Entretien avec Leon Kass
Leon Kass est le « méchant bioconservateur » dénoncé jour après jour par les militants et les penseurs posthumanistes. Ce médecin et biochimiste de l’université de Chicago s’oppose depuis les années 1960 au clonage humain. Dans les dernières décennies, il s’est employé à définir une « bioéthique riche », c’est-à-dire une bioéthique qui ne se borne pas au traitement de cas particuliers, mais qui tente de penser plus globalement les rapports entre progrès humains et progrès techniques. À l’automne 2003, le Conseil du président des États-Unis sur la bioéthique, que Kass préside, publiait Beyond Therapy[1], un rapport remarquable qui constitue l’un des plaidoyers les plus complets et les plus forts contre les utopies biotechnologiques posthumanistes. Pour Kass, les technologies risquent de satisfaire partiellement et de façon superficielle les désirs d’absolu et de transcendance propres à la nature humaine. Bien que nous ne soyons pas encore des posthumains, Kass met en relief certains aspects de nos sociétés développées, qui nous forcent à conclure que cette transformation est déjà bien engagée. Argument a joint M. Kass à Washington en janvier 2004.
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Antoine Robitaille : Vous savez que les posthumanistes radicaux, les « Extropiens », ont tenu un « sommet en ligne » en février 2004, pour répliquer à votre rapport Beyond Therapy.
Leon Kass : J’ai vu leur site Internet, en effet. Au fond, je trouve toute cette affaire assez comique.
ar : Peut-être, mais j’ai suivi l’événement, et il y avait là des porte-parole de taille : le philosophe militant Max More, ainsi que les prophètes de l’intelligence artificielle Ray Kurzweil et Hans Moravec, tous deux du mit. S’est joint à ce groupe, entre autres, Gregory Stock, ce chercheur de ucla qui plaide pour que les parents, dès que ce sera possible, puissent choisir les gènes de leurs enfants. Ils se sont jurés de combattre les idées que vous présentez dans votre rapport. Que pensez-vous de ce mouvement?
lk : Il n’a pas grande importance aux États-Unis, du moins pour le moment — à part dans les médias, évidemment, puisque ces derniers s’intéressent à quiconque a des idées jusqu’au-boutistes. À mon avis, ils attirent donc plus d’attention qu’ils n’ont d’influence. On entend occasionnellement parler d’eux, parce que leurs propos sont sensationnalistes. Mais en dehors des cercles intellectuels, je ne crois pas que leur courant d’idées ait quelque importance dans la société américaine — pour l’instant, du moins. La majorité des gens, et je dirais même la plupart des scientifiques, est jusqu’à présent d’abord intéressée à promouvoir la santé et à combattre la souffrance. Il y a certes quelques exceptions, mais la plupart d’entre eux ne cherchent pas à améliorer la nature humaine ou à changer la condition humaine. Ils laissent cela aux gens qui évoluent dans les domaines de la science-fiction, ainsi qu’à certains « immortalistes ».
DES DÉSIRS ÉTERNELS
ar : Si ce n’est pas un mouvement important, alors pourquoi avez-vous donc produit un rapport sur ces possibilités de dépassement de l’humain, précisément sur les scénarios que les posthumanistes exaltent?
lk : Je crois que d’avoir un corps sans âge, un état d’esprit heureux et sans tension, ou encore de mettre au monde des « enfants améliorés » ou d’atteindre des performances supérieures, cela fait partie des désirs humains éternels. Au fond, on n’a pas à adhérer au transhumanisme ou au posthumanisme pour s’intéresser à ces projets. Ces désirs sont déjà à la base de bien des motivations humaines très importantes. Bien orientées, elles peuvent nous amener à poursuivre d’excellents buts. La nouveauté, à notre époque, c’est que certains de ces objectifs pourront bientôt être atteints grâce à de nouvelles technologies. Or, celles-ci ont été développées non pas dans le but d’améliorer les gens, mais bien de les soigner lorsque cela est nécessaire. Pensons à l’érythropoïétine, qui permet de soigner l’anémie mais qui est aujourd’hui largement utilisée par les athlètes. Même dans les cas où elles ne sont pas encore au point, on rêve d’utiliser ces techniques pour atteindre les désirs humains éternels. Alors il faut s’interroger : ces moyens, qui sont différents de ceux d’antan, serviront-ils à satisfaire les besoins des gens? Selon moi, il est très possible que leurs utilisateurs prennent éventuellement conscience qu’ils obtiennent effectivement ce qu’ils voulaient — une vie plus longue, etc. —, mais que finalement, ce n’était pas exactement ce qu’ils désiraient. Une autre possibilité est que les êtres humains qui s’engageront dans cette voie s’en trouveront si transformés qu’ils finiront par accepter une version très superficielle des objectifs éternels de dépassement dont j’ai parlé. On constatera alors que ces grands objectifs cesseront d’inspirer des visées plus hautes. L’utilisation grandissante des drogues psychotropes, par exemple, fait que ces questions commencent à s’imposer.
Ainsi, la grande contribution de notre rapport me semble être que ces questions sont posées pour la première fois sur la place publique. Dans les dernières décennies, certains professeurs dans le domaine de la bioéthique en avaient traité, mais personne n’avait vraiment attiré l’attention du public sur les aspects profonds et cruciaux des nouvelles biotechnologies.
ar : Un corps sans âge, un esprit heureux, de meilleurs enfants : quelles sont les véritables racines de ces désirs éternels? Sont-elles modernes? Ou purement capitalistes, comme plusieurs militants anti-ogm l’affirment? Ou alors découlent-elles seulement des désirs humains éternels, que nous retrouvons déjà dans les mythes grecs? Mon problème est le suivant : ces désirs ne peuvent être irréductiblement modernes et en même temps antiques!
lk : C’est une question difficile! Et je ne suis pas certain d’en connaître la réponse. Disons qu’il y a certains aspects de ces désirs qui prennent racine dans la nature humaine. Je l’ai dit plus tôt : la volonté d’exceller, d’être le premier, a de tout temps existé. La quête de gloire et, dans les mythes grecs, la quête de l’immortalité étaient soutenues par le fait que dans la mythologie, il y avait au moins un être humain, Hercule, qui s’était hissé au rang de la divinité. L’idée de devenir « plus qu’homme » obtenait ainsi une onction religieuse. Donc la volonté de ne pas mourir, de ne pas vieillir, d’être meilleur que son prochain, de ne pas éprouver d’insatisfaction, d’éliminer les soucis, de se maintenir dans un état d’enthousiasme, de s’assurer que nos enfants aient du succès : tout cela fait partie de l’humanité depuis très longtemps. Non seulement en Occident, mais aussi dans bien d’autres cultures.
Seulement, ces objectifs ont été grandement attisés par la modernité. Pour la première fois, on a voulu enrôler le savoir pour qu’il nous procure le pouvoir de combler totalement nos désirs. Il y a bien eu dans l’Antiquité des matérialistes qui croyaient que l’âme ne survit pas à la mort du corps. Mais ils ne réclamaient pas pour autant que l’on devienne « maître et possesseur de la nature ». Pensons à Lucrèce : il ne prescrit pas une telle maîtrise parce qu’il a compris que de s’engager dans cette voie ne sert à rien, puisque de toute façon, l’être humain ne sera jamais totalement comblé. Ses désirs n’ont pas de fin : ils forment une spirale qui croît sans cesse. On veut toujours plus. Ce phénomène me semble ancré en nous : nous ne sommes jamais satisfaits. Par conséquent, si on s’engage sur cette voie de la maîtrise de la nature et de la fortune afin de satisfaire des désirs humains insatiables, que nous trouvons-nous à faire? On crée simplement de nouveaux désirs pour remplacer les anciens et on prend ainsi le risque que l’appétit croisse sans cesse. Puisqu’on a constamment l’illusion que la prochaine innovation sera enfin celle qui sera pleinement satisfaisante, on est encore plus insatisfait de notre sort que ceux qui n’ont toujours eu que très peu de satisfactions.
En somme, la modernité a accentué nos désirs antiques et a d’autant plus alimenté notre volonté d’y accéder. Elle nous a convaincus que c’est par la technologie que les aspirations les plus profondes de la condition humaine pouvaient être réalisées. Cela pourrait en fait engendrer un monde où nous serions encore moins satisfaits de ce que nous possédons que nos ancêtres — lesquels ont pourtant eu beaucoup moins de chance que nous. Mais je le répète, c’est une question très complexe. Car il faut aussi dire que notre espèce a grandement profité du projet moderne. Avant le xxe siècle, la vie humaine était impossible. Pour la vaste majorité des êtres humains, comme le disait mon ami le sociologue Morris Janowitz, c’était « le labeur sans fin, le tourment et une mort hâtive ». Voilà ce qu’il rappelait à toute personne qui se plaignait de la modernité et de la technologie. Il insistait sur le fait que dans l’ère prémoderne, la mortalité infantile pouvait emporter la moitié des enfants et les femmes mourraient en couche. Bref, ce n’est pas simple.
ar : Vous parlez de nos ancêtres qui ont eu moins de chance que nous : peut-on dire qu’à l’époque, la force de la religion leur permettait de voir et d’accepter les limites? Il semble bien qu’aujourd’hui, la religion soit inopérante à ce niveau.
lk : Je ne dirais pas les choses ainsi. Je crois qu’il faut plutôt souligner le fait que plus la maîtrise humaine s’est avérée grande, plus nous avons cru que tous nos désirs profonds pourraient être comblés grâce à cette maîtrise. Reste qu’on ne peut nier que dans les pays prospères, l’incidence du stress, de la dépression sérieuse, de la tristesse et de la maladie mentale est pour le moins étonnante, compte tenu des grands bienfaits de la vie moderne, qui sont précisément censés nous rendre plus heureux et comblés. Il y a là quelque chose qui relève de la tragédie, au sens littéral : les bienfaits que nous recherchons contiennent en eux-mêmes le germe des maux qui sapent ces mêmes bienfaits. Nous obtenons précisément ce que nous avions désiré, mais pour nous rendre compte par la suite que cela ne nous procure pas le bonheur que nous escomptions.
ar : Vous croyez donc que l’on se dirige vers un « meilleur des mondes ». C’est du moins ce que vous avez écrit dans Life, Liberty, and the Defense of Dignity[2].
lk : En fait, je suis inquiet. Pour la plupart, nous croyons que les technologies sont simplement neutres, que nous pouvons en faire de bons et de mauvais usages. Ce qu’il faut craindre par-dessus tout, toujours selon nos croyances, c’est qu’elles soient utilisées de façon maléfique par des régimes totalitaires ou par des dictateurs. Par exemple, on a craint pendant des années que l’Union soviétique possède des technologies d’ingénierie psychologique.
Mais mon inquiétude se porte aussi vers nos démocraties libérales où, il faut le dire, l’abaissement de l’être humain semble résulter de notre propre liberté de choix. Au fond, nous n’avons peut-être même pas besoin des dirigeants mondiaux dépeints par Aldous Huxley dans Le meilleur des mondes pour nous diminuer. Nos divertissements sont vides, nos rapports humains sont de plus en plus superficiels, la sexualité est détachée de l’amour et de la reproduction, soit de toutes ces choses qui lui ont toujours donné une signification humaine profonde. On risque bientôt de voir les arts et la littérature s’assécher, être vidés de toute valeur, sans compter que la notion de l’amitié est peut-être en train de dépérir… Or, tous ces appauvrissements se produisent sans qu’un dictateur nous ordonne quoique ce soit. Si nous choisissons de nous satisfaire paresseusement à moindre frais, cela finira par avoir raison de nos désirs de quelque chose de grand, de bien, et de notre volonté de nous accomplir pleinement comme êtres humains.
N’importe qui comprend que le bioterrorisme serait une chose terrible. On n’a pas besoin de réfléchir longtemps pour nous rendre compte que les armes biologiques sont épouvantables et que nous devons prohiber et empêcher leur utilisation. Mais lorsque les germes des maux se trouvent dans les biens mêmes que nous désirons si profondément, alors nous nous retrouvons dans une situation qui relève de la tragédie pure et simple.
ar : Passons maintenant à cette distinction controversée entre deux concepts : la guérison de l’être humain et son amélioration, son augmentation. Vous dites que la première est souhaitable, mais qu’on devrait tout faire pour éviter la seconde. Certains prétendent que cette distinction ne peut être appliquée. Vous avouez qu’elle n’est pas parfaite, mais comme le titre de votre rapport l’indique — « par delà la thérapie » — vous maintenez qu’elle peut être utile.
lk : Absolument. Nous devons encourager le fait que le plus grand nombre d’individus, non seulement dans l’Occident prospère, mais aussi dans le monde entier, ait la possibilité de vivre une vie pleinement humaine, en jouissant d’une santé acceptable et en étant en pleine possession de leurs facultés. Or, la médecine et la technologie ont beaucoup à faire dans la réalisation de cet objectif. Malheureusement, bien des gens en sont actuellement exclus.
Mais il faut s’interroger : une fois qu’on dépasse le soin du corps ou de l’esprit, ce qui constitue un bon usage de ces technologies cesse d’être évident. On intervient dans l’être humain, un organisme extrêmement complexe, très souvent sans savoir exactement ce que l’on est en train de faire, afin d’atteindre des buts auxquels on n’a pensé que de façon extrêmement superficielle. Je vous donne un exemple concret : si on offrait, dès la jeunesse, un médicament qui augmenterait l’espérance de vie de 100 à 150 ans et ce, tout en restant en santé, la majorité des gens dirait : « Bien sûr que j’en prendrais! » Cela découle d’un désir antique de ne pas vieillir et de ne pas mourir, et provient aussi de l’attachement de toute personne à sa propre existence et de l’amour pour les proches. Mais voilà une question intéressante : que serait la vie dans un monde où tous feraient ce choix?
ar : Les gens ne feraient plus d’enfant, ou alors très peu.
lk : En effet. Et déjà, dans le dernier siècle, l’espérance de vie accrue des classes privilégiées s’est accompagnée d’une diminution de la volonté d’être remplacées par leur progéniture. Il me semble assez frappant de voir les générations actuelles, qui se sont acharnées à dire que la vie n’avait pas de sens, et qui en même temps semblent vouloir saisir toutes les occasions pour rester en vie aussi longtemps que possible. Ces mêmes générations se montrent tout aussi rétives au sacrifice individuel que représente la tâche d’élever des enfants de manière convenable. Ce phénomène s’observe encore plus en Europe qu’aux États-Unis. J’ignore comment cela se présente au Canada, mais vous connaissez les données en ce qui concerne l’Italie : 1,2 enfants par femme!
ar : La situation au Québec est similaire, voire pire.
lk : Vous n’êtes pas sérieux! Vraiment? Alors je m’interroge : que serait la vie s’il n’y avait pas cette possibilité du renouvellement des commencements, de l’innocence, de l’arrivée de personnes qui ne sont pas cyniques et blasées parce qu’elles ont déjà vécu toutes les désillusions possibles? Au reste, est-ce que les gens se marieraient? Aujourd’hui même, de toute façon, les couples sont peu enclins à rester unis aussi longtemps qu’avant. Mais dans un monde où la longévité serait considérablement accrue, les gens se marieraient-ils? Si leur horizon était de 100 ans plutôt que de 50, se promettraient-ils de rester unis « jusqu’à ce que la mort les sépare »? Que serait un monde où il n’y aurait plus ce moment où un fils supplante son père sur le plan de la force physique? Où ce fils devrait attendre d’avoir 100 ans avant que sa force physique n’égale ou supplante celle de son père?
ar : Pourquoi est-ce si déterminant à vos yeux?
lk : Parce que le cycle de la vie est plein d’enseignements. Il y a là une trajectoire : nous venons au monde, nous grandissons, nous nous épanouissons, nous commençons à ralentir, puis nous déclinons, et enfin nous nous préparons à partir. Mais si on conçoit le temps comme étant homogène, comme étant la répétition du même, et qu’il n’y a plus cette trajectoire, si la vie, en quelque sorte, ne prend plus la forme d’une symphonie, les gens ne vivront plus leur vie de la même façon. Dans un monde où l’on pourra jouer pour les Canadiens de Montréal jusqu’à l’âge de 80 ans, on sera moins enclin à faire une place aux autres, à préparer le monde pour les enfants. Je souhaite que les fils battent leur père! Non — je veux simplement dire que de favoriser la longévité, c’est rendre le monde défavorable aux jeunes, à la jeunesse et au remplacement.
ar : Mais attendez, l’on peut dire qu’aujourd’hui la jeunesse a la cote. On rêve de jeunesse éternelle, on est obsédé par cela.
lk : Oui, mais dans un monde où l’espérance de vie serait de 150 ou de 200 ans, les gens qui composeraient la jeune génération — si jamais il y aurait encore une telle chose — rencontreraient maints obstacles à leur maturation. Le phénomène a commencé au xxe siècle. Aux États-Unis, il y a une génération entière d’individus qui ne sont pas vraiment des adultes. Ils ont un salaire, un appartement à eux, un revenu important, des automobiles, etc. Mais la dernière chose qui leur vient à l’esprit est de se marier pour préparer les générations futures. Le monde dans lequel ils vivent a rendu attrayant cet état que je qualifierais « d’immaturité fonctionnelle ». Voyez-vous, être un adulte, cela signifie en fait que l’on assume la responsabilité du monde et que l’on prépare le remplacement de soi. Mais si l’on se consacre entièrement à la poursuite de nos plaisirs, de notre jeunesse éternelle, de nos satisfactions, forcément l’on vient à refuser d’accepter cette grande responsabilité du monde qui consiste à s’occuper des enfants — ce qui devrait du reste être le fait des gens dans la fleur de l’âge. C’est là déjà, d’une certaine manière, l’une des conséquences de cette grande conquête qui consiste à augmenter l’espérance de vie. De cela découle une certaine redéfinition de ce que signifie « être jeune ». Et cela ne présente pas que de bons aspects.
ar : Bref, il y a déjà une redéfinition de l’humain qui s’effectue, travaillée au corps par la technique. Mais à quel moment précisément pourrons-nous dire que nous serons des posthumains? Quels signes l’indiqueront?
lk : Pour être bien honnête, je l’ignore. Et mon humeur à ce propos varie passablement. Je dirais que l’âme humaine peut être dégradée, abaissée, mais je ne suis pas sûr qu’elle pourra vraiment être anéantie complètement. Et beaucoup de choses dépendront de ce que j’appellerais l’eros humain. Je ne parle pas ici d’une énergie sexuelle, mais de l’aspiration humaine vers quelque chose de plus grand, de plus élevé, que ce soit dans les arts, en musique, en religion, ou alors dans le simple désir de faire de grandes choses. Si l’on observe les jeunes d’aujourd’hui, l’on remarque qu’ils semblent avoir hérité en grande partie de ce cynisme profond à l’égard de bien des choses, comme de l’amour durable, par exemple. Mais si l’on va au-delà de ce cynisme superficiel, l’on découvre que ce qu’ils recherchent réellement, c’est quelque chose de plus permanent, quelque chose qui ne les décevrait pas. Ils ont le goût d’un type d’intimité qui soit riche et vrai. En somme, la culture ambiante rabaisse ces désirs, mais il est probable que les aspirations humaines fondamentales soient indestructibles.
C’est une des raisons pour lesquelles nous devrions nous inquiéter de ce que les drogues et médicaments — de tout ce qui peut s’apparenter au « soma » imaginé par Huxley — peuvent apporter comme satisfactions aux aspirations fondamentales.
LA LIBRE DISPOSITION DE SON CORPS
ar : Peut-on selon vous faire un lien entre le débat sur l’avortement aux États-Unis et toute cette question de la posthumanité? Certains disent que l’argument de la « libre disposition du corps », utilisé par les militants pro-avortement, sert maintenant aux tenants de la posthumanité : ils l’invoquent pour dire que l’on peut et que l’on doit choisir son corps.
lk : En effet, je crois qu’il y a là un lien. À une certaine époque, dans les débats sur l’avortement et sur la contraception, on a usé du slogan « Tout enfant doit être désiré ». Or, cela peut nous conduire à percevoir l’enfant non plus comme un cadeau dont on doit prendre soin et que l’on doit chérir, mais comme un être qui existe afin de satisfaire nos propres désirs. De plus en plus, l’enfant est une condition de la réalisation de soi des parents. C’est un changement assez profond que j’ai observé ces dernières décennies aux États-Unis.
Toutefois, je crois qu’il faut être extrêmement prudent. Il n’est pas aisé de distinguer entre ces choses que la nature nous donne et que l’on doit maintenir telles quelles, et ces autres choses que nous pouvons modifier et améliorer par le truchement du génie et du savoir humains. Toutefois, lorsqu’on commence à dire que notre corps n’est que l’instrument de notre volonté, je crois que cela ne sert aucunement la compréhension de soi.
ar : On dit souvent de vous que vous êtes un luddite.
lk : Oui, on m’a dépeint comme quelqu’un qui souhaite au fond que l’on désinvente la roue et que l’on retourne vivre dans les cavernes comme les ours! C’est ridicule et profondément faux. Ces insultes sont le fait de gens qui refusent de penser sincèrement à ces questions. Ils tendent toujours le même piège : « Si vous n’acceptez pas toutes les modifications de la nature, vous les refusez probablement toutes. » Selon moi, la seule vraie question est celle-ci : quelles sont les modifications, les interventions dans la nature, qui contribuent à l’humanisation, et quelles sont celles qui contribuent à la déshumanisation? Sans compter qu’il y en a qui favorisent à la fois la déshumanisation et l’humanisation. Distinguer tout cela me semble être une tâche intellectuelle énorme, mais essentielle à mener avant qu’on vienne à trancher sur ce que nous devons faire à propos de toutes les avancées techniques.
La médecine — je tiens à le dire — est pour moi une façon d’utiliser la connaissance pour dépasser ce que le corps « tient en réserve pour nous ». C’est une belle et grande chose. Mais tout dépend aussi de ce qui suit : l’intervention, la modification viseront-elles à dominer la nature ou contribueront-elles plutôt à aider et à accompagner les forces intrinsèques à la nature et qui servent à la guérison?
ar : Si nous voulons distinguer entre ce qui nous rend plus ou moins humain, il faut bien savoir ce que signifie « être un être humain ». Selon vous, y a-t-il une telle chose que la « nature humaine »?
lk : Absolument. Ce n’est rien d’évident. Ce n’est pas gravé dans la pierre, cela évolue. Mais il y a certaines caractéristiques qui sont essentielles, et si on venait à les perdre, nous deviendrions autres que ce que nous sommes. La liberté et l’intelligence, par exemple. Même les posthumanistes ne veulent pas laisser tomber la « liberté » de choisir la condition posthumaine. C’est la pensée humaine qui rend possible ce choix. Or, si la créature posthumaine s’avérait sans intelligence et sans liberté, les posthumains seraient bien embêtés, même si cette créature était éternelle. Je crois en fait qu’il y a certaines limites humaines, la mort en tout premier lieu, qui contribuent à susciter le désir de transcendance. Et comme Homère nous le fait comprendre dans L’Iliade, les créatures immortelles, comme les dieux, n’ont aucune profondeur. Il ne s’agit pas de nous conforter, de nous rassurer à l’égard de ce fait que nous allons mourir, mais il y a certains signes qui nous poussent à comprendre que c’est parce que nous nous confrontons à des limites que nous sommes habités par l’espoir de choses illimitées. C’est grâce aux limites que nous pouvons aspirer, par-delà notre être, à quelque chose de grand et de parfait. Je doute que cette sorte d’aspiration humaine à l’absolu réussisse à survivre si nous continuons, par exemple, de séparer encore plus la procréation sexuelle de l’amour, ou d’allonger la vie au-delà des frontières qui sont actuellement les nôtres. Dans ces circonstances, il y aura peut-être quelque chose qui ressemblera à l’humain, mais cette chose sera diminuée. Je ne crois pas qu’il y aurait eu un Shakespeare ou un Tolstoï, un Homère, ou même un Einstein ou encore un Bach, voire un Mozart, s’il n’y avait pas dans notre vie certaines formes de confrontation avec des limites qui insufflent ce désir de la grandeur et de la transcendance.
Ce qu’est la nature humaine, ce qu’il faut en préserver : ce ne sont pas des questions simples. Et c’est pour cela que l’on devrait refuser de confier l’avenir de l’espèce humaine à des gens qui ne sont pas intéressées à se poser ces questions, des gens qui pensent qu’on devrait remplacer cette aspiration par leurs visions superficielles et leurs capacités technologiques, afin de nous conduire dans un monde prétendument meilleur que le nôtre. Aucune raison ne s’impose pour qu’on leur signe un chèque en blanc.
Propos recueillis par Antoine Robitaille
NOTES
1. President’s Council on Bioethics, Beyond Therapy : Biotechnology and the Pursuit of Happiness, préface de L. Kass, ReaganBooks, 2003.
2. L. Kass, Life, Liberty, and the Defense of Dignity : the Challenge for Bioethics, San Francisco, Encounter Books, 2002.