Daniel Bensaïd est à la fois un intellectuel prolifique et un militant engagé dans l’action des mouvements sociaux et des partis d’extrême gauche en France. Il est un témoin privilégié des 40 dernières années de contestation, puisque son parcours politique débute en France dans les années 1960, peu avant Mai 68, et se poursuit aujourd’hui dans le mouvement altermondialiste. Invité au Québec à l’automne 2003 pour y donner une série de conférences, c’est à ce moment qu’Argument l’a rencontré pour discuter avec lui des dissemblances et des similitudes entre la contestation d’aujourd’hui et celle des années 1960.
Daniel Bensaïd avait adhéré aux Jeunesses communistes en 1962, dont il fut exclu au milieu des années 1960 avec d’autres qui comme lui trouvaient le Parti communiste trop mou dans son soutien à la lutte de libération en Indochine. Étudiant à l’université de Nanterre en 1968, Bensaïd participe directement à l’explosion de Mai 68. Des deux courants politiques à l’origine du mouvement, le courant anarcho-communiste de Cohn-Bendit et la tendance trotskiste, Bensaïd s’identifie au second. Il est aujourd’hui un membre influent de la Ligue communiste révolutionnaire, un parti trotskiste. Pour Bensaïd, le trotskisme, c’est — entre autres — cette approche historique du communisme qui s’est élevée contre le stalinisme, ce qui lui valut d’être combattu violemment par les communistes affiliés à Moscou. Au-delà de son activité militante, qui le mena à se rapprocher des mouvements sociaux en Amérique latine et du mouvement altermondialiste, Bensaïd a signé plus d’une vingtaine d’ouvrages, dont Mai 68 : une répétition générale (en 1968, avec Henri Weber), La Révolution et le pouvoir (1976), Marx, l’intempestif (1995), Qui est le juge? Pour en finir avec le Tribunal de l’histoire (1999), Contes et légendes de la guerre éthique (1999) et Résistances. Essai de taupologie générale (2001). Il est aussi directeur de la revue Contretemps, fondée en 2001, et qu’il présente comme se voulant « à la charnière des générations 1960-1970 et 1980 et entre les recherches universitaires et les pratiques militantes, dans un soucis de perspective internationale contre le provincialisme hexagonal français. » Il est enfin maître de conférences en philosophie à l’Université de Paris-viii (Vincennes-Saint-Denis).
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Francis Dupuis-Déri : Quelles sont les différences les plus significatives entre le mouvement de contestation des années 1960 et celui d’aujourd’hui?
Daniel Bensaïd : Il y a d’abord un contexte très différent. Les années 1960 sont marquées par les luttes de libération nationale contre le colonialisme, auxquelles s’identifiaient totalement et sans réserve les courants dissidents de la social-démocratie qui venaient du catholicisme de gauche et du Parti communiste. Les textes de Franz Fanon participaient de cet espèce d’élan où le thème de l’« émancipation » était peu problématique. Deuxièmement, nous participions à l’héritage de la tradition communiste : la révolution russe de 1917 était une date de naissance, au détriment d’ailleurs d’une connaissance du socialisme français qui comptait beaucoup de variétés intéressantes. Troisièmement, nous étions portés par le sentiment que l’histoire avait repris sa marche en avant et « triomphale » vers l’abondance, après la mauvaise parenthèse de la Seconde Guerre mondiale, des camps et du génocide. Nous vivions les fameuses années de croissance appelées « Trente glorieuses ». Cette idée de société d’abondance a permis à des communistes (surtout en Italie) de penser à la possibilité d’instaurer tout de suite le communisme par le partage dès maintenant de cette abondance.
Cette vision du monde s’est écroulée, dans ces éléments fondamentaux que je viens d’identifier, à la charnière des années 1970 et 1980. On peut dire que la formule de Jean-Paul Sartre, « le communisme, horizon indépassable de notre temps », s’est retournée en « marché, horizon indépassable de notre temps ». La nouvelle génération — même si le terme me semble abusif — s’est formée dans la culture de la résistance, une thématique forte des années 1980 en philosophie inspirée par Michel Foucault et que l’on retrouve chez Alain Badiou et Jacques Rancière. Cette génération militante s’inscrit en résistance au libéralisme qui était à l’offensive et qui est devenu l’idéologie pratiquement dominante.
Cette volonté de résistance, c’est ce qui se traduit dans les rassemblements altermondialistes. Cette génération est dotée d’une culture critique qui n’est pas dominée par des références marxistes. À la différence des années 1960, la génération d’aujourd’hui ne mène pas de débats stratégiques. On ne trouve rien de comparable aujourd’hui aux débats passionnés qu’il y a eu à l’époque précédente au sujet du Chili, du Viêtnam et de la révolution portugaise. L’impératif catégorique, c’est tenir ou continuer, comme dit Badiou. Mais au-delà — quelles alternatives? quelle société? —, tout reste en sourdine. C’est ce que j’appelle le degré zéro du débat stratégique.
fdd : Pourriez-vous préciser les différences que vous venez d’évoquer entre l’époque riche en « débats stratégiques » de Mai 1968 et celle d’aujourd’hui, qui serait pauvre en débats stratégiques?
db : 68 a eu l’effet d’un coup de grisou, et les discussions dans la gauche radicale portaient sur les organes de contre-pouvoir, la lutte contre le pouvoir, comment renverser le pouvoir existant, comment prendre le pouvoir… Nous discutions d’exemples précis de luttes de l’époque, comme le Chili, l’Espagne, le Viêtnam, etc. La gauche radicale d’Europe, qui était très minoritaire malgré tout, se sentait solidaire de ces luttes et pouvait se poser ces questions un peu par procuration parce qu’il existait alors un mouvement ouvrier, des partis socialistes et des partis communistes forts, surtout dans l’Europe du sud, comme en Italie. Les équations politiques se formulaient par rapport à ce paysage précis. On disait par exemple qu’il fallait faire l’unité avec les partis réformistes pour les déborder.
Dans les années 1980, le paysage s’est modifié en termes de forces politiques et sociales. Les partis communistes qui avaient été importants ont connu la débâcle. La social-démocratie a débuté son virage néolibéral. Les syndicats se sont « recentrés ». Par ailleurs, le débat stratégique se situait jusqu’alors dans le cadre des États nationaux et des rapports de classe modelés par des législations nationales et se déroulait en référence à des catégories comme « État-nation », « souveraineté » et « peuple », avec lesquelles l’on pensait la politique — et notamment la politique subversive — presque depuis la Révolution française de 1789, ou celle de 1848 et du soulèvement de la Commune de Paris. Aujourd’hui, les coordonnées du débat ont bougé suffisamment pour imposer des questionnements de fond sur l’utilisation de ces catégories.
fdd : Vous seriez donc pessimiste quant à la possibilité du mouvement de contestation d’aujourd’hui?
db : Il faut savoir dénouer le problème du divorce du social et du politique. Le libéralisme peut être très vivant et les gens penser qu’il n’y a pas d’autres solutions, mais ils ne pensent pas que le libéralisme fonctionne bien. Son échec est symbolisé par les faillites privées — comme celle d’Enron — et publiques — comme celle de l’Argentine —, mais aussi par l’état de guerre permanent, qui mène à une guerre à la fois impériale et sociale. Voilà des facteurs de repolitisation — même si ses proportions restent limitées — qui remettent à l’ordre du jour la question des alternatives. Je comprends que personne n’a la solution pour indiquer le chemin de la réorientation et de la réorganisation sociale. Quelles seront les expériences révolutionnaires du xxie siècle? Il commence à peine. En 1901, personne n’avait imaginé les Soviets ou la Guerre civile espagnole de 1936-1939. Nous avons appris la patience, mais le monde va vite. Qui sortira vainqueur de cette course entre la lenteur et l’accélération? Cela reste à voir... Mais je pense à l’expérience brésilienne, avec la pratique du budget participatif de Pôrto Alegre et dans d’autres municipalités, avec le mouvement des paysans sans terre et avec le gouvernement dirigé par le Parti des travailleurs et Lula. Cette expérience réelle peut être, pour la génération actuelle, un point de référence du débat comme l’a été le Chili dans son temps — avec des formes moins tragiques, j’espère. La construction européenne pose elle aussi la question des alternatives. Sur le plan idéologique, enfin, l’intérêt suscité par les livres d’Antonio Negri, Paolo Virno et John Holloway (même si je ne suis pas d’accord avec eux) a eu l’effet positif de relancer un débat qui était au point mort.
fdd : Comment se pose la question de la révolution aujourd’hui?
db : La notion de « révolution » a trois contenus, l’un sémantique, l’autre social et le troisième, stratégique. Aujourd’hui, la notion de « révolution » connaît une sorte de mutation de son contenu sémantique. La révolution s’inscrit dans un dispositif rhétorique en fusionnant plusieurs significations. J’aime beaucoup le travail de Reinhart Koselleck sur l’émergence de la conception moderne du temps à travers la Révolution française et une série de concepts, comme l’accélération ou le progrès et le rapport au futur. La révolution s’exprime ainsi comme mythe, au sens de Georges Sorel, c’est à dire une aspiration à la libération devant l’insoutenable et l’injuste. C’est un mouvement irrépressible. « Révolution », donc, est le nom moderne de l’espérance qui n’est jamais épuisée, même si elle se dira éventuellement en d’autres mots. On peut toujours la faire reculer ou l’écraser, mais depuis les vieux millénarismes, le mouvement reprend toujours quelque part.
Deuxièmement, le mot « révolution » a un contenu social qui ne me semble pas du tout périmé. Avec le slogan « La révolution sera sociale ou elle ne sera pas! », la vague révolutionnaire de 1848 a marqué une cassure dans le contexte européen : c’était la découverte de l’antagonisme au sein du peuple. Ce fut un vrai traumatisme. Tous les courants socialisant d’alors, libertaires, proto-communistes, coopératistes ou autres, ont soulevé la question de la propriété, qui apparaissait pour eux comme le nœud du problème. Qu’on le prenne sous l’angle de l’autogestion, de la réappropriation ou de la nationalisation, la question surgit encore aujourd’hui un peu partout, que ce soit au sujet du brevetage du vivant ou de la propriété intellectuelle. C’est probablement un problème encore plus aigu et plus généralisé qu’à l’époque où il a été identifié.
Ce qui fait problème aujourd’hui, donc, c’est la conception stratégique de l’idée de « révolution ». Dans l’imaginaire du xxe siècle, cette conception est représentée de façon lyrique par la filmographie d’Eisenstein et les images de la prise du Palais d’hiver, celles de la Guerre civile espagnole et de la Libération en Italie et en France. Les catégories qui structuraient cet imaginaire stratégique sont aujourd’hui éclatées. Il reste des souvenirs, bien sûr. Il faut mener un travail sur l’histoire, sans lequel l’avenir ne serait pas possible, mais qui ne doit pas être un travail de conservation pieuse. Nous devons mener plutôt une révision critique de notre histoire, y compris de l’histoire révolutionnaire.
fdd : Mais cette histoire révolutionnaire du xxe siècle n’était-elle pas déjà connue en 1968? L’idéal des Soviets russes écrasé par Staline et son totalitarisme, drame suivi par des purges sanglantes qui ont été mises en scène dans le roman d’Arthur Kœstler Le zéro et l’infini; les anarchistes et autres révolutionnaires espagnols écrasés par les forces curieusement conjuguées des fascistes et des communistes staliniens, drame décrit entre autres par George Orwell dans Hommage à la Catalogne…
db : Tout cela était connu et il s’agissait en effet déjà de l’histoire qu’il fallait digérer et chercher à comprendre. Je suis ainsi très énervé quand les « nouveaux philosophes », qui me semblent un peu malhonnêtes à ce sujet, prétendent avoir découvert les goulags avec Soljenitsyne. Mais il est vrai aussi qu’une minorité seulement avait pleinement conscience de l’ampleur de ces drames. Il y avait une force de transmission du mouvement communiste officiel, avec l’appareil d’État soviétique derrière, qui a réussi en grande partie à imposer une version officielle de l’histoire. Les résistances intellectuelles se faisaient dans les interstices. Des revues qui sont prestigieuses à titre posthume, comme Socialisme ou barbarie et d’autres, étaient confidentielles dans leur temps et presque personne ne les lisait. Il ne faut donc pas seulement transmettre la connaissance historique, il faut aussi la retravailler. Cela dit, le vrai traumatisme pour les gens d’extrême gauche de la génération 68, ce fut surtout la prise de conscience des dérives de nos « alliés » en Indochine et au Cambodge, avec les massacres commis par Pol Pot, par exemple. Il est là, le choc pour la génération 68.
Qu’est-ce qu’on peut tirer de cette histoire révolutionnaire, aujourd’hui? Ce qui m’irrite chez John Holloway, qui identifie le stalinisme au projet révolutionnaire, c’est qu’il est aveugle à un élément historique fondamental : le stalinisme participait à un processus universel de bureaucratisation des États et des pouvoirs modernes, beaucoup plus vaste que l’expérience soviétique. Ce processus touche à la division du travail, à la professionnalisation de la politique, à la complexité des sociétés et à l’administration de ces sociétés complexes. Du passé, on ne peut pas tirer des recettes infaillibles pour faire face correctement à de tels enjeux. Ces problèmes sont récurrents pour des raisons sociales et personne n’y échappe complètement, précisément parce qu’il s’agit d’un phénomène social. Après tout, les grands partis politiques, les syndicats et les organisations non gouvernementales ont eux aussi tendance à la bureaucratisation. On peut trouver quelques repères dans l’histoire révolutionnaire non officielle, avec les expériences de rotation des tâches, de révocabilité et un certain égalitarisme social dans le fonctionnement des syndicats comme des partis, autant de pratiques inspirées par la volonté d’éviter une professionnalisation de la politique. Mais croire que l’on puisse échapper au sein des luttes sociales à ce processus global en niant la transposition de rapports de forces à différents niveaux et sous différentes formes politiques, culturelles, symboliques, etc., ou en prétextant ne pas vouloir se salir, ne nous évite pas de perpétuer une division du travail entre le social et le politique qui paradoxalement bénéficie aux professionnels de la politique.
fdd : Quelles différences identifiez-vous entre les années 1960 et aujourd’hui quant à l’articulation de diverses tendances contestatrices, comme les anarchistes, les communistes et les féministes?
db : Il y a deux phénomènes différents. Premièrement, la société en 1968 est devenue un problème politique — en partie grâce au mouvement féministe — et je crois que c’est très positif. L’influence de 68 chez Deleuze et Foucault, par exemple, a entraîné une modification du statut des problèmes sociaux. Il y a cette dynamique de politisation de phénomènes sociaux au sens très noble de la politique, qui n’abolit pas totalement la césure entre privé et public, mais qui la redistribue et la remanie de manière considérable. Cette dynamique nouvelle nous a menés alors à beaucoup parler des « nouveaux » mouvements sociaux. Mais comme toujours, il y a beaucoup d’ancien dans le nouveau. Le féminisme a une longue histoire. Ce n’est pas un produit de 68 et ce n’est pas non plus une entité homogène.
Quant aux courants politiques, la donne est différente. Il y a un grand point d’interrogation sur le présent et l’avenir de la social-démocratie. Elle n’a pas disparu, mais ses liens aux milieux populaires de la société ne sont pas ceux qu’ils étaient dans les années 1950 et 1960. Or, il s’agit d’un problème important, puisque la social-démocratie reste sans doute le courant le plus important de ce qui subsiste aujourd’hui de ce que l’on a appelé la « gauche ». Quant aux gauches radicales ou subversives, les partis communistes sont au stade avancé de leur agonie. Les courants maoïstes ont pratiquement disparu suite à la déception face à la Révolution culturelle chinoise et à l’évolution de la Chine après la mort de Mao. Un marxiste comme Louis Althusser, qui entre en crise à la fin des années 1970, disait alors que son univers de pensée avait été aboli. C’est une formule d’ailleurs pathétique, parce qu’elle révèle une grande souffrance qui a un lien avec sa propre tragédie personnelle[1].
Finalement, les petits courants communistes antistaliniens et les mouvements libertaires très divers ont mieux traversé les dernières décennies pour une raison évidente : leur vision du monde a moins été remise en cause par les faits historiques et elle sort donc du xxe siècle beaucoup moins détruite que celles de ces courants majoritaires du mouvement social et ouvrier. Je ne pense pas que notre univers de pensée ait été aboli de la même manière que celui d’Althusser, par exemple. On arrive à s’y retrouver. En France, de nombreuses gens au Parti communiste vomissent le stalinisme, mais ils restent incapables de rendre compte de l’histoire propre de leur parti. Comment peut-on croire à l’incroyable? Ils n’ont même pas les outils historiques ou conceptuels pour sortir de la stérilité du travail de rumination historique en cours dans les partis communistes anciennement staliniens. Les foyers de vie intellectuelle de débat ne sont plus là. Ils sont maintenant dans le milieu écologiste, ou dans le communisme critique libertaire, et dans le trotskisme, curieusement à la mode aujourd’hui en France.
fdd : Beaucoup de livres sont parus récemment en France, faisant état du succès politique et professionnel de nombreuses personnalités issues de la filière trotskiste. S’agit-il d’un succès organisationnel des groupes se réclamant du trotskisme, ou est-ce révélateur de l’importance de Trotski en tant que figure militante et intellectuelle?
db : Trotski fait partie d’une histoire. Si l’on veut bien connaître cette histoire, il est important de connaître son idée de « révolution permanente » et sa critique de l’urss présentée dans La Révolution trahie. Trotski avait par ailleurs avancé deux hypothèses, avant la Seconde Guerre mondiale, quant à la possibilité de se débarrasser du stalinisme et du totalitarisme en urss : soit un renversement révolutionnaire du pouvoir de Moscou et une relance de la dynamique révolutionnaire, soit l’effondrement du régime et la restauration capitaliste. Trotski, ça compte, donc. Mais ce n’est pas parce que l’histoire lui a donné raison, puisqu’il a eu tort à certaines reprises. Il faut aussi considérer les liens entre Trotski et les surréalistes. Il s’agit d’une culture plutôt qu’une doctrine. Il y a là un filon intellectuel d’où viennent Cornelius Castoriadis et Jean-François Lyotard, par exemple.
Dans le cas français s’ajoute une continuité historique au sein d’organisations d’extrême gauche qui étaient souvent à l’agonie ou sur le point de disparaître, mais qui ont trouvé — chaque courant à sa manière — des formes de survie et qui sont moins désorientées et démoralisées devant l’effondrement du paysage politique aujourd’hui. L’histoire des élections de 2002 en France est révélatrice. On a évidemment souligné à propos la défaite des socialistes et le passage du Front national au second tour. Mais si trois millions d’électeurs ont voté Front national, il faut aussi noter que cinq millions d’électeurs ont voté pour des candidats d’extrême gauche qui n’avaient fait aucune concession envers la rhétorique sécuritaire et la démagogie anti-étrangers. Cela prouve que l’on peut être bien à gauche sans être isolé et marginal. C’est un coup de surprise. Et il n’y a pas un mouvement social en France dans les dernières années, y compris lors de la création d’organisations comme attac ou les syndicats sud, où on ne trouve une participation active de membres de la Ligue communiste révolutionnaire, un parti trotskiste.
fdd : L’internationalisme semble à première vue être partagé par les rebelles de Mai 68 et ceux et celles du mouvement altermondialiste, malgré son appellation trompeuse d’« antimondialisation ». Mais à y regarder de plus près, le mouvement d’aujourd’hui semble posséder une réelle structure transnationale, alors que l’internationalisme des années 1960 apparaît a posteriori plutôt rhétorique et relever de l’ordre des bons sentiments.
db : L’internationalisme des années 1960 était plus politique, car les divers partis communistes nationaux se considéraient comme « partenaires » les uns des autres. On soutenait la guerre anti-impérialisme au Viêtnam, dans la mesure où elle était menée par des communistes vietnamiens et par le Parti communiste du Viêtnam. Les communistes français pensaient qu’ils participaient à la même histoire, ce qui était en partie vrai et en partie exagéré. Le vieux mouvement communiste ainsi que le tiers-mondisme encourageaient cette solidarité.
Aujourd’hui, il est spectaculaire d’aller aux forums sociaux à Pôrto Alegre ou à Florence, parce qu’on y retrouve des paysans de Via Campesina, des féministes de la Marche mondiale des femmes, des défenseurs des tortues, etc. C’est que le marché et le Capital sont des unificateurs puissants. Ces gens peuvent discuter ensemble parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont confrontés aux mêmes institutions ennemies. Il s’agit donc d’un internationalisme beaucoup plus enraciné socialement, beaucoup plus planétaire, puisque le monde s’est mondialisé pour de bon. C’est l’effet positif de la globalisation : les résistances se globalisent elles aussi.
fdd : Quel serait le bilan du mouvement des années 1960 et les perspectives d’avenir pour le mouvement d’aujourd’hui?
db : Pour les années 1960, le bilan est contrasté. Ce qui fait l’originalité de Mai 68, c’est le dynamisme d’un mouvement culturel combiné à un puissant mouvement social, le tout charpenté par un antagonisme de classes. Or, tout cela ne pouvait qu’avoir des résultats contradictoires tant que l’on restait dans un monde libéral. À la fin des années 1960, il fallait poursuivre la modernisation sociale en partie portée par le mouvement de Mai 68, mais amputée de sa portée subversive. Il n’en est resté qu’une mise à niveau des mœurs, les moyens de lutte révolutionnaire comme la grève générale passant à la trappe. Mais ce phénomène de modernisation des mœurs — contraception, cheveux longs, etc. — s’est produit ailleurs sans l’explosion d’un Mai 68.
Quant à aujourd’hui, il faut essayer de peser et d’agir pour que la société en général aille dans le sens d’une culture démocratique, d’une culture de l’égalité, d’une culture de la solidarité. Il faut changer de logiciel. Nous avons un logiciel libéral qui structure le monde autour du marché, de la compétition et de la guerre. Il faut remplacer ces valeurs. Nous ne connaissons pas les contours d’une société future « décente », comme disait George Orwell, mais nous savons au moins par contraste ce à quoi l’on s’oppose. Voilà où se situe la grande bifurcation. On peut discuter après au sujet des formes de gestion.
fdd : Croyez-vous, comme Gilles Deleuze ou Miguel Benasayag, que les rebelles sont déjà libres dans l’acte même de résistance et de lutte?
db : Non… à moins de parler de liberté subalterne. Ne nous leurrons pas : le cercle de fer du capital permet l’ouverture d’espaces de liberté, mais nous restons prisonniers du cercle tant que nous ne l’avons pas brisé. À l’intérieur du cercle, on ne peut espérer qu’une liberté mutilée. Enfin, je ne suis pas optimiste, mais je crois qu’il ne faut pas théoriser l’impuissance, même s’il ne faut pas nier les problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui. Les résistances montent, mais les défaites continuent. Les batailles ne sont jamais jouées d’avance. Gramsci disait : on ne peut prévoir que la lutte, pas l’issue. Des luttes, il y aura. L’issue de ces luttes, qui peut dire ce qu’elle sera…
Francis Dupuis-Déri
NOTES
1. Althusser sombre alors dans la folie et assassine son épouse Hélène (note de fdd).