Thierry Hentsch,
Raconter et mourir.
Aux sources narratives de l’imaginaire occidental,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2002, 432 pages
Voici un livre rare, de par son ambition : replonger dans les grands récits occidentaux pour y trouver le sens de l’imaginaire d’une civilisation. Ce travail constitue d’une certaine manière l’envers d’un premier ouvrage d’importance, L’Orient imaginaire[1], qui traitait de la construction par l’Occident de l’image de l’« autre ». Thierry Hentsch, professeur de science politique à l’uqàm, auteur de plusieurs livres[2], propose maintenant aux lecteurs de (re)découvrir l’épopée de Gilgamesh et le Discours de la méthode, en passant par l’Iliade, la Torah, les Évangiles, Don Quichotte et Hamlet.
À travers l’exploration de ces récits, Hentsch cherche à renouer le fil d’une quête de sens, de vérité, et d’un rapport au fini et à l’infini, à la mort et à l’histoire. L’Occident se serait donné « la mort pour horizon », mais cet horizon est aussi mouvant que s’il était vu à travers un kaléidoscope. Les trois commentateurs — Gaston Desjardins, Walid El Khachab et Emmanuel Kattan — reconnaissent à l’unisson l’ambition du projet et les grandes qualités du résultat. Plutôt que d’attaquer Thierry Hentsch et son ouvrage, ils posent des questions, indiquent des nœuds de tension, pointent en direction de pistes inexplorées mais qui pourtant prennent naissance dans le livre même de Hentsch. Pour Gaston Desjardins, cette « lecture ouvre sur l’immensité de l’imaginaire », mais il aurait aimé y trouver une définition plus claire des frontières de cet Occident imaginaire. Ce commentaire fait écho à celui de Walid El Khachab, pour qui le caractère « occidental » d’un texte comme la Bible pose problème. Comme Hentsch s’intéresse au temps, El Khachab et Desjardins se demandent quelle influence exerce le contexte historique sur le choix et l’interprétation des grands récits. Hentsch aurait-il pensé différemment s’il avait écrit au xvie siècle, ou même dans le contexte de la Guerre froide? Pour Emmanuel Kattan, dont le livre Penser le devoir de mémoire a fait l’objet d’un débat dans un numéro antérieur d’Argument[3], Hentsch devrait clarifier la relation complexe qu’entretiennent la vérité et la liberté. À travers le récit, le personnage ou l’« homme » découvre son être et réalise parfois son destin. Mais la capacité narrative n’est-elle pas aussi ce qui permet à l’être humain d’être libre, de se jouer du destin, de la vérité des conventions religieuses et historiques? Hentsch répond aux commentaires en acceptant de considérer sérieusement ces pistes de réflexion, très inspirantes pour son travail de rédaction d’un second tome, en forme de suite, qui viendra conclure la réflexion par l’analyse des grands romans des trois derniers siècles.
Francis Dupuis-Déri
1. T. Hentsch, L’Occident imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit, 1988.
2. Dont le tout récent La croyance. Premières réflexions (Paris, Bréal, 2003) et Introduction aux fondements du politique (Sainte-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1993).
3. E. Kattan, Penser le devoir de mémoire, Paris, p.u.f., 2002; cf. Argument, vol. 5, no 2 (2003).