Serge Cantin,
Nous voilà rendus au sol.
Essais sur le désenchantement du monde,
Montréal, Bellarmin, 2003, 207 p.
Avec ce recueil d’essais, Serge Cantin nous a fait le don d’un livre à la fois émouvant et profond. Émouvant, car plus encore que dans son précédent recueil (Ce pays comme un enfant[1]), l’on sent vibrer discrètement à travers ces pages une personnalité à la fois inquiète et tendre; profond, car en lisant ces essais ici rassemblés, il n’est rare d’être saisi de vertige devant l’abîme ouvert par les questions posées qu’ils suscitent. Il est à prévoir que certains s’empresseront de nouveau de se guérir à peu de frais de ce vertige en rangeant ce livre dans la catégorie des livres mélancoliques ou, pire encore à leurs yeux, nostalgiques. Disons-leur d’emblée : ce livre ne s’adresse pas à vous! Il faut en effet pour en apprécier la teneur spirituelle faire partie de ces lecteurs déjà sensibles au tourment rimbaldien exprimé dans ce passage d’Une saison en enfer, cité par S. Cantin : « Moi! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre! Paysan! » (179)[2].
Pierre Nepveu et Jean-Philippe Trottier furent, chacun à leur manière, de tels lecteurs. Dans leurs textes, ils touchent à l’essentiel tout en explorant les thèmes les plus divers du recueil : les paradoxes du tourisme, le sens ultime à l’œuvre poétique de Gaston Miron, les rapports de la littérature ou de la musique et de la vérité, le désenchantement du monde et d’autres thèmes encore. Cette exploration somme toute assez empathique ne va toutefois pas sans une intention critique qui affleure dans les deux textes. P. Nepveu semble ainsi penser que la littérature peut redonner une « certaine densité » au monde désormais désenchanté, alors que S. Cantin tire toutes les conséquences de la thèse du désenchantement : la religion de l’art ne fut qu’un succédané de la religion dans un monde encore imparfaitement désenchanté. À la source même de notre modernité littéraire, Rimbaud avait déjà parfaitement compris la supercherie que représentait la religion de l’art après la mort de Dieu. Il est vrai que P. Nepveu prend bien soin de ne pas endosser cette conception sacrale de l’art. Il parle plutôt à ce propos d’exigence éthique de la littérature. Cette précision ne règle toutefois pas, à mon avis, le fond de l’affaire qui porte sur la nature du pouvoir rédempteur de l’art.
J.-P. Trottier pousse l’interrogation encore un peu plus loin. Il a très bien vu qu’un essai sur le désenchantement du monde présupposait une certaine expérience, tout aussi indirecte soit-elle, du monde « enchanté » et surtout une expérience vivante du désenchantement. Comme l’indique le sous-titre du recueil, les essais rassemblés par S. Cantin sont autant de témoins de cette expérience. Or, l’expérience du désenchantement est l’expérience de son propre dépouillement et de sa propre nudité devant un monde désormais désenchanté. Selon cette expérience, l’humanité aurait été éveillée de son sommeil enchanté par son entrée dans l’histoire, qui ne serait elle-même pour l’essentiel qu’un long crépuscule des dieux et des succédanés des dieux aboutissant au temps présent.
On reconnaîtra sans peine ici certaines des thèses de Marcel Gauchet, que S. Cantin reprend largement à son compte dans le dernier essai de son livre. Dans ce même essai, S. Cantin établit un parallèle intéressant entre les thèses de M. Gauchet et celles de Fernand Dumont. Il souligne ainsi que la crise contemporaine du croire est pour F. Dumont la conséquence du processus d’« institutionnalisation généralisée de la culture » propre à la civilisation occidentale. En vertu de ce processus, la culture première — découverte immédiatement dans le milieu d’existence — est constamment mise à distance par les médiations — science et art — de la culture seconde. Cette mise à distance de la culture première fait graduellement prendre conscience à l’homme que la culture, loin d’être donnée, est toujours le produit d’une création humaine. L’institutionnalisation généralisée de la culture risque alors de déboucher sur une colonisation, voire même sur une destruction, de la culture première par la culture seconde. L’homme désenchanté est devenu étranger à la culture première par le travail incessant en lui de la science et de l’histoire qui lui a aménagé une position de surplomb à partir de laquelle il domine en spectateur toutes les cultures humaines passées et présentes. Il s’est pour ainsi dire transformé en un touriste de son monde et de lui-même; il est devenu l’individu totalement dépaysé.
J.-P. Trottier semble contester qu’une telle rupture de l’homme et de sa culture première — dans ses termes, la « tradition » — se soit produite, ou tout au moins que l’on puisse lui assigner les mêmes effets que S. Cantin lui attribue. Les êtres humains sont en effet toujours plutôt pour lui les interprètes de la partition léguée par leur culture. Ce que J.-P. Trottier reproche à S. Cantin, c’est d’avoir quelque peu durci l’idée de la tradition ou encore d’avoir creusé une distance trop grande entre la culture première et la culture seconde, entre la tradition et son interprétation. Or, il est essentiel pour J.-P. Trottier d’assouplir cette idée de la tradition, car elle est liée dans son esprit à la possibilité de la foi vivante : « Une tradition, devenue convention et privée de son côté organique, n’est pas meilleure qu’une autre; elle n’est plus valable qu’en fonction de son utilité psychologique et sociale. Sauf que la tradition, tout comme la foi, n’a rien à voir avec la certitude. Elle est plus proche du doute et ne vit en conséquence que par la vertu de l’interprétation. » Ce n’est donc pas un hasard si J.-P. Trottier fait glisser insensiblement son propos du rapport à la tradition au rapport plus spécifique à la foi religieuse. Il a en effet bien vu que l’enjeu dernier du livre de S. Cantin, cet « écrivain moral aux harmoniques religieuses », était la foi, ou plus largement les difficultés contemporaines du croire. La critique généreuse de J.-P. Trottier et son acceptation même des bienfaits pour la foi de l’« athéisme purificateur » (de S. Cantin?) le rapproche de l’attitude d’un F. Dumont qui, dans ses bons jours, croyait en la possibilité d’un combat politique pour l’avènement d’une société éthique où l’Église jouerait le rôle de médiatrice dans la transformation de l’intérieur de la culture (202-205). Ce ne serait donc qu’au prix de son insertion dans la culture moderne que l’Église pourrait se faire entendre dans le combat pour les « raisons communes ». Cette insertion exigerait par-dessus tout une souplesse herméneutique qui donnerait aux interprètes contemporains — les croyants d’aujourd’hui — toute la latitude nécessaire pour explorer les harmoniques séculières de la tradition chrétienne. Là serait peut-être la planche de salut du croire dans le monde moderne désenchanté.
Fin lecteur de F. Dumont, S. Cantin ne semble pourtant pas partager l’espérance, nourrie de foi, du sociologue. L’esprit général de son livre est plus proche du constat sceptique et en retrait d’un M. Gauchet concernant la capacité réelle du croire de modeler désormais le monde. À son insu peut-être, S. Cantin est lui aussi membre de cette « génération post-traditionnelle » qui affronte désormais le monde sans l’appui d’une croyance nourrie par une tradition (191-192). C’est du moins l’impression que j’ai retirée à la lecture de l’essai le plus personnel et déroutant de son recueil : « Le chemin du Puy. Journal d’un coquillard ».
Avec beaucoup de tendresse mélancolique et d’humour, nous suivons les péripéties de l’écrivain qui a entrepris de faire la marche du pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. L’auteur nous avertit toutefois qu’il n’est pas vraiment un pèlerin, mais qu’il est plutôt un coquillard moderne, c’est-à-dire un faux pèlerin qui emprunte la route pour d’autres motifs que la sanctification personnelle (81). Il indique discrètement à plusieurs reprises la nature réelle de ses sentiments à l’égard de la foi (85-86, 97, 114), ce qui ne l’empêche pas de se laisser quelque peu emporter par les émotions très anciennes et sublimes que soulève en lui son pèlerinage sur les routes de France. Il ne veut toutefois pas s’abandonner tout à fait à ce mouvement nostalgique; une pudeur raisonnée le retient.
L’essayiste se garde bien en effet de succomber à la tentation romantique de réenchanter le monde au moyen de la littérature. Il connaît trop bien la part d’artifice et de mauvaise foi qui accompagne l’excitation toute moderne devant le « Sacré » (126). Le coquillard de Saint-Jacques-de-Compostelle est aussi un coquillard du pèlerinage vers les sanctuaires modernes de la religion de l’art. Il a une vive conscience que l’« empaysement », auquel il fait allusion dans les « Pensées ferroviaires » ajoutées au texte, que la plongée vers le plus Ancien, vers les couches les plus profondes du moi et de la mémoire, ne peut être décrite ni vraiment rapportée, sans courir le risque d’une esthétisation peu probe de l’expérience éprouvée. Le respect de cette mémoire exige peut-être en dernier lieu que l’on ne se fasse pas l’écho de ces derniers soupirs d’agonie.
NOTES
1. Serge Cantin, Ce pays comme un enfant. Essais sur le Québec (1988-1996), Montréal, L’Hexagone, coll. « La ligne du risque », 1997.
2. Tous les numéros de pages entre parenthèses renvoient à Nous voilà rendus au sol.