Dès son premier numéro, Argument se penchait sur les rapports parfois difficiles qui existent entre les générations. Depuis le milieu des années 1980, plusieurs observateurs évoquent l’existence d’un contentieux souterrain entre une certaine génération lyrique qui a cru le Grand Soir possible et une autre, plus jeune, moins prompte que la précédente à esquisser les contours d’une société idéale, plus sceptique par rapport aux grandes idéologies prophétiques. Cette sensibilité inquiète d’une certaine « génération x » agace évidemment les plus vieux. Pour plusieurs « boomers lyriques », cette inquiétude esthétisée serait synonyme de désengagement et d’égoïsme. Les sempiternelles récriminations de la « génération x » sur les baby-boomers gâtés cacheraient un simple désir de consommer davantage — « ta Volvo contre mon b.s. » —, une banale volonté de « faire sa place ».
Si de telles oppositions s’avèrent fondées, on comprend mieux l’enthousiasme de ces mêmes « boomers lyriques » pour les jeunes militants qui manifestent bruyamment, depuis quelques années déjà, leur opposition à la mondialisation. Ces « altermondialistes » seraient les dignes héritiers du programme des années 1960, ils incarneraient la « vraie » jeunesse, celle qui marche dans la rue, défie les autorités, croit l’utopie possible. Fort heureusement, ces nouveaux jeunes, plus romantiques et radicaux comme les boomers l’étaient à leur âge, relégueraient aux oubliettes — aux « poubelles de l’Histoire » — cette génération de déprimés anonymes, d’empêcheurs de militer en rond, qui n’a fait que critiquer la précédente sans jamais faire l’effort d’imaginer un monde différent.
Ce sentiment d’une filiation entre « boomers lyriques » et jeunes militants « altermondialistes », ressenti par certains membres de la rédaction d’Argument, nous a semblé suffisamment intéressant pour en faire un dossier. Dans le but d’explorer cette filiation de façon plus large, nous nous sommes demandés s’il existe bel et bien un lien entre les générations et le type d’engagements privilégiés. Pour éclairer nos lanternes — et peut-être les vôtres —, nous avons demandé à trois observateurs chevronnés de nous livrer leurs analyses et réflexions personnelles sur ce sujet.
Le premier de ces observateurs est Jean-Marc Piotte. Compagnon de route de la gauche québécoise depuis la création de Parti pris, Piotte est aussi l’auteur de La communauté perdue[1], un essai choc qui tentait d’expliquer l’engouement de certains pour le militantisme radical des années 1960 et 1970. Si Piotte reste un intellectuel engagé, toujours fidèle à ses convictions d’antan, son regard sur le passé militant de sa génération — et de celles qui vont suivre — ne manque pas de nuances et de distance critique. À lire également, la contribution du journaliste Mathieu-Robert Sauvé. Ce dernier publiait, en 1993, Le Québec à l’âge ingrat, un essai remarqué et important[2] qui, en plus de critiquer certains aspects de l’héritage des baby-boomers, formulait « sept défis pour l’avenir ». Dix ans après la publication de son livre, nous lui avons demandé de nous faire une sorte de bilan sur la dynamique des générations au Québec. Son texte est étonnant, voire dérangeant pour la « génération x », à laquelle il appartient d’ailleurs. Le dernier texte est de Francis Dupuis-Déri qui vient de publier un ouvrage sur les Black Blocs[3], l’un des groupes qui incarne assez bien l’esprit de la « nouvelle jeunesse ». Utopistes et romantiques, les « altermondialistes »? Pas vraiment, de montrer Dupuis-Déri, qui croit même que ces jeunes radicaux auraient fait le « deuil » de la Révolution.
Éric Bédard
NOTES
1. Jean-Marc Piotte, La communauté perdue. Petite histoire des militants, Montréal, vlb, 1987.
2. Mathieu-Robert Sauvé, Le Québec à l’âge ingrat. Les sept défis du Québec, Montréal, Boréal, 1993; récipiendaire du Prix littéraire Desjardins 1994.
3. Francis Dupuis-Déri, Les Black Blocs. La liberté et l’égalité se manifestent, Montréal, Lux éditeur, 2003.