligence. Il a perdu toutes ces choses.
SOMMES-NOUS LES DERNIERS HOMMES?
La seule façon de contenir les dérives possibles des biotechnologies consiste, selon Peter Sloterdijk, à inventer un nouvel humanisme dans le prolongement des idées développées par Heidegger dans sa Lettre sur l’humanisme. Sloterdijk se dit agacé, dérangé, choqué même, par la démission des penseurs occidentaux face aux biotechnologies, au moment même où l’espèce humaine est en train de vivre un de ses tournants historiques. Le nouveau pouvoir des biologistes requiert de toute urgence, dit Sloterdijk, une autre sagesse que celle qui a prévalu jusqu’ici, une sagesse capable de faire apparaître un humanisme anthropotechnologique différent de celui qui a existé jusqu’à aujourd’hui, un humanisme à contenu biologique qui prenne au sérieux le pouvoir des biotechnologies.
Les notions de « souci » et de « soin », le « Sorge » emprunté à Heidegger, et celle d’« apprivoisement », une idée qui est au cœur de la pensée de Platon, sont reprises par Sloterdijk pour inviter les intellectuels à se confronter, dans l’engagement, aux défis que posent les biotechnologies à l’humanisme d’aujourd’hui. C’est sur l’horizon de ce nouvel humanisme anthropotechnologique que doit se comprendre la nostalgie du philosophe face à la disparition, prochaine dit-il, de l’humanisme littéraire et des humanités classiques dont le rôle a été, Sloterdijk le rappelle, de faire sortir l’Homme de l’état sauvage, en le civilisant, en le domestiquant, en le dressant — Sloterdijk emploie ici le mot « Zähmung » qui connote, dans la langue allemande, les idées d’élevage, de dressage et de sélection.
L’Homme « a un monde », écrit Sloterdijk en reprenant Heidegger; les plantes et les bêtes vivent, elles, dans un environnement. L’Homme possesseur du langage, à la fois parent des dieux et jardinier du monde vivant, est chargé, chez Sloterdijk, de prendre soin de son monde comme le fait l’agriculteur pour ses champs ou le pasteur pour ses troupeaux. L’Homme possède le langage, insiste Sloterdijk, justement parce qu’il est le gardien des autres êtres vivants. Le difficile projet de gardiennage du monde « constitue le grand impensé face auquel l’humanisme a détourné les yeux », écrit Sloterdijk dans un raccourci rapide de l’histoire de l’humanisme occidental.
Sloterdijk réinterprète quelques-uns des concepts de Heidegger, entre autres celui de « clairière de l’Être », qu’il repense en affirmant que l’homme est apparu dans la « clairière de la technicité ». La technologie l’a constitué comme homme; elle peut aussi le détruire, dans une apocalypse dévastatrice.
Contrairement à Heidegger, nous estimons possible, écrit Sloterdijk, de nous interroger sur le motif de la capacité humaine d’apocalypse. Nous devons mener l’exploration de l’être humain de telle sorte que l’on comprenne qu’il est sorti dans la clairière et comment il y est devenu sensible à la « vérité ». La clairière que le premier homme a vue lorsqu’il a levé la tête est la même que celle où se sont abattus les éclairs d’Hiroshima et de Nagasaki; c’est cette même clairière dans laquelle, dans la nuit des temps, l’homme a cessé d’être un animal dans son environnement et dans laquelle on entend à présent le bêlement des animaux fabriqués par les hommes[14].
Dolly, les animaux clonés, Sloterdijk les situe dans la continuité avec Hiroshima et Nagasaki : cette clairière de l’Être dans laquelle l’homme est advenu pourrait bien devenir, laisse entendre le philosophe, le lieu même de sa disparition.
Notre responsabilité à l’égard de la vie ne pourra sans doute s’exercer, dans l’avenir, qu’à deux conditions : d’une part, l’humanité devra assumer, au cœur d’une civilisation devenue de plus en plus biotechnique, un rapport critique vis-à-vis ses techniques et ses pouvoirs sur la vie; d’autre part, elle devra formuler un nouvel humanisme organisé autour de la notion même de vie plutôt que de celle de matière, un humanisme ancré dans les sciences de la vie plus ou tout autant que dans celles de la matière, un humanisme qui devra se diffuser dans l’ensemble de la société, chez les scientifiques et chez les spécialistes des sciences dites humaines. Ce nouvel humanisme n’aidera l’homme à prendre « soin » de la vie que s’il s’ouvre à la reconnaissance de la pluralité des formes de vie en même temps qu’à la diversité culturelle du monde humain, des langues, des religions, des philosophies. Il ne suffira pas de respecter la diversité du vivant et des cultures, il faudra aussi les faire fructifier, dans une responsabilité conçue comme un gardiennage, comme un « soin ».
Sa responsabilité à l’égard de la vie, l’homme ne pourra l’exercer qu’en solidarité avec tous les êtres vivants dont il est, plus qu’il ne l’a sans doute jamais soupçonné, un proche parent. Cette responsabilité inclut aussi le respect de la biodiversité telle qu’elle s’exprime dans les multiples écosystèmes qui se retrouvent à la surface de la terre. La solidarité entre l’homme et le vivant permettra peut-être de dépasser le conflit, qui a déjà surgi, entre les défenseurs d’un écologisme parfois utopique et les promoteurs du pouvoir des biotechnologies. Culture bioscientifique et pensée pluraliste seront sans doute, dans l’avenir, les principaux antidotes qui protégeront l’humanité contre tous les réductionnismes, ceux qui banalisent la vie en la ramenant à des programmes génétiques, mais aussi ceux qui la sacralisent au point de la rendre intouchable, non transformable.
CONCLUSION
Ivan Illich a écrit, avec à-propos, que le concept de vie est le dernier bastion de l’humanisme scientifique moderne. Si la vie est banalisée, réduite à une simple théorie du gène et appropriée par la bio-industrie, alors tout un système de philosophie et de culture bascule dans l’obscénité et le vide. La question de la définition de l’homme n’est nullement résolue par la découverte que notre génome est composé de plus de trois milliards de bases et qu’il fonctionne comme le logiciel d’un ordinateur. Si nous ne revenons pas à l’idée que nous sommes à la fois des êtres de parole et des fabricateurs d’outils, l’humanité pourrait ne pas avoir une très belle fin. L’évolution n’est rien d’autre qu’un cimetière d’espèces qui sont disparues à la suite d’une catastrophe cosmique ou, plus souvent, à travers la guerre entre les espèces. Nous serions ainsi la première espèce à s’être auto-détruite[15].
Gilles Bibeau*
NOTES