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Le cri d’une génération. L’affaire « choi-fm » et le conflit des générations

Un texte de Frédéric Têtu
Thèmes : Mouvements sociaux, Québec, Revue d'idées
Numéro : vol. 7 no. 1 Automne 2004 - Hiver 2005

En réduisant choi-fm à la seule personne de Jeff Fillion, et en réduisant Jeff Fillion à une douzaine de phrases malheureuses qui circulent hors-contexte, non seulement nous tombons dans la caricature, mais nous courons le risque de rater une occasion de réflexion exceptionnelle, une réflexion qui dépasse largement la personne de Jeff Fillion et sa station de radio. Le 22 juillet dernier, 50 000 personnes descendaient dans les rues de Québec pour manifester leur attachement à choi. Une manifestation de cette ampleur est en soi un phénomène considérable. Que la cause de cette manifestation soit la fermeture annoncée d’une entité commerciale, cela est tout à fait étonnant. Mais là où la chose devient absolument fascinante et frise l’incompréhensible, c’est lorsque l’on constate que la vaste majorité des manifestants proviennent des jeunes générations — les 18-35 ans — qu’on avait depuis un certain temps reléguées dans la catégorie des apolitiques, des apathiques et des non-mobilisables. Cet événement requiert un effort de réflexion considérable. Cet effort ne pourra évidemment pas être le fait d’une seule plume, mais j’aimerais y apporter ici ma contribution.

Le caractère fragmenté et éclaté des jeunes générations d’aujourd’hui rend l’analyse générationnelle difficile et périlleuse. On peut toutefois affirmer que les jeunes d’aujourd’hui ont en commun avec les baby-boomers une vision du monde hédoniste et individualiste. Le travail est au cœur de leurs préoccupations et la carrière est à la fois une source d’identité et un moyen d’acquérir un pouvoir d’achat grâce auquel ils peuvent aspirer à jouir de la vie au gré de leurs préférences personnelles.

Là où les jeunes se démarquent par rapport à leurs prédécesseurs, c’est dans leur rapport à l’autorité et aux institutions en général. Contrairement aux boomers, qui ont trouvé dans leurs efforts collectifs le moyen d’affirmer leurs valeurs individualistes, les jeunes d’aujourd’hui — et ce, grâce aux conquêtes de leurs aînés — peuvent aspirer à vivre un individualisme sans partage. Ce n’est pas dire que ces jeunes ne peuvent pas faire montre d’élans et de préoccupations solidaires, mais cela veut dire qu’il se définissent foncièrement et résolument en tant qu’individus, à partir de ce qu’ils perçoivent tout un chacun individuellement, et que c’est sur cette base individualisée qu’ils agissent ensuite dans le monde et sur la scène publique. Contrairement à leurs aînés, qui se définissaient pour une bonne part à partir d’un projet collectif de modernisation du Québec et qui tiraient une partie de leur identité des institutions nouvelles issues de la Révolution tranquille, les jeunes d’aujourd’hui ne sont donc plus massivement mobilisables au moyen d’un quelconque discours idéologique préfabriqué et refermé sur lui-même, que ce discours soit socialisant ou nationalisant.

Or, il se trouve que la partie sérieuse des propos que tient Jeff Fillion colle à la peau d’un vaste segment de la jeunesse de Québec. Nous pouvons avoir confiance en ces jeunes qui font la part des choses par rapport à ce qu’ils entendent (si j’ai bien compris, Jeff Fillion lui-même n’est pas toujours d’accord avec ce qu’il dit), mais qui se reconnaissent au plus haut degré dans la constante promotion que fait Jeff Fillion de la vertu nord-américaine de self-reliance. Sur le plan de la philosophie politique, cette anglo-saxonisation de nos jeunes, loin d’être un réflexe réactionnaire et passéiste, constitue un pas de plus sur le chemin de la modernisation du Québec. Ce qu’il y a de plus remarquable à mon sens dans la manifestation de la semaine dernière est précisément ceci : elle fut le fait de 50 000 décisions individuelles, et non d’un intérêt corporatiste ou d’un discours idéologique rassembleur. Je ne crois pas trahir l’esprit de ces manifestants en disant qu’en manifestant pour choi, c’est d’abord et avant tout pour eux-mêmes qu’ils ont manifesté.

A priori, et j’invoque ici mon expérience de professeur, la politique est absente du radar des jeunes d’aujourd’hui, ce qui se manifeste d’ailleurs par une participation de plus en plus anémique aux élections, quels qu’en soient les échelons. Ce que choi a réussi, ce que devront réussir tous ceux qui chercheront à mobiliser ces jeunes, c’est de les persuader que ce pour quoi on veut les inciter à manifester est quelque chose qui les touchent tous et chacun personnellement. On peut par exemple déjà prédire que, auprès des jeunes, les grandes causes qui auront du succès à l’avenir seront celles qui pourront établir un lien concret entre leurs objectifs et l’acte individuel de consommation. Le clivage irréductible entre la gauche et la droite est désormais périmé et le commerce équitable, pour prendre cet exemple, est promis à un bel avenir parce qu’il fait le lien entre une cause humanitaire et un acte individuel, et qu’il utilise un processus associé à la droite — les lois du marché — pour faire la promotion d’un intérêt généralement associé à la gauche — un juste salaire pour les agriculteurs de l’Amérique centrale.

Sur le plan politique, la mutation anthropologique dont il est ici question aura des conséquences fondamentales. Les jeunes d’aujourd’hui ont généralement une identité québécoise tellement bien assumée qu’ils peuvent se cantonner dans la sphère individuelle pour vivre cette identité et qu’ils ne craignent aucunement de s’exposer à des influences étrangères et diverses. Cette confiance identitaire les rend disponibles pour une remise en question critique du legs institutionnel québécois qui leur est offert par les générations précédentes. A priori, le fait d’avoir une identité québécoise ne les fait pas aspirer spontanément à un complément politique supposé nécessaire. Cette identité est si bien assurée, et c’est là un résultat du travail des générations qui ont précédé, qu’ils ne se sentent pas poussés malgré eux à cette cristallisation politique que représenterait la souveraineté du Québec. Selon moi, la manifestation pro-choi revêt un caractère historique parce qu’au-delà du débat stérile sur les personnes, elle marque la fin du temps où les souverainistes pouvaient espérer que le simple renouvellement des générations allait suffire pour faire advenir la souveraineté du Québec. Pour gagner et maintenir l’allégeance des jeunes générations, le Parti québécois devra sortir des discours abstraits et convenus, et devra démontrer en quoi la souveraineté du Québec bonifierait la sphère de vie individuelle de chacun de ces jeunes. À en juger par la pathétique absence de résultat de la Saison des idées décrétée l’an dernier au pq par Bernard Landry, il est permis d’envisager des jours très sombres pour le Parti québécois. Les nationalistes semblent victimes de leur propre victoire : victorieux sur le plan de l’identité individuelle, ils sont peut-être de ce fait même condamnés à perdre sur le plan de la souveraineté politique.

Il faut ici faire un pas de plus et suggérer qu’un très grand nombre de ces jeunes, tout Québécois qu’ils soient, « magasineront » la société dans laquelle ils entreprendront leur carrière et fonderont leur famille. Si tel devait effectivement être le cas, il serait urgent que le Québec se transforme immédiatement en une vaste entreprise de grande séduction afin de persuader ces jeunes que la société québécoise peut leur offrir des conditions de travail et de vie non seulement intéressantes, mais avantageuses par rapport à ce qu’ils pourraient trouver ailleurs. À ce chapitre, les charmes surannés d’un quelconque destin national ne suffiront pas, et la tâche deviendra bientôt fort ardue à mesure que les chocs de la crise démographique se feront de plus en plus sentir au Québec. Il est d’ailleurs remarquable qu’un très grand nombre de gens ayant participé à la manifestation pro-choi provenaient des marches de l’empire, de ces régions limitrophes à la ville de Québec et où les effets de la crise démographique se font déjà sentir de façon aiguë dans bien des cas.

Fermer la station de radio de loin la plus populaire auprès de ces jeunes n’est certainement pas leur lancer un message qui contribuera à l’effort de séduction requis pour les persuader que le Québec est pour eux une société d’avenir. Quant à moi, il me semble entrevoir deux grands scénarios pour la société québécoise des 30 prochaines années : ou bien le Québec relèvera avec vigueur et créativité le défi de la crise démographique, ou bien il se videra de ses jeunes, qui iront chercher en d’autres lieux l’espace et l’oxygène dont ils ont besoin pour prendre leur envol. Si ce devait être ce second scénario qui se réalise, on pourra dire dans une vingtaine d’années que Les invasions barbares de Denys Arcand auront, de fait, chanté le requiem d’une nation.

Il n’y a pas que la société québécoise qui soit mise en cause par le débat sur la fermeture de choi. On peut dire, pour faire court, que le Canada politique d’aujourd’hui est le fruit de la victoire du trudeauisme. Le projet politique de Pierre Trudeau s’articulait sur deux axes fondamentaux : l’affirmation d’un nationalisme canadien institutionnalisé et l’affirmation d’une doctrine radicale et systématique des droits et libertés individuels. Ces deux axes convergeaient pour contrer le nationalisme québécois émergeant à l’époque. Mais ces deux axes sont de nature contradictoire et peuvent entrer en conflit. C’est précisément ce qui se produit avec la fermeture de choi : le crtc, produit du nationalisme canadien institutionnalisé, rend une décision qui entre en collision frontale avec la doctrine libertaire des droits et libertés enchâssée dans la loi constitutive du pays. La question soulevée est celle du dosage approprié, dans notre société, entre ces deux éléments, et le problème posé n’est rien de moins que celui de la nature du régime politique canadien. La jurisprudence de la cour suprême du Canada indique clairement qu’en cas de doute, les libertés individuelles doivent prévaloir. C’est d’ailleurs la logique même de la philosophie politique qui est au fondement du libéralisme politique moderne. Les attitudes, penchants et valeurs des jeunes générations québécoises m’incitent à penser que graduellement, c’est la version plus libertaire qui s’imposera sur le plan social. En d’autres termes, je pense que le temps donnera raison à Jeff Fillion. Et je veux continuer à l’entendre s’exprimer sur les ondes non pas parce que j’approuve béatement tout ce qu’il dit, mais plutôt parce que, quand je l’écoute, je crois pouvoir commencer à décoder ce que nous réserve... l’avenir.



Frédérick Têtu*

 

NOTES

1. Une version plus courte de ce texte est parue dans Le Soleil (Québec, 2 août 2004). Les propos exprimés par l’auteur de ce texte ne reflètent pas l’opinion du comité de rédaction d’Argument sur la controverse autour de la décision du crtc concernant  choi-fm. Nous estimons toutefois que ce texte peut constituer un point de départ intéressant pour une réflexion sur l’arrière-plan social et politique de cet événement (ndlr).

* L’auteur est professeur de philosophie au Collège François-Xavier-Garneau à Québec. Son texte « Censoring a Voice of Reason », publié le 22 juillet dernier dans le National Post, a eu un impact pancanadien et a contribué à structurer le débat au Canada anglais au sujet de la décision du crtc de ne pas renouveler la licence de choi-fm.

 


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