Raconter et mourir, titre du dernier ouvrage de Thierry Hentsch, ne manque pas de rappeler, par la négative, Les mille et une nuits, pour deux raisons au moins. Premièrement, le principe du livre « oriental » serait : « raconter pour ne pas mourir »; la parole féminine de Schéhérazade et la mise en récit — la fuite par le récit — rusent pour différer la mort qui guette l’héroïne narratrice. Foucault trouvait que ce recueil de contes arabo-persans est l’exemple par excellence de la narration qui repousse la mort. A contrario, le livre de Hentsch explore la mort comme horizon de la vie et de la narration, donnée comme fondement même du récit de l’Occident. Chez l’auteur, le recit n’est pas une tactique de la vie, mais une reflexion sur la vérité et la mort, aussi bien que sur la mort comme vérité. Deuxièmement, Raconter et mourir étonne par l’absence quasi-totale d’analyse de récits « non-Occidentaux » : même Les mille et une nuits, soit le livre « oriental » le plus approprié par « l’Occident », en sont absentes.
Par l’ampleur de son projet et l’étendue de son investigation, Raconter et mourir rappelle aussi Mimésis d’Erich Auerbach[1]. Le projet d’Auerbach était de passer en revue différents modes « d’imitation de la vie », de production de discours sur le réel, figurant dans la tradition littéraire occidentale. Pour sa part, le projet de Hentsch semble être de revisiter sensiblement le même paradigme de textes — dont plusieurs forment ce que Harold Bloom appelle The Western Canon[2] —, pour explorer un versant non éclairé par la recherche sur l’organisation de la représentation, sur la mimèsis de la vie. Raconter et mourir éclaire ces zones d’ombre où le discours sur la vie et sur la construction de l’Occident renferme en son sein son autre, son contraire : l’angoisse face à l’irrévocable de la mort et la crainte de celle-ci — crainte presque programmatique dans l’imaginaire de l’Occident, tel qu’envisagé par l’auteur.
I.
La grande thèse de Thierry Hentsch est que l’Occident s’est donné « la mort pour horizon » et que cet horizon nous habite, malgré son occultation constante (p. 13-14). Il tire ce diagnostic d’une lecture herméneutique de certains récits majeurs, de textes fondateurs de ce que nous appelons — sans doute par commodité — l’Occident. Ainsi, le livre s’organise en une suite de monographies disposées en ordre chronologique, depuis l’Antiquité grecque jusqu’à l’âge classique européen, portant sur des épopées, des romans, des livres sacrés. Ces monographies examinent les thèmes de la vie comme continuellement menacée par la mort, de l’homme réfléchissant sur sa fin (L’Odyssée), de la fin de la vérité comme donnée transcendantale (Hamlet), etc.
Aussi la galerie d’études ne comporte-t-elle presque pas de surprises : de L’Iliade et L’Odyssée, en passant par l’Ancien Testament et les Évangiles, jusqu’à Don Quichotte et Hamlet, à peine le Discours de la méthode de Descartes et l’épopée de Gilgamesh nous étonnent, le premier parce que jamais perçu comme récit, et la seconde parce que produite en Mésopotamie et non en Grèce. Et pourtant, l’auteur ne justifie la présence de Gilgamesh que par le fait qu’il s’agisse de la plus ancienne épopée du monde, rejoignant ainsi la propension de la modernité à concevoir son histoire comme celle de l’humanité tout entière et à ne concevoir cette humanité qu’en vertu du « degré d’Occident » qu’elle comprend.
À la seule exception de l’épopée akkadienne, Raconter et mourir ne contient rien sur des textes majeurs appartenant à des cultures non occidentales, ou sur la dimension d’étrangeté originelle de certains textes qui sont nés ailleurs qu’en Occident, mais qui ont été appropriés par ce dernier. Rien sur Les mille et une nuits qui posent fondamentalement la question du rapport entre « raconter » et « mourir » — encore que ce texte tel que nous le connaissons est autant l’œuvre d’Antoine Galland que des conteurs de l’Islam médiéval. Mais rien non plus sur l’origine non occidentale des écrits bibliques. La Bible est pourtant l’exemple par excellence du texte dont le destin prouve que les frontières entre Occident et Orient sont le fruit d’une idéologie de la séparation et non d’une analyse des spécificités culturelles. Après tout, les écrits constituant la Bible ont presque tous été produits dans l’aire géographique de l’Orient, mais ils constituent aujourd’hui un bien culturel commun à de nombreuses cultures.
On objecterait peut-être que le livre de Hentsch — dont le sous-titre est Aux sources narratives de l’imaginaire occidental — n’est que tout naturellement préoccupé par les seuls récits majeurs de l’Europe. Mais on se serait attendu à autre chose de la part de l’auteur de L’Orient imaginaire. Raconter et mourir est, lui, un livre sur l’Occident imaginaire autant qu’il porte sur l’imaginaire de l’Occident.
Thierry Hentsch n’en participe pas moins, dans Raconter et mourir, à un discours restituant les contours clairement définis d’un Occident. Dans L’Orient imaginaire[3], le même auteur admet que « [l]’Orient est dans notre tête » (p. 7) et que la division du monde en Orient et Occident a des fondements mythiques, tel que le mythe d’Europa qui était d’origine asiatique, mais qui s’est épanoui sur la terre appelée aujourd’hui Europe (p. 18, p. 24). Il souligne d’ailleurs que les Grecs de l’Antiquité se voyaient comme différents à la fois des Européens, perçus comme courageux mais peu intelligents, et des Asiatiques, perçus comme des peuples soumis (p. 29).
Pourtant, dans Raconter et mourir, l’auteur prend acte et fait du mythe de la division du monde en Orient et Occident et ne le critique pas fondamentalement. Il fait une autocritique sans complaisance : « le signe de notre immortalité, comme civilisation, réside dans l’augmentation incessante de son emprise et de son influence sur le reste du monde […] nous n’acceptons les autres cultures que comme enclos folkloriques et destinations touristiques » (p. 421-422). Il a beau dire ses quatre vérités à cet Occident imaginaire, il ne remet pas en question le principe même de la division des mémoires collectives en orientale et occidentale, alors que certains textes défient cette division. Le chapitre sur Dante, par exemple, aurait pu faire place aux autres hommes qui sont montés au ciel avant lui et qui ont raconté leur voyage comme lui, tels que Jacob et Muhammad.
Thierry Hentsch est bien conscient de ce qui fait l’originalité de son analyse d’un corpus visité par maints auteurs avant lui, soit le fait qu’il aborde des textes qui nous sont familiers, et qu’il nous montre ce qui y est étranger : la hantise de la mort et le refoulement de la place de celle-ci loin du soleil de l’herméneutique. Mais ce faisant, il ne va pas jusqu’au bout de la recherche de l’altérité dans le familier, à savoir les dimensions généralement asiatiques et spécifiquement musulmanes de l’Occident.
II.
La mort de l’Occident a souvent été comprise comme la hantise de la menace d’une victoire de l’urss sur le bloc de l’Ouest ou plus particulièrement d’une mort physique — atomique — au terme d’une troisième guerre mondiale. Parallèlement à la désagrégation de l’urss, le discours sur la mort de l’Occident a cédé la place à une hantise de la fin de la modernité. Cette hantise s’exprimait déjà dans le discours sur le postmoderne, mais elle s’articule dans celui sur la fin de la modernité, soit — entre autres — la fin d’un Occident homogène, moderne, vectorisé dans le sens d’une histoire du progrès. Gianni Vattimo a fait une analyse perspicace de ce discours dans La fin de la modernité[4].
Thierry Hentsch lui, fonde cette hantise, non pas dans un récit du déclin moral ou matériel, qui serait l’envers de l’histoire du progrès, mais dans l’ontologie même de la narration en Occident. « Où est, pour nous mortels, la vérité de notre être au monde? Dans cette vie, dans une autre, nulle part? » (p. 11), se demande-t-il avant d’explorer son corpus et d’y analyser les réponses apportées par chacun de ses textes. L’auteur est conscient de l’impact de sa propre situation historique sur les questions qu’il pose aux textes. On le voit dans les traits postmodernes qu’il éclaire dans des textes plusieurs fois centenaires : par exemple Hamlet annonciateur de « l’agonie de la vérité comme transcendance » (p. 396), ou encore Gilgamesh notre contemporain : « “moderne”, voire “postmoderne” : l’Épopée de Gilgamesh ne donne aucune leçon, ne débouche sur aucune autre certitude que le bref moment de cette vie terrestre » (p. 85).
Mais le geste même de Thierry Hentsch est, somme toute, essentiellement herméneutique. Bien qu’elle soit décrite comme une lecture « anachronique », une remontée du temps, l’entreprise de l’auteur se présente comme une révélation de ce qui était refoulé dans les textes depuis l’origine, à savoir la mort comme horizon et menace. Pourtant, la conscience de l’anachronisme évoque notre postmodernité comme amenant son lot de questions dans une re-lecture de certains textes, et invite à penser le geste de Hentsch comme une réflexion sur l’actualité de notre pensée dans le miroir de textes familiers.
Peut-être que si l’imaginaire de la fin était marqué par la situation de la guerre froide, les analyses de l’auteur auraient approfondi l’altérité inscrite dans un rapport agonique? Peut-être la fin ne serait-elle pas envisagée uniquement en termes du héros replié sur son unicité et réfléchissant sur son propre sort et son propre rapport à la mort? Dans le chapitre sur L’Iliade et L’Odyssée, Hentsch n’insiste pas sur le conflit entre Athènes et Troie, mais sur la rencontre entre Ulysse et l’ombre d’Achille, sur le moment où le héros comprend que rien ne vaut la vie sur terre (p. 41 sqq.). Dans le chapitre sur Gilgamesh, l’accent n’est pas mis sur le combat entre Gilgamesh et Enkidu, mais sur le rapport de l’un à l’autre comme ego et alter ego. Enkidu est la voix intérieure et la facette sauvage de Gilgamesh qui se civilisera (p. 83-84). Nous revenons souvent dans le livre à une subjectivité du héros réconcilié avec lui-même, réfléchissant sur lui-même, même dans les textes qui mettent fondamentalement en scène des altérités qui s’affrontent militairement.
L’heure n’est plus à la projection de la tension entre Moscou et Washington sur les textes, mais bien à celle d’une subjectivité qui se re-construit, entre autres, en se définissant comme Moi ou en défaisant l’armature métaphysique qui soutenait son unité avant l’assaut du postmoderne. Ainsi, l’absence d’une critique radicale de la vision de l’altérité comme étant confinée à l’intériorité du sujet occidental, pourrait s’expliquer également par la marque de l’histoire sur l’opération de lecture. La question de la fin s’en retrouve moins métaphysique et constitutive d’un imaginaire collectif occidental, qu’un souci historique postmoderne émergeant d’un monde où la politique internationale n’est plus construite sur la hantise d’un conflit imminent entre ego et alter ego, mais sur le sujet (gagnant) de l’histoire qui se rend compte qu’une victoire dans une guerre — chaude ou froide — ne garantit pas une emprise sur le monde ou sur le sens, précisément à cause de la mort comme fondement de la vie.
Walid El Khachab*
NOTES
* Walid El Khachab est chercheur postdoctoral en études cinématographiques à l’Université Concordia, grâce a une bourse du crsh. Il vient de diriger aux éditions Corlet (France) le volume Arabes : sortir du marasme (Panoramiques, no 66, 2004).
1. Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des idées, 1969.
2. Harold Bloom, The Western Canon : the Books and School of the Ages, New York, Harcourt Brace, 1994.
3. T. Hentsch, L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen, Paris, Minuit, 1988.
[4] G. Vattimo, La fin de la modernité. Nihilisme et herméneutique dans la culture post-moderne, trad. C. Alunni, Paris, Seuil, coll. L’ordre philosophique, 1987.