Bien malin qui pourrait dire quels sont les buts véritables du projet actuel de réforme de l’enseignement collégial. À entendre le ministre responsable et les suggestions provenant des universités et du réseau des écoles secondaires, on a en effet pu croire pour un moment que tout « était sur la table », y compris l’existence même des cégeps. Mais l’Avis au ministre de l’Éducation, publié l’hiver dernier par le Conseil supérieur de l’éducation, limitait pourtant l’enjeu immédiat à une réforme de l’enseignement professionnel[1]. Il s’agirait pour l’essentiel d’assurer un meilleur arrimage de la formation aux exigences du marché du travail et d’améliorer le taux de réussite tout en réduisant la durée moyenne des études. On reconnaît les objectifs réitérés par le ministère de l’Éducation depuis des décennies. Rien de neuf non plus dans la volonté de repenser en conséquence la nature de la formation générale, qui est la base de l’enseignement collégial depuis la création des cégeps. Même si on le fait à partir d’un enjeu circonscrit, modifier la formation générale soulève toutefois la question beaucoup plus large et délicate de la conception ultime de l’éducation et du type de société que l’on souhaite pour le Québec. Or, la lecture de l’Avis au ministre de l’Éducation s’avère sur ce point très décevante. Les enjeux théoriques et politiques liés à l’éducation n’y sont bien sûr pas ignorés. Mais ils n’apparaissent plus qu’à travers le filtre bureaucratique usuel, qui fait prédominer avant toute autre considération le souci d’établir la continuité historique des énoncés de politique successifs du Ministère[2].
Il revient donc aux acteurs de la société civile d’imposer un débat plus ouvert sur le sens de la formation générale et de l’enseignement de la philosophie, et c’est à cette fin que nous voudrions brièvement contribuer ici.
Par le maintien d’une formation commune centrée sur la littérature et la philosophie, le Québec de la Révolution tranquille avait affirmé sa volonté non pas de rompre avec les humanités classiques, mais plutôt d’en rénover le sens et l’orientation. On a voulu moderniser et démocratiser l’idée que la confrontation à certaines œuvres éminentes de la culture occidentale demeurait pour tout étudiant un moyen privilégié pour refaire par lui-même l’épreuve d’une réflexion rigoureuse sur les dimensions essentielles de l’expérience humaine. L’enseignement obligatoire de la philosophie était au cœur du projet. Il ne s’agissait plus, bien sûr, d’imposer une discipline naguère conçue, dans les collèges québécois, comme l’alliée de la théologie. Les cours de philosophie devaient plutôt désormais permettre à tous d’approfondir l’apprentissage d’un questionnement critique autonome. L’objectif semble rétrospectivement admirable. On peut toutefois se demander s’il aurait aujourd’hui trouvé un langage pour s’exprimer et un nombre suffisant de défenseurs.
L’évolution des conceptions pédagogiques dominantes permet déjà d’en douter. Il est vrai que les pédagogies nouvelles touchent d’abord l’enseignement primaire et secondaire. Mais leur influence sur l’ensemble des projets de réforme du Ministère est indéniable. De l’orientation de la pédagogie contemporaine, nous pouvons ne retenir ici que les traits principaux. On a voulu rendre la formation plus digeste et plus efficace en réduisant l’effet de distance que créaient conjointement l’autorité des maîtres, le formalisme de l’enseignement et le peu de rapports apparents des contenus aussi bien avec la vie immédiate de l’élève qu’avec son avenir professionnel. On a également déplacé l’accent des savoirs vers les méthodes d’apprentissage — les fameuses compétences, devant permettre à chacun de se définir un parcours d’études autonome. Quoique ces divers aspects aient entre eux des rapports complexes, ils se rejoignent dans l’idée d’une éducation centrée sur les intérêts, les aptitudes, l’expérience et les attentes de l’étudiant.
L’éducation ainsi conçue ne s’oppose sans doute pas de manière absolue à l’idée de culture générale qui avait justifié l’enseignement universel de la philosophie au cégep. Il serait toutefois naïf de ne pas voir que l’imposition d’une discipline souvent perçue comme étant éloignée des intérêts des étudiants, trop difficile, ou tout simplement inutile pour la carrière à venir, heurte plusieurs prémisses de la pédagogie actuelle. On ne s’étonne pas, dès lors, des suggestions officielles qui proposent de recentrer les cours de philosophie autour d’enjeux contemporains ou de les spécialiser en fonction de questions éthiques propres à chaque formation professionnelle. On ne s’étonne pas non plus des suggestions plus radicales qui veulent ramener la philosophie au statut de cours optionnel, au même titre que l’histoire ou la sociologie. Mais il faut s’empresser d’ajouter que la pression créée par les idées pédagogiques dominantes ne fait que redoubler une pression sociale et économique latente. Pour l’éventuel employeur d’un technicien en aéronautique, par exemple, la nécessité d’un enseignement de la philosophie ne doit en effet pas toujours aller de soi.
À bien des égards, la pédagogie actuelle n’est d’ailleurs elle-même qu’un reflet de la société ambiante. Le défi véritable provient donc de la tension qui existe entre les idées et les besoins dominants de la société et la nature de la philosophie. Il s’agit bien sûr d’un enjeu aussi vieux que la philosophie, mais que chaque société renouvelle. Le Québec évolue depuis 40 ans au rythme des démocraties avancées. Pour comprendre les pressions qui poussent à y restreindre l’enseignement de la philosophie, il faut donc comprendre la nature des démocraties actuelles. Mais du point de vue d’une défense de la philosophie, n’est-il pas risqué de mettre en évidence ce qui pourrait l’opposer à certains aspects de la démocratie? Il m’apparaît plutôt qu’une vue adéquate des exigences et des penchants de la démocratie moderne ne peut que renforcer la légitimité d’un enseignement universel de la philosophie. Même sous cet angle politique — au sens large du terme —, une analyse aussi générale reste toutefois insuffisante. Le Québec n’est pas qu’une démocratie avancée : comme toute société, il possède aussi ses traits spécifiques. Or, nous verrons que si ces traits semblent parfois peu propices à un enseignement général de la philosophie, ils signalent aussi de nouveaux motifs pour estimer que cet enseignement est ici et maintenant plus souhaitable que jamais.
DÉMOCRATIE ET PHILOSOPHIE
La démocratie et la philosophie ont de tout temps entretenu des rapports étroits et ambivalents. Elles ont émergé d’un même contexte, celui des cités grecques où s’atténuait l’emprise de traditions séculaires. Le sort tragique de Socrate impose pourtant très tôt l’idée que la démocratie et la philosophie pouvaient se heurter frontalement — et l’idée plus générale que du fait de sa nature et de sa visée, une part de la philosophie demeure toujours étrangère à tout contexte politique. Ce double lien inaugural signale déjà la complexité d’une relation dont les termes ont par ailleurs largement varié à travers l’histoire. Il serait bien sûr téméraire de prétendre approfondir ici l’analyse de cette relation. Quelques rappels devraient néanmoins permettre d’éclairer notre enjeu actuel.
La philosophie est susceptible de définitions plus ou moins strictes ou étendues, selon l’accentuation donnée aux divers aspects qui la constituent essentiellement ou qui la distinguent des autres activités humaines par ses résultats et ses effets. Ce qu’elle est en soi : une attitude initiale d’étonnement à l’égard du monde et de notre rapport au monde; l’exigence d’un questionnement radical guidé par la raison, mais qui questionne aussi la raison elle-même; la visée d’un discours méthodique sur la totalité; et enfin une pratique qui redéfinit l’existence. Ce qu’elle produit : d’abord des visées et des résultats théoriques, dont la succession a constitué peu à peu ce dialogue infini qu’a été et que demeure l’histoire de la philosophie; mais aussi des effets moraux, en transformant, en des sens et à des degrés divers, ceux qui s’y adonnent et les sociétés où elle émerge et se déploie. En son sens le plus strict, la philosophie paraît si exigeante que certains estiment qu’elle ne s’est véritablement incarnée que dans la vie et l’œuvre de quelques maîtres illustres. En son sens le plus étendu, elle semble une possibilité ouverte à l’être humain en tant que tel.
Les philosophes anciens, et tout particulièrement Platon, ont critiqué la démocratie pour deux motifs principaux. Ses principes avoués, l’égalité et la liberté, lui paraissent d’emblée produire des effets néfastes. Entendue de façon radicale, l’égalité amènerait à postuler non seulement l’égalité des êtres humains, mais aussi l’égalité de tous les principes et des diverses orientations de l’âme humaine. Elle conduirait donc à confondre le bas et l’élevé, ce qui revient à priver l’élevé de sa valeur propre. Or, que devient la liberté elle-même, si elle n’est plus guidée par les idéaux élevés de la raison, de la vérité et de la vertu? Elle ne pourrait dès lors qu’obéir à la pente naturelle qui fait prévaloir les besoins immédiats ou les caprices du moment. La démocratie favoriserait d’autant plus ces conséquences qu’elle donne par ailleurs le pouvoir à la majorité, c’est-à-dire au peuple, et donc à cette partie de la cité que les philosophes voyaient comme la plus rétive à la raison et la plus instable : la moins capable de philosophie. Et comme le peuple doit de toute manière travailler pour subsister, il se préoccupe d’abord de ce qui est utile et n’a pas le loisir de se tourner durablement vers les choses de l’esprit. Si telle est la démocratie, sa seule rédemption viendrait de l’incorporation d’éléments qui lui sont étrangers, lorsqu’elle tend vers un régime mixte.
Mais la démocratie avait elle-même des motifs pour voir la philosophie d’un œil peu favorable. L’examen radical des fondements de tout régime politique devait nécessairement mettre aussi en question sa propre légitimité, ce qui comportait un risque réel dans un contexte où les démocrates ne manquaient pas d’ennemis. Questionner les bases religieuses de la moralité populaire sans les remplacer par une doctrine accessible pouvait par ailleurs entraîner désarroi et corruption. Que penser enfin de ces cercles élitistes constitués par les écoles philosophiques, qui se retranchaient en quelque sorte de la vie commune, avec en plus la prétention de juger d’un point de vue plus élevé la vie et les exigences de la cité?
La philosophie et la démocratie se sont l’une et l’autre éloignées de ce qu’elles étaient à l’origine, ce qui signifie que leurs rapports mutuels se sont aussi transformés. On s’accorde pour voir dans la démocratie moderne le résultat d’une érosion progressive de la légitimité des anciens fondements hiérarchiques du monde occidental, et tout spécialement de la justification religieuse, hétéronome, du pouvoir politique. La philosophie eut à cet égard une influence complexe. Dans l’Occident chrétien, contrairement à ce qui était le cas dans les cités grecques, elle a longtemps servi de support à la religion et à une autorité politique qui elle-même s’appuyait sur la religion. Paradoxalement, c’est d’ailleurs parce qu’elle était au cœur du dispositif de légitimation de l’autorité morale et politique que la philosophie occidentale a pu ensuite contribuer efficacement à la subversion de l’ordre ancien.
Bien sûr, tous les philosophes modernes n’ont pas été d’ardents démocrates. Mais la démocratie actuelle a néanmoins été préparée par un long travail de refondation théorique de la politique sur des bases qui se voulaient justes et rationnelles. Les principes qui ont animé les révolutions américaine et française, par exemple, sont impensables sans référence à Locke, Montesquieu ou Rousseau. Les institutions des démocraties libérales sont elles-mêmes coordonnées à une idée des Droits de l’homme dont la définition reste d’abord philosophique. Le monde moderne dans son ensemble est par ailleurs pénétré d’un projet rationnel qui s’incarne aussi bien dans l’importance du savoir scientifique que dans l’ampleur du rôle régulateur de l’État sur la société. La dynamique propre aux démocraties avancées requiert enfin que des figures dissidentes de la raison, nourries des courants critiques de la philosophie moderne, se dressent constamment face à ses figures institutionnelles.
À l’opposé des démocraties anciennes, la démocratie moderne est donc originairement liée à un projet philosophique. C’est là d’ailleurs l’un des principaux motifs pour maintenir en son sein la philosophie comme discours vivant. La philosophie contribue en effet à la légitimité de la démocratie moderne, non seulement lorsqu’elle cherche à préciser ses principes ou à en étendre l’application, mais aussi lorsqu’elle en conteste l’orientation et l’influence, confirmant ainsi la primauté d’un de ses idéaux essentiels, la liberté. Mais ne peut-on pas soutenir qu’au sens strict, la philosophie n’est véritablement vivante que dans ses expressions achevées, et qu’il serait donc suffisant ou même préférable qu’elle ne soit portée que par les spécialistes formés à cette fin? En réalité, la démocratie ne peut demeurer dynamique que si le souverain, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, s’approprie ses principes et ses exigences. De même, la raison ne peut demeurer au service de la société si son incarnation ne prend que la forme de mécanismes abstraits dont les fins ne seraient plus généralement saisies et sans cesse réexaminées. L’enseignement général de la philosophie au collège répond donc pour une part essentielle au souci de garder aux idéaux de la démocratie et de la raison leur pleine et vivante universalité.
De ce premier argument général, il ne faudrait toutefois pas conclure à la transformation souhaitable des cours de philosophie en de quelconques cours de citoyenneté. C’est plutôt en demeurant pleinement elle-même que la philosophie peut le mieux initier les étudiants à l’esprit d’examen rationnel que s’est par ailleurs incorporé la démocratie moderne. Cette distinction nous conduit à un deuxième enjeu, tout aussi fondamental. Si la démocratie moderne se distingue de ses formes anciennes par l’incorporation d’un projet philosophique, elle conserve néanmoins toute son importance au principe d’égalité, dont la portée s’étend désormais à tous. Or, en dépit de sa justesse et de ses bienfaits, l’égalité peut aussi favoriser ces pentes néfastes que craignait Platon, lorsqu’on l’entend de telle sorte qu’elle nourrisse l’indifférence ou même l’hostilité pour tout ce qui est élevé, ou encore lorsqu’elle conduit à tout ramener à des soucis d’utilité matérielle. Par sa nature et ses exigences, la philosophie s’offre comme le contrepoids le plus net, dans un système d’éducation laïc et ouvert, à ces penchants de la démocratie. Au nom de quoi, d’ailleurs, devrait-on priver les étudiants de l’occasion de faire au moins une fois l’expérience — aussi déconcertante et difficile puisse-t-elle être — d’une réflexion radicale sur le monde et la condition humaine? L’enseignement général de la philosophie apparaît donc à la fois comme un support des principes de la démocratie moderne et comme un correctif à certaines de ses tendances moins favorables.
LA SITUATION QUÉBÉCOISE
Les arguments que nous venons d’esquisser en faveur de l’enseignement de la philosophie procèdent d’une analyse de la dynamique des démocraties modernes. Les présentes discussions sur la réforme des cégeps sont largement tributaires de cette dynamique observable dans tous les pays occidentaux. Les principales causes qui rendent l’enseignement général de la philosophie à la fois problématique et particulièrement souhaitable sont donc ici les mêmes qu’ailleurs. Plusieurs traits propres à la société québécoise renforcent toutefois cette double dimension. Les sciences sociales ont souvent cherché à définir ces traits spécifiques. Six d’entre eux paraissent significatifs pour notre propos : le Québec est une société qui est à la fois minoritaire, nouvelle, petite, relativement isolée, qui a longtemps été régie par une puissance étrangère et dont la modernisation s’est achevée dans un climat de rupture avec le passé. Nous ne pourrons pas bien sûr considérer dans le détail chacun de ces aspects. Il est néanmoins utile d’en rappeler brièvement l’empreinte sur le climat intellectuel du Québec, pour mieux saisir l’enracinement historique et le sens véritable des débats actuels sur le statut de la philosophie dans l’enseignement collégial.
La conscience d’être une société minoritaire s’est beaucoup atténuée depuis que le Québec francophone a cessé de se définir comme Canada français, c’est-à-dire comme une partie d’un tout plus vaste. Dans l’ensemble, cette transformation eut l’effet bénéfique de donner aux Québécois une assurance accrue. Le discours public sur l’excellence et l’audace nationales s’appuie surtout, toutefois, sur les domaines de la culture populaire et de l’entreprise, sans toujours conduire à cette valorisation de l’activité intellectuelle qui continue de caractériser d’autres groupes minoritaires. L’insistance renouvelée pour définir le Québec comme société nouvelle — ou par l’idée ambiguë d’américanité — produit un effet assez similaire. Par « sociétés nouvelles », on entend les sociétés nées de la colonisation européenne qui durent se forger ensuite une identité spécifique. Or, ce processus s’est souvent accompagné d’une prise de distance à l’égard du legs intellectuel européen, et même d’une sorte de spécialisation qui portait à laisser aux « vieux pays » les figures les plus classiques de la culture. À d’autres la responsabilité entière à l’égard de l’héritage occidental : le défi des sociétés nouvelles serait d’abord de se construire leur propre univers, et l’avenir.
Les États-Unis ont montré la voie aux autres sociétés issues de l’Europe en prônant très tôt la nécessité d’une rupture avec l’ancien monde. Mais ils se sont également pensés d’emblée et se pensent plus que jamais comme une grande nation dont le destin serait celui d’une Rome moderne. Cela les a conduits peu à peu à vouloir aussi exercer le leadership intellectuel de l’Occident. Une petite nation comme le Québec n’a pas cette ambition. Fille de la France, elle a pu jadis se croire investie d’une mission spirituelle et intellectuelle en Amérique, mais ces temps, dont on s’est moqué avec raison, quoique peut-être un peu trop, sont maintenant bien oubliés. Les petites nations, nous disent les penseurs politiques, sont plus propices à la justice sociale et à une forme de bonheur tranquille qu’à la grandeur. Quand le Québec s’évertue à se penser en rupture avec l’Europe et la France — ce qui favorise implicitement la volonté d’en finir avec l’enseignement général de la philosophie — ce premier penchant n’est donc pas équilibré par la volonté de grandeur qui pousse désormais les États-Unis à assumer malgré tout l’ensemble de l’héritage occidental. L’isolement relatif du Québec sur le continent ajoute sans doute encore à cette tranquillité satisfaite, un peu provinciale, qui prédispose à laisser à d’autres les grandes questions et les grands débats. Les conséquences de l’isolement ne sont pourtant pas fatales, puisqu’on peut tout aussi bien vouloir compenser l’effet de la géographie par un dynamisme accru.
Né de la colonisation française, le Québec fut ensuite conquis et régi par l’Angleterre. Il continuerait donc pendant longtemps d’être essentiellement une colonie. La dynamique démocratique moderne devait toutefois miner peu à peu le principe colonial, jusqu’à son discrédit total après 1945. On a d’ailleurs du mal aujourd’hui à saisir ce qu’était une colonie, et surtout à comprendre qu’un peuple puisse accepter un tel statut de dépendance. Certes, l’Angleterre a donné au Québec ses institutions libérales et démocratiques, ce qui n’est pas rien. Mais les néorépublicains québécois, après d’autres, ont sans doute raison d’attribuer à cette réception quelque peu passive de la modernité politique un certain manque d’appropriation réfléchie de ses principes.
On peut toutefois penser que la réserve plus ou moins indifférente du Canada français pour les fondements intellectuels de la modernité fut définitivement surmontée par les changements qui se sont accélérés avec la Révolution tranquille. C’est là le sens le plus profond de la modernisation québécoise : la volonté de se libérer des effets moraux et politiques jusqu’alors produits par notre état de petite nation colonisée, minoritaire et isolée. Comment d’ailleurs ne pas s’enthousiasmer à la vue de l’énergie qui se déploie alors? Le Canada français avait eu une déférence parfois réelle, parfois feinte, mais le plus souvent timorée, à l’égard des figures de l’universel et de la grandeur qui dominaient son horizon moral : l’Église, la culture française, la culture politique anglaise. Pour dépasser cette attitude, il s’agissait donc d’établir un rapport neuf, un rapport adulte et libre à l’universel. On ne peut nier que cet objectif se soit parfois incarné, dans ce que la Révolution tranquille a eu de meilleur. L’idée d’un enseignement général et rénové de la philosophie au collégial participait et participe encore de cette visée. Elle est d’ailleurs forte désormais d’une expérience de plusieurs décennies, et tout confirme aujourd’hui la rigueur et la vitalité des jeunes diplômés de philosophie qui viennent assurer le relais.
Mais le relais pourra-t-il se faire? L’approfondissement du désir de rupture avec le passé emportera-t-il finalement avec lui la volonté moderne et humaniste de confronter tous les étudiants avec la rigueur du questionnement philosophique? La Révolution tranquille fut en partie une utopie : certains espoirs de transformation radicale de la société ne pouvaient entièrement advenir. Le Québec est ainsi demeuré et demeurera une petite nation minoritaire sur le continent. En prendre conscience ne doit toutefois pas conduire au catastrophisme ni au ressentiment qui accompagnent trop souvent les espoirs déçus. La société québécoise est devenue une démocratie avancée d’une manière somme toute remarquable. Plutôt que de céder maintenant aux diverses pentes qui conduiraient à tout juger selon le seul critère de l’utilité immédiate, il faut promouvoir l’idée la plus élevée de la démocratie moderne. Cela exige de maintenir les conditions du dialogue le plus large possible sur ses principes, et de favoriser ce qui développe en chacun la capacité et le goût d’un libre examen de toutes les questions auxquelles nous confronte la condition humaine. Compte tenu de l’histoire et de la situation spécifique de la société québécoise, renoncer à l’enseignement général de la philosophie serait dès lors une politique de courte vue. Ce serait aussi une petitesse et un reniement.
Yves Couture*
NOTES
* Yves Couture est chargé de cours au Département de science politique de l’Université de Montréal. Il a publié La terre promise. L’absolu politique dans le nationalisme québécois (Montréal, Liber, 1994) et prépare présentement un ouvrage sur Tocqueville.
1. Regard sur les programmes de formation technique et la sanction des études : poursuivre le renouveau au collégial, Conseil supérieur de l’éducation, mars 2004. Le document est accessible sur le site Internet du Conseil (http://www.cse.gouv.qc.ca/), sous la rubrique « Publications ».
2. Le chapitre 3, intitulé « La formation générale : une composante des programmes à rechoisir », est particulièrement frappant à cet égard. Précisons cependant, contre le préjugé courant, que l’Avis au ministre de l’Éducation est rédigé dans un style clair et accessible. La limite intrinsèque de son approche demeure plutôt cette obsession autoréférentielle de la littérature administrative, qui ne peut que figer et normaliser la pensée.