L’ouvrage de Thierry Hentsch, Raconter et mourir, repose sur une double prémisse : tout d’abord, les grands récits qui ont marqué l’histoire de l’Occident ont contribué à en informer la conscience collective et recèlent un savoir, une sagesse, capables de nous éclairer sur nous-mêmes; mais en même temps, déclare l’auteur, ces récits demeurent aujourd’hui méconnus et ne sont presque plus lus que par des spécialistes. Nous avons tous entendu parler d’Ulysse, d’Œdipe ou de Don Quichotte, mais rares sont ceux, prétend Hentsch, qui s’intéressent aux textes dont ces personnages sont issus. D’où le besoin d’opérer un retour aux grands récits, afin d’y puiser des perspectives oubliées ou longtemps occultées sur notre identité collective.
Si la première prémisse paraît plus ou moins incontestable, la seconde présente un paradoxe intrigant : si personne ne lit plus les grands récits, comment sont-ils encore en mesure d’occuper notre imaginaire et d’affecter notre vision du monde? Par quelles voies parviennent-ils à conserver leur influence sur notre culture et nos traditions s’ils sont délaissés par les lecteurs?
Tout d’abord, plusieurs des récits qui ponctuent le parcours de Hentsch ont acquis un caractère mythique qui rend inutile le recourt aux textes. Chacun connaît, au moins par bribes, l’histoire d’Œdipe, de Lancelot ou de Hamlet. Et même si leurs histoires nous demeurent parfois opaques, leurs noms nous sont si familiers qu’il ne nous vient même pas à l’idée de nous questionner sur leurs origines, sur les récits qui leur ont donné vie. Ces personnages occupent notre espace de pensée comme ces monuments aux morts dont parle Robert Musil : nous les avons tous les jours devant les yeux et, pour cette raison même, ils nous sont devenus invisibles.
Et c’est peut-être là un signe du succès de ces récits : ils se sont si bien attachés à l’univers de sens qui oriente notre existence collective, ils font désormais si bien partie du répertoire symbolique dans lequel nous évoluons, que nous pensons pouvoir nous passer des textes qui les ont engendrés. En d’autres termes, les grands récits auraient si profondément informé la conscience de l’Occident, qu’ils n’auraient plus besoin d’être lus. Mais c’est justement là, pour Thierry Hentsch, que gît le problème : les héros, les récits qui meublent notre imaginaire collectif sont le plus souvent délestés de toutes les significations qui font leur richesse et qui les rendent pertinents à l’interprétation de notre monde. Voilà pourquoi la lecture des textes revêt une importance capitale.
Mais si les « grands récits » que veut nous faire découvrir ou redécouvrir l’auteur continuent de nous parler à des siècles de distance, en dépit du silence dans lequel — selon Hentsch — les a relégués notre monde, c’est aussi en raison des questionnements dont ils sont porteurs. Les grands textes de l’Occident, en effet, mettent en jeu des interrogations universelles qui ont alimenté leur transmission et qui nous les rendent encore pertinents aujourd’hui. En particulier, la double thématique de la mort et de la vérité éclaire l’ensemble des récits qu’analyse Hentsch et permet d’en entrevoir les orientations communes.
Hentsch confère à la mort une fonction révélatrice. Source de sens, elle constitue le terme à partir duquel la vie humaine prend forme et oriente son devenir. Dans un esprit proche de celui de Heidegger, la mort est conçue comme un « moment-vérité », où l’être tout entier se concentre sur lui-même et, face à la possibilité insigne de son propre néant, choisit la voie qui le définit en propre, la vérité de sa vie. C’est ainsi que la mort illumine le récit. Elle constitue l’horizon dans l’urgence duquel s’élabore l’unité d’une vie, la « trace » que laisse derrière son passage l’être humain. En ce sens, le récit est aussi bien l’œuvre de la mort que son dépassement : « Que le récit s’inscrive dans la mémoire des générations comme une tentative de survivre n’a rien de surprenant. Le désir de durer, par définition, traverse toutes les civilisations… » Et la mort, dans la civilisation occidentale, est intimement liée à la vérité : « Mort et vérité demeurent secrètement jumelées, et leur lien invisible traverse toujours nos préoccupations collectives. » La notion de vérité est inséparable du récit parce qu’il est l’un des lieux où la vérité s’énonce, comme en témoignent les récits de l’Évangile. Mais à travers ce lien s’articule également une tension : le récit est aussi liberté, et dans le choix du sens, qu’il maintient toujours ouvert, il s’oppose au désir péremptoire de vérité. Ici s’annonce l’une des principales lignes de faille de la civilisation occidentale : d’un côté, l’aspiration à une vérité universelle, refusant la diversité du sens et l’ambiguïté des signes, de l’autre, l’intégrité du récit et la liberté d’interprétation dans laquelle il engage le lecteur. D’un côté l’Évangile, qui assujettit le récit à un impératif de vérité, de l’autre, Don Quichotte, qui ouvre le récit à une multiplicité de significations et le protège contre l’impérialisme de la raison.
Armé de cette thématique, Thierry Hentsch ne cherche pas à imposer à sa lecture des textes une vision unique, englobante, née d’un schéma interprétatif rigide. Au contraire, il se contente de fournir au lecteur quelques clés qui lui permettront de définir son propre chemin vers les textes. Le couple mort/vérité ne renvoie pas à une théorie de l’histoire de la conscience occidentale; il offre simplement une direction possible à l’interprétation des récits. La démarche de Hentsch ne fait pas violence aux textes, elle tente au contraire d’en faire émerger les multiples orientations, les tensions, les contradictions. L’auteur cherche moins à prouver ou à démontrer, qu’à ouvrir une voie d’accès vers un champ de significations qui, malgré la distance qui nous sépare des grands récits, continue d’informer notre vision du monde.
Raconter et mourir est cependant traversé par une troisième thématique, qui n’apparaît qu’en filigrane, mais qui, développée de manière plus systématique, donnerait peut-être à l’ouvrage l’allure d’une démonstration et en étendrait la portée conceptuelle. Les textes analysés par Hentsch, en effet, donnent à voir l’effort par lequel, à travers le récit, l’homme se constitue lui-même et s’attache, sans toujours y réussir, à donner à sa vie une unité narrative. Qu’ils soient épiques ou non, qu’ils mettent en scène le succès ou la défaite du héros, les grands récits sont habités par l’idée que l’homme n’est pas donné d’emblée à lui-même, mais qu’il doit se faire, qu’il doit, en traversant une série d’épreuves, en se confrontant à ses ennemis, en se laissant emporter dans de longs périples, en poursuivant — le plus souvent en vain — l’être aimé, devenir à lui-même son œuvre propre.
Le récit n’est pas simplement le cadre dans lequel se déroule la quête de soi; il n’est pas non plus le moyen employé pour la décrire. Il est cette quête même; il l’articule et lui donne sens. Car l’homme se conquiert lui-même, prend possession de son être et donne forme à son devenir en se racontant. Par le récit, l’homme, comme l’affirme saint Augustin, « se rassemble sur lui-même »; il saisit — ou ressaisit — les moments éparpillés de son existence pour en réaliser l’unité. L’aspiration à devenir soi-même, à être l’auteur de sa propre vie, est sous-tendue par une démarche narrative. C’est l’acte de raconter qui met l’homme sur le chemin de son être et de sa liberté. Le lien intime entre récit et constitution de soi se révèle de manière éclairante au Livre x des Confessions de saint Augustin. La mémoire y est définie comme le processus à travers lequel est mise en récit l’existence humaine : « Là [dans la mémoire], je me rencontre aussi moi-même […] De la même abondante réserve, je tire également par ressemblance avec les choses dont j’ai fait l’expérience ou auxquelles, d’après cette expérience, j’ai cru, je tire d’autres et d’autres images; je les relie moi-même à la trame du passé et, de là, je tisse même celle de l’avenir, actes, événements, espérances[1]… » Par la mémoire, par le récit de l’expérience passée, s’accomplit l’unité de la vie et l’acte par lequel l’individu fonde lui-même son existence.
Bien sûr, il ne s’agit pas d’affirmer que les grands récits de l’Occident illustrent tous une unique quête d’autodétermination. La notion de liberté revêt plusieurs formes et ne se présente pas nécessairement sous la figure de l’autonomie individuelle. Il ne s’agit pas non plus de prétendre qu’il y aurait un processus historique unique marquant le passage de la servitude à l’affranchissement, de l’obéissance aux traditions à la liberté de choisir sa vie. Il faudrait bien plutôt reconnaître que l’accomplissement de soi constitue l’une des préoccupations centrales de la pensée occidentale et l’un des principes clés qui organisent les récits où elle s’incarne. L’homme, comme l’affirme Charles Taylor, est un « animal qui s’auto-interprète »; il se construit lui-même sur le mode de la narration.
Cette narration s’oppose, le plus souvent, à un ordre établi qu’il faut dépasser, à un ensemble de croyances, de valeurs, de traditions qu’il faut surmonter. Ainsi, dans le récit de la Genèse, la découverte de Dieu et de la véritable destination de l’homme se fait dans le rejet de l’idolâtrie. De même, la Loi, dans la Torah, doit être conquise par un acte d’affranchissement. Comme le montre Hentsch lui-même, « le passage par l’Égypte est nécessaire : le peuple élu doit avoir connu la servitude pour entreprendre le dur apprentissage de l’auto-nomie — au sens propre, la capacité de dicter à soi-même sa propre loi. » La Loi est pour l’homme un instrument de libération parce qu’elle n’est pas imposée, mais choisie. Et l’épisode du veau d’or sert à rappeler que ce choix ne va pas de soi, qu’il demande toujours à être répété et réaffirmé. L’interprétation que fournit Hentsch du récit de l’Évangile pointe dans la même direction : la liberté de l’homme passe par le meurtre de Dieu. D’après Hentsch, en effet, « il s’agit de rien de moins que de s’émanciper du Père, d’accomplir le meurtre symbolique d’un père symbolique. De fonder sur cet acte d’une audace extrême une nouvelle fraternité. » En d’autres termes, l’homme doit tuer Dieu pour devenir lui-même.
La quête de soi, l’aspiration à construire sa propre vie place en l’homme une tension qui ne se résorbe jamais entièrement. Déchiré entre le désir d’autonomie et l’adhésion aux valeurs et aux idéaux qui contribuent à le définir, l’homme ne peut s’approprier son existence qu’en s’opposant, souvent en vain, aux conventions, aux croyances — parfois même au destin — qui le déterminent. C’est là justement le sort d’Œdipe. Prisonnier de son destin, ce dernier cherche désespérément à le contourner, le contredire, le contrecarrer. Tous ses efforts demeurent inutiles et la seule arme dont il dispose est la connaissance. S’il ne peut se libérer de son destin, il peut néanmoins tenter de le connaître. Et c’est ainsi qu’il donne forme à sa vie : non en en choisissant le déroulement, mais en en élucidant les fondements. En effet, être libre, c’est, d’abord et avant tout, comprendre ce qui nous détermine.
L’aspiration à se réaliser soi-même est aussi au fondement du projet de Don Quichotte. Ce dernier s’affirme dans sa liberté non en fuyant le réel, mais en le racontant. Si Don Quichotte est libre, ce n’est pas parce qu’il se réfugie dans son imaginaire, refusant de faire face à une réalité qui tue ses rêves. Il est libre parce qu’il génère le réel en le racontant. Raconter, se raconter, c’est choisir sa vie, et choisir sa vie, c’est être libre.
Cette analyse pourrait être appliquée aux autres récits à travers lesquels nous entraîne Thierry Hentsch, de manière à montrer que l’idéal de l’autoconstitution de l’homme à travers le récit constitue l’un des grands axes qui traversent la conscience de l’Occident. Plus que le rapport à la mort et à la vérité peut-être, la conquête de soi, l’aspiration à devenir l’auteur de sa propre vie constituerait le fil conducteur liant les « grands récits » en une trame unique. La quête d’autonomie serait la thématique unificatrice de l’ouvrage en même temps que son point aveugle.
Mais une telle affirmation ne rendrait pas justice à l’ouvrage de Thierry Hentsch. Comme il le déclare lui-même, l’essence du récit réside dans « son incessante pluralité de sens, sa perpétuelle ouverture à de nouvelles lectures. » Hentsch se refuse à enserrer le texte dans un carcan interprétatif qui en réduirait le sens et en limiterait la portée. Son ouvrage ne propose pas une lecture de l’Occident, mais une manière d’en lire les grands récits. Son propos n’est pas d’imposer une quelconque théorie sur la construction de l’imaginaire occidental, mais de nous faire partager sa passion de la lecture et de nous « inciter à lire et à relire ».
Ce parti-pris ne déçoit que si l’on ne renonce pas au désir spéculatif de voir émerger une unité, un fil narratif qui traverse et unisse les grands récits. Mais le parcours de Thierry Hentsch nous engage à faire le deuil de la théorie. Penser les récits de l’Occident, c’est refuser de les soumettre à une unité réductrice, c’est reconnaître que, dans leur diversité, chacun pointe vers une source de signification distincte, autonome. C’est reconnaître aussi que les « grands récits » n’ont peut-être, tout compte fait, pas tant en commun et que le seul moyen de rejoindre leur sens est de nous y engager, de nous laisser porter par eux sans nous imposer le besoin de les lier à une histoire.
Emmanuel Kattan*
NOTES
* Né à Montréal, Emmanuel Kattan détient un doctorat en philosophie de l’École des hautes études en sciences sociales à Paris. Il est actuellement conseiller auprès du secrétaire général du Commonwealth à Londres. Il a publié Penser le devoir de mémoire (Paris, p.u.f., 2002).
1. Confessions, x, viii, 14.