Comment entrer dans un ouvrage aussi abondant sans risquer de s’y noyer? Toutes les questions qu’il présente ont quelque chose d’abyssal, partout on y côtoie l’idée de la mort. Dans le croisement de ces questions multiples et bigarrées peut jaillir en écho un foisonnement de réflexions tout aussi disparates. Ce genre de lecture ouvre sur l’immensité de l’imaginaire. L’usage rhétorique voudrait donc, au départ, que je prenne l’attitude de celui qui n’est pas sûr de pouvoir y ajouter quelque chose d’éclairant. Il faudrait une sorte d’« excusez-moi du peu ». Alors, que dire? Ma lecture est trop pressée, mon écriture aussi. Il n’est donc pas question d’entrer dans un exercice critique, auquel je ne trouverais d’ailleurs aucun plaisir. J’essayerai plutôt de vous faire part de mes annotations, au fil de la plume, depuis les marges, en filigrane du texte ou simplement à partir du rebond des mots. L’ouvrage de Thierry Hentsch s’est attiré, avec raison, une profusion d’éloges; il est riche et fort stimulant. Les commentaires que j’apporte ici ne veulent d’aucune façon diminuer l’intérêt du livre, bien au contraire. L’idée est plutôt, même s’il s’élabore en contrepartie, de relancer le questionnement.
QU’EST CE QUE L’OCCIDENT?
Voici le récit de ce que nous avons pris l’habitude d’appeler l’Occident. L’expression d’une très vieille quête d’infini, d’éternité qu’on ne cesse de reconduire, peut-être depuis toujours. Ce fut d’abord le chemin du soleil, puis celui des confins; un ailleurs sans cesse réinventé, toujours renvoyé plus loin, aux limites de l’univers.
L’Occident, à vrai dire, c’est surtout l’idée qu’on s’en fait. Il tient du fantasme : une chimère vaniteuse qui s’acharne, ostensiblement et laborieusement, à démontrer son existence. Ce n’est pas d’abord ce que nous étions, mais bien davantage ce que nous sommes devenus, ou plutôt ce que nous disons être devenus, avec un « inconfort » manifeste, une sorte d’amertume plus ou moins convenue.
Par métonymie, l’Occident s’appelle aussi civilisation. Thierry Hentsch, sans doute comme nous tous, la présente à la fois comme son appartenance et comme la contrepartie négative de lui-même. Implicitement, l’auteur y appartient par ses aspects brillants et s’en dissocie par ses côtés sordides et mesquins. On retrouve, à cet égard, tout au long des propos d’introduction, une ambivalence caractéristique, qui n’est pas sans rappeler un certain « malaise » naguère évoqué par Freud et auquel M. Hentsch ne pourra guère échapper dans son deuxième tome annoncé.
Nous serions d’une « civilisation occidentale » dont l’origine, comme le récit, s’enfonce quelque part dans la fameuse nuit des temps. Nous étions de Mésopotamie, du Proche-Orient, d’Afrique du Nord, de Grèce, de Rome; victimes d’invasions barbares, héritiers discrets d’un sombre Moyen Âge puis de l’Europe conquérante et de l’Amérique; mais encore avec un soupçon d’Haïti, de cinéma d’Hollywood, de Fonds monétaire international ou de quelques produits japonais. Tout ça, c’est nous. Si l’Occident n’était pas, il est devenu et il devient encore, sans doute avec une certaine gêne de ne pas avoir intégré (peut-être par commodité) l’autre de l’humanité.
Notre civilisation, c’est notre « devenu ». Son antériorité se reconstitue comme une tradition, un héritage qui confirme toujours notre destinée. Comment, dès lors, pourrait-elle être mortelle ou comment la chute serait-elle inhérente à son devenir? Paul Valéry l’exprimait dans un énigmatique pluriel : « Nous autres, civilisations […] savons maintenant que nous sommes mortelles. » Mais « notre » civilisation occidentale, celle qui transcende toute la chaîne des civilisations qui conduisent jusqu’à nous, celle-là semble avoir quelque chose d’éternel et d’infini. Et cette entité découlant d’un imaginaire impérialiste, cette unification qui nous sert de trame spatio-temporelle, ne tiendrait-elle pas, pour l’essentiel, du processus intégrateur que l’auteur s’applique à décrier : l’unité tyrannique du même?
Cette notion de civilisation, qui à bien des égards subsume toute la notion d’histoire, tient, elle aussi, d’une mise en cohérence de l’hétérogène. C’est l’établissement perpétuel du même. Aussi, sur la trame d’une temporalité humaine, le concept d’Occident pourrait bien être la première unification mensongère, et celui de civilisation, la deuxième. Mais à tout prendre, je souscris à cette heureuse formulation de Thierry Hentsch : « une civilisation, comme la vie d’un individu, est un récit qui ne vaut, qui ne parle que d’être réfléchi, d’être constamment relu.» L’histoire est partie intégrante de ce récit.
L’Occident est une fable, le récit d’un voyage fantastique, comme une incessante remise en fiction du monde, une tension vers l’au-delà; un lieu nécessaire, celui de la rencontre énigmatique de la vie et de la mort. Comme le récit, l’Occident pourrait tenir d’un désir inconscient de circonscrire l’univers, d’en prendre toute la mesure et de le ramener, ultimement, à sa propre mesure, pour le voir se confondre avec soi-même, pour voir se rejoindre le début et la fin.
Si « le récit de l’Occident n’est pas l’histoire de la civilisation occidentale », il se comporte pareillement. Que fait-on lorsqu’on postule le « récit » comme trame privilégiée, lorsqu’on détermine des textes représentatifs, qu’on les organise, qu’on les pose comme autant d’éminences sur la ligne d’une temporalité tout occidentale? L’enchaînement des éléments que l’auteur pose ici comme « le récit de l’Occident » est-il si différent d’autres trames de repères usuelles : grands personnages, évènements, régimes politiques, cycles économiques ou alignement de civilisations convenues? Certes, les textes sont accessibles directement dans leur forme finie. Mais, la lecture-écriture n’est-elle pas, comme l’histoire, une sorte de médiatisation, de manipulation?
Comme l’histoire, le récit de l’Occident n’existe pas. Les deux sont à lire, dans les textes et dans les multiples traces du vécu. Mais les deux sont aussi à écrire ou, plus largement, à raconter. Pas plus l’histoire que les textes ne s’organisent selon un ordre naturel. Chaque texte a un sens et une existence qui lui sont propres. Le travail d’histoire, comme celui de lecture-écriture, commence lorsque nous faisons entrer les textes, les traces ou toutes les formes de témoignages possibles dans une ordonnance, dans une construction rationnelle. Bref, la « médiation » commence lorsque nous leur donnons sens et cohérence, lorsque nous essayons de les raconter.
Pour chacun des récits présentés ici, le travail de lecture-écriture tient d’un exercice fort élaboré de décodage, d’interprétation et de remise en contexte. Les lectures proposées dans ce livre s’alimentent à des travaux d’histoire et de littérature judicieusement choisis. Le récit de l’Occident, qui se donne un peu ici comme une émanation naturelle de « notre » civilisation, s’est constitué, il va sans dire, à partir d’un travail préalable. On n’arrive pas facilement à se dégager d’une déformation universitaire ni de l’œil tyrannique de « l’institution ». Pour faire ce livre, en dépit des efforts avoués pour privilégier une approche simple, naïve et épurée, il a fallu que l’idée s’élabore, que les différents éléments du projet d’écriture s’ordonnent depuis les premières esquisses et les multiples tâtonnements. Il a fallu établir et vérifier préalablement la solidité des itinéraires possibles; identifier, lire et sélectionner une série de textes pertinents au regard de ce que l’on appelle ailleurs, avec moins de pudeur, une problématique. Il convient d’ajouter une stratégie de récit : avoir une idée du public à qui l’on s’adresse, connaître ses goûts, ses sensibilités, miser sur une certaine complicité culturelle et intellectuelle. Bref, il faut que le récit qui se prépare ait de bonnes chances d’intéresser le public. L’écriture, et plus certainement « le récit » au sens de l’auteur, tient donc en bonne partie d’une entreprise de séduction.
Comment travaille le temps en regard des textes? Répond-il à une forme de sélection naturelle ou culturelle issue de luttes ou de rapports de force? Est-il le résultat du hasard ou de la nécessité? Qu’est-ce qu’on garde, qu’est-ce qu’on jette? Personne, dans notre Occident, ne voudrait contester la notoriété de L’Odyssée ou de la Bible. Mais comment s’institue un « grand texte »? Qu’est-ce qui le fait durer? Pour le savoir, il faudrait faire l’histoire de la « grandeur » des textes. Une telle entreprise commanderait, à tout le moins, une étude du rapport entre les anciennes cultures orales et écrites, elles demanderaient d’en appeler à l’histoire de la lecture et de la culture graphique. Pourrait-on appuyer une sélection de « textes marquants » sur le critère de la popularité? Si personne ne voulait mettre en doute l’intérêt des aventures d’Ulysse, aujourd’hui comme dans l’Antiquité, la popularité de celles de saint Augustin ou de Descartes ne serait sûrement pas du même ordre. Comment s’affirme la pérennité de ce qui constitue le récit de l’Occident? Il faut choisir des textes. La tâche est sans doute moins ardue pour les plus anciens : le temps les a déjà triés — les cultures, les aléas de la conservation et des translations. Des manuscrits assez forts pour durer, il y en avait plein la bibliothèque d’Alexandrie. Ils se sont raréfiés. Reste-t-il des textes antiques qui ne sont pas assez forts pour durer, pour se transmettre? En fonction de quels critères y a-t-il lieu d’établir une hiérarchie générale? La richesse de leur sens, leur capacité d’émouvoir, leur prégnance dans la mémoire ou dans l’imaginaire collectif? Comment Sophocle, Platon, Gilgamesh, Lancelot ou saint Augustin marquaient-ils l’imaginaire collectif du xe siècle? Et l’imaginaire « collectif » de qui? Quelle sélection de textes aurait fait un auteur du xvie siècle pour établir le récit de l’Occident? Où était alors l’Occident? Vers le nouveau monde, là où il n’y avait pas encore de texte.
Dans ce cas-ci, la grandeur du récit tient dans sa capacité d’interroger l’être humain dans son rapport à la mort, dans sa capacité de lui donner un pas de conduite dans sa quête de sens ou de vérité. Mais le sens vient-il du texte ou de ses lecteurs? Si le texte offre une potentialité de sens, le lecteur est-il pareillement disposé à la faire valoir? Tout dépend de l’orientation, du voyage et de la destination privilégiée. Dans ce livre, c’est le récit qui est le héros de l’histoire.
Récit de vérité, vérité du récit : le départage remonterait aux Grecs, à la volonté des philosophes de dissocier le muthos et le logos. Et le combat pour établir ce qui constituera peu à peu la substance même du discours de vérité s’entretiendra sur cette volonté impérative de départager ce qui tient grosso modo du véridique et ce qui se rapporte à la mystification. Dès lors « le récit narratif » se montre en rupture avec les discours de vérité qui, pourtant, ne peuvent cesser de s’élaborer sur son dos. Face aux prétentions des discours de vérité que constituent la philosophie, la religion, puis la science, le récit continuera toujours, en leur faisant la nique, d’arborer fièrement sa liberté. Car la vérité l’indiffère. Elle n’est pas l’objet de sa quête. Elle est au fond de lui-même, dans sa capacité de faire sens, et sa richesse tient justement du foisonnement du sens.
Est-ce à dire que toute explication rationnelle de l’univers s’apparenterait à un processus réducteur? Que toute quête systématique de la vérité serait une réduction de notre rapport au monde? Peut-être. Toute rationalisation implique une mise en objet, une distanciation et par là même, une restriction de la part du sujet. Il y aurait une perte de complicité, atrophie du rapport sensible, de la relation organique avec le monde, et peut-être une réduction de la conscience de la mort. Bien sûr, on pourrait renverser la proposition et argumenter, à l’inverse, que la raison démultiplie les possibilités de sens. Je laisse à d’autres cet exercice. Il y a des récits narratifs insignifiants comme il y a des exposés philosophiques ou scientifiques fabuleux. Je ne parle pas non plus de la pluralité des autres formes d’expression artistique et humaine.
La liberté n’est pas plus simplement acquise que la vérité. Sans doute le « récit narratif », cher à l’auteur, a-t-il lui aussi toute une panoplie de règles et d’exigences dont le moindre n’est pas celui de plaire. La liberté pourrait bien être toute relative.
« La quête du sens ne s’explique pas, elle se raconte. » Peut-être que l’ensemble du processus qui nous mène à raconter, à expliquer, à écrire, à produire du sens par les récits de tout ordre, peut-être que ce désir inexorable de se dire pour bien appréhender sa vie, nous ramène-t-il à la fonction première qu’on attribue généralement au mythe. Car le mythe est souvent, lui-même, défini comme une quête du sens. Il est perçu comme une explication métaphorique du monde, une manière d’appréhender l’inconnu, d’expliquer les mystères du monde en le faisant passer par le langage, par le récit. Toute la richesse du mythe se manifeste par le symbole, la métaphore, l’allégorie ou par l’évocation poétique des origines.
À l’encontre des démarches de type rationnel potentiellement réductrices, l’auteur nous propose une approche propre à tirer parti de la pluralité des sens possibles : la relecture des textes. Un travail de reconnaissance, depuis les sources de l’imaginaire occidental, pour rétablir une part oubliée de ce qui nous constitue. Une « nouvelle lecture » propre à éclairer les textes de l’intérieur, à revigorer les potentialités de sens que l’habitude et la paresse auraient laissé endormies. Mais ce type d’approche se distingue-t-il vraiment des travaux de la littérature, de l’historiographie récente ou d’une panoplie d’études hybrides? Voilà une véritable « foire aux relectures », cela est certain. Pour chacun des textes étudiés, le travail de M. Hentsch se distingue assez peu de ce large courant. Il y contribue toutefois de façon magnifique. Mais la valeur du livre tient davantage dans la perspective choisie, dans l’enchaînement des récits, qui témoigne de la jonction entre la vie, la mort et la vérité.
Que son travail s’inscrive dans une tendance, comment faire autrement? Son originalité, l’auteur veut la situer dans la reconnaissance des difficultés qui le guettent — celle de la modernité à laquelle il appartient, celle de l’idéologie du progrès qui s’applique à filtrer et à qualifier le passé en regard de ses propres impératifs.
Mais sa distinction, l’auteur veut surtout l’affirmer par sa manière particulière d’aborder le temps. À l’encontre d’une société occidentale moderne, dont la temporalité est plus que jamais conditionnée par le progrès et dirigée vers l’avenir, il dit ne vouloir considérer que le passé. Pour lui, l’avenir est sans intérêt, le passé est notre seule réalité, « la seule matière à laquelle il nous soit possible de donner sens. » Mais le présent n’est-il pas le seul lieu d’où nous puissions produire du sens, dans la continuité du passé, du présent et du futur? Une continuité qui se construit en analogie avec notre seule référence subjective possible : l’écoulement de notre propre vie. Si la lecture peut suspendre la temporalité, le processus même de l’écriture, l’acte d’écrire, lui, ne participe-t-il pas d’une avancée dans l’avenir, à mesure que s’alignent les mots? Comme si l’écriture chevauchait la flèche du temps…
L’avenir, « c’est à lui que nous sacrifions », soutient l’auteur. Mais du même souffle, il reconnaît qu’en écrivant son livre, il est tourmenté par l’angoisse de trouver un éditeur, par le souci que son travail soit reconnu, que son livre ait du succès. À l’inverse, lorsqu’il affirme vouloir refaire connaissance avec les textes anciens, M. Hentsch se défend bien de vouloir retrouver de vieux souvenirs. Il lui est essentiel de découvrir quelque chose de neuf, comme si le travail de « relecture » ne pouvait qu’être soumis à un impératif d’innovation, à un renouvellement obligé du sens. Si l’idée est de retrouver, à travers la lecture et la relecture, la vérité de notre être au monde et d’alimenter nos réflexions à partir de ces trésors narratifs, à quoi tient cet impératif d’innovation? À l’écriture plus qu’à la lecture. Imaginons une lecture sans écriture… Comme si, en eux-mêmes, les vieux textes étaient déjà morts et qu’il fallait, sans doute pour accréditer le travail de relecture, l’inscrire dans une sorte d’utilitarisme. Il faut inscrire le sens dans un renouvellement obligé. L’extraction du sens comme valeur ajoutée, comme une assignation à produire du nouveau, à proliférer dans la surabondance des récits médiatiques modernes. À cet égard, Shakespeare, Rabelais, Cervantès et surtout le vieil Homère sont bien loin d’être en reste.
L’originalité de son rapport au temps, l’auteur la fonde aussi sur une proposition assez étonnante : avancer à reculons. La formule de Valéry est certes élégante et intéressante à bien des égards, mais elle ne saurait, en l’occurrence, constituer une méthode de travail. À moins, bien sûr, qu’il nous soit indifférent de savoir où on va (le sens y perdrait bien quelque chose) et de ne pas craindre de s’enfarger sur le premier caillou. Vivre en société, être « sujet », c’est appartenir, mais c’est aussi devenir et participer de ce devenir. La quête du sens est une nécessité tout humaine, certes, mais ce qui la rend passionnante, c’est qu’elle n’est jamais achevée. Car elle ne tient pas que du sens, mais peut-être davantage de la quête. La quête du monde et la quête de soi-même.
Le sens est à faire et à refaire, à trouver et à retrouver en fonction d’un horizon, d’un avancement ou d’un simple devenir autre. L’acte d’écrire, le motif de raconter est partie prenante du désir de vivre, de durer, de se projeter. Raconter, créer, aimer, rire, partir et mourir. Le récit est une émanation parmi tant d’autres de ce grand terreau mémoriel et culturel que constitue l’imaginaire. Il tient d’un appel ininterrompu à la conscience du vivant. C’est une manière de sentir son emprise sur le temps. Le temps qui nous brûle, le temps qui nous fuit. Toutes les expressions de l’imaginaire sont des morceaux d’éternité qu’on arrache à la mort. Nous sommes à la fois ce qui nous brûle et ce que nous brûlons. La vie, la mort… et la petite fumée.
Et l’art, le désir, l’éros, la démultiplication des « récits » médiatiques modernes? Il y aurait tant à dire. Je n’ai plus de temps...
Gaston Desjardins*
NOTES
* Gaston Desjardins est professeur d’histoire à l’Université du Québec à Rimouski. Ses recherches portent sur l’histoire de la sexualité, sur l’imaginaire maritime et sur la production sociale de l’histoire. Il a entre autres publié L’amour en patience. La sexualité adolescente au Québec, 1940-1960, (Québec, p.u.q., 1995).