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Arrêt en Mironie

Un texte de Serge Cantin
Dossier : Autour d'un livre: Nous voilà rendus au sol. Essais sur le désenchantement du monde, de Serge Cantin
Thèmes : Éthique, Histoire, Philosophie, Religion, Revue d'idées
Numéro : vol. 6 no. 2 Printemps-été 2004

Que l’on me permette d’abord de remercier la revue Argument d’avoir choisi de consacrer un dossier à mon livre. Peu d’auteurs ont la chance de pouvoir bénéficier d’un tel privilège. Le mot n’est pas trop fort, vu la générosité et la perspicacité de mes deux lecteurs, auxquels je m’efforcerai de répondre de mon mieux.

Il m’est arrivé une expérience singulière en lisant les textes de Pierre Nepveu et de Jean-Philippe Trottier : j’ai eu parfois l’impression qu’ils avaient mieux compris que moi-même le sens de ma (dé)marche. C’est dire à quel point ils ont su, à leur tour, m’émouvoir. Un « livre émouvant », insiste en effet M. Nepveu. Oui, à bien y penser, c’est ce que j’ai écrit, un livre émouvant, mais presque à mon insu, « de plus loin que moi », comme une maison qui se serait faite en mon absence, pour solliciter encore une fois la métaphore mironienne. Celle-ci, toutes proportions gardées, me paraît bien s’appliquer à un livre comme le mien, fait de textes rapaillés et où un homme « s’avance sans armure », avec « cette absence d’arrogance et de certitude », cette « sincérité de l’écriture » que me prêtent mes deux lecteurs, une qualité (car c’en est bien une, il me semble) dont je suis largement redevable à Miron lui-même, au « voyage abracadabrant » qu’il m’a fait faire il y a plus de 30 ans. Quant à la tristesse, qu’on m’a souvent imputée à grief (« Ah! Cantin, ce nationaliste mélancolique! »), je ne saurais qu’être reconnaissant à M. Trottier d’avoir compris et souligné qu’ « elle n’est pas un sentiment dépressif ou morbide », mais plutôt ce qui m’assure que je « reste bien collé au sol », suffisamment, en tout cas, pour échapper au jovialisme ambiant qu’a si justement dénoncé Laurent Laplante dans son dernier livre[1]. Et si la tristesse était désormais le seul chemin praticable vers cette sérénité que M. Trottier croit voir se profiler à l’horizon de mon livre? Aurais-je, à travers lui, ce livre rapaillé, trouvé la route qui mène au trésor perdu des voyages? Peut-être, un peu comme le rabbin Eisik, avais-je besoin d’un lecteur aussi averti que M. Trottier pour m’en apercevoir.

Mais revenons à Miron, qui tient une place considérable dans les deux commentaires, disproportionnée à celle qu’il occupe dans mon livre. Je ne m’en plaindrai pas, surtout après ce que je viens de confesser. Reste que je me retrouve un peu en porte-à-faux face aux questions que soulèvent mes deux lecteurs, eux-mêmes fins connaisseurs de la Mironie. Je pense notamment aux remarques pénétrantes de M. Trottier sur le rôle du silence et du deuil chez Miron, lesquels signaleraient « qu’il y a eu quelque chose ici dans le passé ». Tout ce que j’ai écrit ces dernières années sur le Québec montre assez, je crois, que je suis loin de minimiser l’importance de cette présence passée, ou du passé, pour l’avenir de notre mémoire. Cela dit, cette présence, est-ce que je la sens vraiment? Certainement pas comme la sentait Miron, comme la sentait Dumont, ou comme la sent encore Vadeboncœur, lui qui, dans son compte rendu de mon livre, écrivait : « Je regarde du côté d’où je viens, d’où j’étais venu. Il est simple de se tourner vers ce qui est dit en quelque sorte pour toujours. Serge Cantin ne fait pas et ne peut sans doute pas faire ce geste antique[2]. »

Curieusement, Vadeboncœur avoue n’être lui-même ni croyant ni incroyant, et j’aurais presque envie d’en dire autant. Mais alors, que me manquerait-il pour faire le « geste antique »? Peut-être ce « reste de créance » qu’évoque un plus loin Vadeboncœur, ce reste de créance que gardent les hommes et les femmes (et encore, pas tous) qui eurent la chance, peut-être, de grandir dans la « grande noirceur » religieuse. « La religion du Québec d’antan, notait Dumont, s’engrenait si bien aux rythmes des jours et des saisons qu’elle semblait enlisée dans l’ici-bas; par ailleurs, elle invoquait une histoire si longue, les enjeux d’un destin si incertain, les imageries d’une transcendance si mystérieuse qu’elle laissait entrevoir l’envers d’un monde autrement plus restreint[3] ».

La disparition de cet « envers du monde » auquel nous donnait accès la religion n’y serait-elle pas pour beaucoup dans l’impasse actuelle de la souveraineté? Était-il possible de rompre aussi brutalement avec la religion catholique (qui fut après tout pendant près de deux siècles, avec la langue, le trait distinctif de notre nationalité) sans risquer du même coup de perdre ce « reste de créance » en un envers du monde et du présent qui, seul peut-être, était en mesure de fonder un projet historique commun? Comme si en nous éloignant de la religion de nos pères, nous nous étions en même temps — et peut-être définitivement, avec le triomphe du « monde restreint » de l’individualisme néolibéral — éloignés de nous-mêmes, de la dimension tragique et j’oserais presque dire spirituelle de notre propre histoire, dimension qui habitait encore les indépendantistes venus de « la grande noirceur », les Dumont, Aquin, Ferron, Vadeboncœur et Miron. Ce n’est pas un hasard si, comme le fait judicieusement observer Pierre Nepveu, les grands poèmes de Miron « disent le politique à travers une thématique religieuse [], et dans des termes qui évoquent la transcendance ». Sauf que, contrairement à M. Nepveu, je ne rapporterais pas cette liaison du politique et du religieux chez Miron à  « une religion de l’histoire ». Non que, comme tant d’autres poètes de ce temps-là, Miron n’ait pas été tenté par une religion de l’histoire; mais si sa poésie est si puissante, si elle a su résister à l’épreuve du temps, si elle sait encore nous émouvoir, nous bouleverser, même, c’est bien parce qu’à cette tentation d’une transcendance horizontale Miron n’a jamais succombé tout à fait. M. Nepveu le reconnaît, du reste : si Miron adhère à une religion de l’histoire, c’est, dit-il, « en s’en distanciant sans cesse ». Mais qu’est-ce qui rend possible cette distanciation? Si je comprends bien M. Nepveu, ce serait la poésie (« Je crois qu’en tant que poète, Miron a senti le danger [] d’une conception téléologique et finaliste du politique envisagé comme salvateur  »). J’en doute un peu. Du reste, comment la poésie pourrait-elle assumer une telle fonction de distanciation si, comme le soutient par ailleurs M. Nepveu, c’est « une religion de l’histoire qui remplace la religion de la poésie chez Miron »? Plutôt qu’à une religion de l’histoire ou à une religion de la poésie, ne faut-il pas en appeler à un « reste de créance » verticale, voire proprement chrétienne, pour expliquer l’adhésion-distanciation du poète militant à l’histoire, avec « la tension entre l’individuel et le collectif » qu’un tel engagement, qu’une telle foi supposent[4]?

Cette tension, M. Nepveu me reproche — avec beaucoup de tact — de la dissoudre dans une vision un peu étriquée du politique. J’avais cru pourtant insister sur la conception très élevée, et largement oubliée, aristotélicienne et arendtienne, que Miron se faisait du politique en tant que domaine de l’action et de la parole, ces « instruments » grâce auxquels chaque homme peut révéler aux autres qui il est en son unique individualité. Je ne pense pas trahir la pratique poétique de Miron en l’instrumentalisant ainsi. « On se sert d’un poème pour la vie intérieure, comme on se sert d’une casserole pour la cuisine », écrivait le jeune poète Fernand Dumont, en 1952[5]. Aussi réfractaire que ce dernier au culte parnassien, Miron, lui, s’est servi du poème pour refaire « l’unité du dedans et du dehors » (« Comment être moi-même [] si je n’existe qu’en ma subjectivité? », demandait-il). Qu’est-ce que le poème pour Miron? Qu’est-ce qui, fondamentalement, le distingue du « non-poème », sinon qu’au lieu de se servir du langage, et le plus souvent à des fins de domination, le poème sert le langage, qu’il est à son service, au service de ce qui fait de l’homme un animal politique, au service de l’unité humaine? Cette unité est l’utopie de Miron. Elle ne risque pas de conduire à une « annulation des individualités au profit des raisons communes », à moins que l’on ne définisse l’individualité par opposition à la communauté, en perdant de vue « l’homme carencé de cette situation », selon les propres termes de Miron. Loin d’avoir été pour lui « le lieu du langage où pouvait se dire aussi l’insuffisance du politique », la poésie fut au contraire le lieu où Miron a voulu et su dire « la dépolitisation maintenue de ma permanence », où il a clamé la grandeur oubliée du politique, sa misère et sa défaite dans la société contemporaine et par-dessus tout, bien sûr, dans la société québécoise. Insuffisance du politique? Oui, mais à condition de donner au génitif un sens objectif.

J’en viens à la réserve majeure de Jean-Philippe Trottier, qui recoupe d’ailleurs une objection de Pierre Nepveu. Elle se rapporte à la définition gauchetienne de la religion conçue comme « le plus rigoureux dispositif de neutralisation de la question de soi ». J’aurais sans doute dû, pour éviter tout malentendu, insister davantage sur le fait que cette définition, Gauchet l’applique d’abord et avant tout à ce qu’il appelle la religion pure ou première, c’est-à-dire celle d’avant l’État et d’avant l’écriture et qui est encore celle des peuples dits primitifs. Or, c’est cette religion première qu’est venu mettre radicalement en question le christianisme, vu par Gauchet comme « la religion de la sortie de la religion », où l’homme tâche d’assumer sa condition historique. Autrement dit, avec le christianisme, nous ne sommes plus dans un régime de « neutralisation de la question de soi », ce dont témoigne d’ailleurs parfaitement le quæstio mihi factus sum de saint Augustin, le premier à poser philosophiquement la question anthropologique. Religion de l’interprétation, le christianisme est fondé sur l’actualisation de la tradition, laquelle représente en effet, en principe, quelque chose de vivant, mais qui peut aussi se scléroser, comme cela s’est passé au Québec, et bien avant 1960, avec  les « coûts humains énormes » qui en découlent et « l’anticléricalisme primaire » qui en résulte à plus long terme. Peut-on espérer qu’un « athéisme purificateur » nous amène un jour à redécouvrir notre passé avec « une fraîcheur inattendue », pour emprunter la formule de Hannah Arendt? Mais l’athéisme que j’observe autour de moi, cette « incroyance de suffisance » dont s’enorgueillissent tant de mes savants collègues, m’incite plutôt à penser, hélas!, que nous sommes tout simplement en train de perdre la mémoire ou (ce qui revenait au même pour Arendt) la profondeur de l’existence.

Me reste à parler, brièvement, du Chemin du Puy. Ai-je eu raison d’inclure ce journal, de l’intégrer à mes Essais sur le désenchantement du monde? J’avoue me poser encore la question. J’ai beaucoup retravaillé chacun des textes, leur forme surtout, mais aucun ne m’a coûté autant d’efforts que la réécriture de ce journal. Car, « en voulant me rappeler tant de douces rêveries, au lieu de les décrire, j’y retombais », serais-je tenté de dire avec Rousseau. Oui, j’ai beaucoup rêvé sur le chemin de Compostelle, renouant avec l’adolescent rêveur que j’ai été. Mais ces rêveries, comment les décrire sans verser dans le « pastiche iniatico-bonbon » à la Paolo Coelho? Comment éviter « de magnifier et de mythifier [m]a propre expérience »? L’empaysement que j’évoque à la fin, dans les pensées ferroviaires, je l’ai pourtant bel et bien vécu, in foro interno; mais peut-être, comme le fait si finement observer Pierre Nepveu, l’expérience y conduisant ne pouvait-elle être rendue qu’« aux dépens de la littérature ».



Serge Cantin*

 

NOTES

* Serge Cantin est professeur de philosophie à l’Université du Québec à Trois-Rivières et chercheur associé au Centre interuniversitaire d’études québécoises (cieq). Il est également membre du comité scientifique de la Chaire Fernand-Dumont sur la culture.

1. Laurent Laplante, Les enfants de Winston. Essai sur le jovialisme, Montréal, Anne Siger, 2003.

2. Pierre Vadeboncœur, L’action nationale, vol. xciii, no 9-10, nov.-déc. 2003, p. 170.

3. Fernand Dumont, Genèse de la société québécoise, Montréal, Boréal, 1993, p. 10.

4. « Miron est homme de foi. La foi, par définition, ne saurait être soupçonnée [] Miron aime, c’est tout simple », écrit Vadeboncœur dans son dernier livre : Le pas de l’aventurier. À propos de Rimbaud, Montréal, p.u.m., p. 62.

5. Fernand Dumont, « Conscience du poème », dans L’ange du matin, Montréal, éd. de Malte, 1952; repris dans La part de l’ombre. Poèmes 1952-1995, Montréal, L’Hexagone, 1996, p. 11-13.



 


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