La plus belle récompense qu’on puisse recevoir d’un livre est la rencontre qu’il permet avec la pensée d’autrui. Les commentaires de mes trois interlocuteurs ouvrent des pistes passionnantes, que je ne pourrai pas toutes suivre ici et que je me promets bien de reprendre et d’explorer à d’autres occasions. J’en remercie les auteurs, et Francis Dupuis-Deri qui a eu l’idée de les solliciter. Chacun d’eux me fait voir sous un angle différent les failles qui traversent le parcours un peu fou que j’ai tenté d’accomplir dans Raconter et mourir. Je n’en évoque ici que quelques aspects, dans des prolongements que j’aurais préféré prendre le temps de rassembler en un tout plus dense. Au lieu de quoi j’ai procédé en trois temps, un pour chaque commentaire, en découvrant au fil de mes propres remarques combien les questions qu’elles abordent se recoupent. Je me console à l’idée que bis repetita placent, pourvu que la répétition opère ne serait-ce qu’un léger déplacement par rapport à ce qui a été dit. Qu’on veuille donc bien lire les propos ci-dessous comme des fragments, des ébauches d’une réflexion en marche.
SENS ET TEMPORALITÉ
Comment réagir à un texte avec lequel je suis foncièrement d’accord! Je voudrais le prolonger, lui faire écho, plutôt que de lui répondre. Les commentaires de Gaston Desjardins me font voir l’insuffisance des propositions explicites et implicites qui sous-tendent ma démarche. Et d’abord cette prétention naïve à la naïveté, dont je me défausse un peu rapidement dans l’introduction de mon livre.
Nous sommes toujours beaucoup plus conditionnés qu’on l’imagine, et la liberté que nous revendiquons, que revendique la narration, n’est jamais aussi grande qu’on voudrait. Cette liberté se donne souvent des airs extravagants, prend l’allure de la transgression, mais la déviance n’est pas plus libre, a priori, que la conformité. On peut être libre dans la règle (je pense à Racine) et esclave dans la délinquance. C’est vrai des lettres comme du politique. En rappelant que la liberté n’est pas moins problématique que la vérité, Gaston Desjardins m’aide à réfléchir aux embûches du deuxième tome que je suis en train d’écrire sur les grands récits des trois ou quatre derniers siècles — récits à l’égard desquels, d’ailleurs, la question de la « grandeur », que Desjardins soulève également à juste titre, se pose de manière beaucoup plus délicate que pour ceux que j’ai retenus dans Raconter et mourir. Plus les récits sont proches de nous, plus le choix devient arbitraire. Sans compter que dès le xviiie siècle (mais sans doute déjà avant, notamment avec Rabelais), certains narrateurs (Sterne, Diderot) se moquent en long et en large du grand style et de la cohérence narrative.
Bref, on a beau chercher à inscrire le choix des textes, la manière de les aborder hors de toute problématique, on n’y parvient jamais. Il existe toujours un agenda caché. Je voudrais simplement souligner que cet agenda échappe, dans une plus ou moins grande mesure, aux auteurs qu’il gouverne. C’est à souhaiter. Lorsque j’écris, j’ose me croire au moins partiellement porté par l’insu qui m’habite. Mais cette revendication me met apparemment en porte-à-faux avec mon métier d’enseignant. En tant que professeur, je ne cesse d’inviter les étudiants à approfondir la compréhension de leurs motivations, à expliciter leur problématique. C’est un exercice nécessaire, une exigence par laquelle passe toute recherche. Car ce n’est qu’après cet effort de clarification, qui n’est jamais que partiel, qu’on peut lâcher la bride et laisser la place à l’imprévu, à l’inattendu que l’écriture, dans les meilleures conditions, permet de libérer. Si l’on sait d’avance tout ce qu’on va dire, alors ce n’est pas la peine d’écrire.
Ainsi, je ne sais pas trop ce que je vais dire ici du temps. Je sais seulement que c’est la question, parmi celles que soulève Gaston Desjardins, qui me taraude le plus. Ce que j’en dis dans Raconter et mourir peut en effet donner à penser que j’aime à me lover dans le passé, que je refuse l’avenir, que je vais même jusqu’à ignorer le présent. Position intenable : je le voudrais que je ne le pourrais pas, puisque nous sommes nécessairement toujours dans le présent et que ce dernier n’est pas seulement le fruit de ce qui le précède, mais aussi la préoccupation de ce qu’il ne peut s’empêcher d’anticiper. Nous sommes ainsi faits que nous anticipons. C’est un trait général aux humains (et même aux animaux), puisqu’il y va souvent de notre survie.
La manière dont j’aborde la temporalité (et qui n’a rien de très original) ne se comprend bien que par rapport à la question du sens. Anticiper, projection du présent dans le futur, n’est pas la même chose qu’espérer, dont je ne sais plus qui a dit très justement qu’il est la mendicité de l’avenir. Anticiper, c’est organiser le présent, le disposer d’une certaine manière, de manière à ce que… Mais ce n’est pas attendre. Celui, Guillaume d’Orange, je crois, de qui l’on rapporte la célèbre affirmation selon laquelle il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer, a dit, peut-être à son insu, quelque chose de très sage. Si l’espoir, c’est-à-dire une attente précise concernant le futur, est la condition de l’action (et dans l’action, j’inclus évidemment la pensée), alors du coup nous ne vivrons jamais le présent, alors du coup également, la question du sens sera toujours reportée : le sens sera toujours ce que j’aurai, le jour venu, à donner à ma vie et qui n’est pas encore là, c’est-à-dire toujours en fuite, à rattraper. Même chose pour un groupe, une civilisation : les lendemains enchanteurs (porteurs de sens) nous dédommagerons (nous ou nos descendants) de l’absurdité et de l’horreur présentes. La fin censée justifier les moyens se situe dans cette perspective puérile. Seul importe au contraire ce que nous faisons maintenant, et c’est pourquoi les moyens, la manière est plus importante que la visée, dont on ne sait jamais d’avance si elle sera atteinte.
Je n’ignore pas que cette façon de voir est peu stratégique. Mais lorsqu’on voit ce que donne aujourd’hui, dans tous les domaines, l’obsession stratégique, nous n’avons qu’à nous féliciter de son déclin. Il est évidemment dans l’intérêt des stratèges de nous faire croire que le sens nous attend au terme de leurs combinaisons foireuses : l’instauration de la démocratie donnera rétrospectivement sens à l’invasion et à l’occupation américaines de l’Irak. Telles sont les inepties auxquelles conduit la conception futuriste du sens. Si le sens n’est pas là, avec nous, dans ce que nous faisons maintenant, dans la manière dont nous conduisons notre vie aujourd’hui, alors ce n’est pas la peine de le chercher ailleurs. Et c’est là, dans cette quête actuelle de sens, qu’intervient le passé, comme une mine inépuisable, comme matière à creuser, susceptible de nous aider à savoir ce que nous désirons dans l’ici et le maintenant de nos vies.
Matière à réflexion, mais aussi matière à jouissance. Nous avons la chance extraordinaire d’avoir avec nous les dialogues de Platon, la musique de Mozart, les toiles de Vermeer, et nous n’en ferions rien?! Ces œuvres ne nous feraient rien comprendre de l’expérience humaine?! Nous écririons, nous peindrions, nous composerions de la musique, et nous vivrions comme si rien de tout cela n’existait?! Bien plus, tout à côté de ces témoignages exaltants de ce que l’humanité peut produire, nous avons aussi avec nous, présents en nous, ce qu’elle peut faire de plus détestable : les guerres, les tortures, les camps d’extermination, j’en passe. Et nous n’aurions nul désir que ces cauchemars ne puissent se reproduire, ne puissent continuer, recommencer?! Ce n’est que par rapport à ce qui a été vécu et accompli avant nous que nous pouvons le plus clairement tenter de discerner ce que nous désirons vivre dans l’instant.
Mais nous sommes parfois à ce point coupés ou découragés de l’instant, que nous ne savons quel usage faire de ce passé, chargé pourtant d’une si riche présence potentielle. Plus le présent nous dégoûte, plus nous sommes enclins à espérer de l’avenir. Attendre le salut de l’avenir — à moins de croire en un au-delà rédempteur —, c’est nourrir la terreur muette de la mort dans des proportions insensées. La mort devient ce qu’il faut à tout prix éviter, si nécessaire au prix de celle de l’autre. La mort n’est plus que pour l’autre. « Live and let die » semble être par moments la seule devise effective de notre temps. C’est pourquoi je préfère penser en amont, avec le secours de ceux qui ont pensé avant nous. Cette préférence n’a rien à voir avec la conservation nostalgique du souvenir, et moins encore avec les nauséabondes commémorations historiques qui servent à occulter le présent. Le legs du passé peut être vivant en nous.
Walid El Khachab a eu la générosité de remonter à mon ouvrage L’Orient imaginaire, et je lui en suis d’autant plus reconnaissant que Raconter et mourir se situe pour moi en continuité implicite avec ce premier livre. Si j’ai renoncé à évoquer cette continuité dans l’introduction de Raconter et mourir, c’est que je jugeais, peut-être à tort, que mon cheminement personnel n’avait pas d’incidence sur sa lecture, du moment que ce deuxième projet s’était considérablement éloigné de son intention initiale. Moins, toutefois, je m’en rends compte maintenant, que je ne le pensais. L’Orient imaginaire se présentait comme un livre sur l’imaginaire occidental. Il tentait de comprendre quelque chose de nous-mêmes, Occidentaux, à travers le regard que nous portions sur l’autre. Dans la foulée, je voulais saisir ce que l’Occident disait de lui-même. Mais je me suis assez vite rendu compte que je me heurtais à une impossibilité : le même ne parle jamais de lui qu’en passant par l’autre. Passer par les grands récits n’était sans doute, plus ou moins consciemment de ma part, qu’une ruse pour restituer ce nécessaire intermédiaire, comme El Khachab semble l’avoir bien perçu. Mais cette ruse s’est révélée plus rusée que moi et m’a emmené dans une aventure où l’altérité fondamentale n’était « autre » que la mort. Ce n’est le plus souvent qu’après coup qu’on commence à comprendre la part de l’inconscient à l’œuvre dans le travail de l’écriture. En opposant la démarche de L’Orient imaginaire à celle de Raconter et mourir, Walid El Khachab m’incite à penser ce que je croyais être continuité comme contradiction, ou du moins à considérer que la continuité d’un livre à l’autre se situe en un lieu très différent de ce que j’imaginais.
Partons donc de la contradiction devant laquelle El Khachab me place : Raconter et mourir prend pour acquise une dichotomie Orient/Occident que L’Orient imaginaire récuse. Comme il le remarque lui-même, cette dichotomie se situe dans l’imaginaire, et l’Occident dont Raconter et mourir s’occupe n’a pas d’existence hors de ce registre. Tout comme l’Orient qu’il situe à son opposé, l’Occident « est dans nos têtes », et je serais bien en peine de cerner sa « réalité ». On peut néanmoins tenter de situer cet ensemble de multiples points de vue : historique, géographique, social, culturel, économique, politique, militaire. Cette mise en situation n’a d’intérêt, à mes yeux, que dans la perspective d’une analyse des rapports de force au niveau mondial. Dans cette optique, l’Occident intervient comme un vecteur général dont les composantes sont sujettes à varier dans le temps, dans l’espace, en fonction de la problématique choisie et des adversaires du moment. Ainsi, concrètement, suivant la conjoncture et le terrain de l’analyse, un pays comme le Brésil sera considéré comme occidental ou comme non occidental, voire anti-occidental.
Cela dit, la question de l’unité reste entière. L’Occident imaginaire est-il Un? Évidemment pas. Nos autoreprésentations varient, elles aussi, en fonction des problématiques et des conjonctures. Mais cette évidence ne gomme pas complètement l’idée d’unité. Parce qu’après tout, l’Occident se désigne « lui-même » (drôle de formule!) d’un vocable qui suppose quelque chose de commun à ces imaginaires disparates. On pourrait même se demander si ce désir d’unité ne fait pas partie de ce qui constitue l’Occident à nos yeux, dans la mesure où la civilisation occidentale, cette dévoreuse, cherche à accaparer le patrimoine du monde entier et à réduire tous ces autres avalés au grand tout d’une humanité enfin « réconciliée » avec elle-même, c’est-à-dire pacifiée sous notre domination, à l’exemple de la Mare Nostrum des Romains. L’Occident se conçoit divers et contradictoire lorsqu’il s’examine « en lui-même », au point que les imaginaires européen et américain peuvent en arriver à se voir comme radicalement opposés. Mais il se considère unitaire « dans » ou « par rapport à » ce monde qu’il cherche à intégrer — verbe qu’il faut entendre ici dans son double mouvement : se faire accepter du monde (des mondes) qu’on cherche à phagocyter. Ce paradoxe conduit à penser que l’imaginaire occidental se caractérise probablement plus qu’aucun autre à la fois par les contradictions conscientes et inconscientes qui l’habitent et par le désir insensé de les dépasser, de les oublier, de les fondre dans l’exercice d’une hégémonie mondiale des représentations, qui vient renforcer celle des intérêts dits « matériels ».
Dans cette perspective totalitaire, Walid El Khachab a raison de souligner que Les mille et une nuits auraient pu figurer dans mon corpus. Leur absence ne se justifie pas de ce qu’elles n’ont commencé à être lues en français qu’avec la traduction de Galland, au début du xviiie siècle, puisque Gilgamesh, que j’ai pourtant retenu, n’a été redécouvert et traduit que bien plus tard en plein xxe siècle. Si je n’ai pas retenu Les mille et une nuits, c’est tout bêtement parce que je les avais déjà abordées dans L’Orient imaginaire. Bien pauvre « raison », ma foi, puisque je pourrais en dire autant de La Chanson de Roland, dont je n’ai pas hésité à reprendre la lecture, sous un angle il est vrai différent. Revenir aux Mille et une nuits mettait donc en jeu quelque chose de plus gênant, que je devais redouter de réveiller. La « traduction » de Galland — en fait la transposition en français classique d’un recueil de contes lui-même très discutable — ressemble fort à une élégante mise à mort. En expurgeant son texte de tout ce qui pourrait heurter la sensibilité de la société à laquelle il s’adresse, Galland dépouille l’œuvre de son étrangeté. Gommées de leur altérité, Les mille et une nuits inaugurent la part exotique de la littérature européenne à laquelle elles sont intégrées. L’autre n’y est que l’instrument d’une mode, et sa différence est réduite à l’état de folklore. Voilà un bel exemple de la manière dont une culture peut rendre inoffensif tout ce qu’elle puise chez l’autre. J’ai sans doute préféré laisser à l’écart une tentative de neutralisation aussi évidente.
La neutralisation de l’autre m’amène à ce qui me paraît le plus dérangeant dans le commentaire d’El Khachab : sa remarque, au dernier paragraphe de son texte, sur « l’absence d’une critique radicale de la vision de l’altérité comme étant confinée à l’intériorité du sujet occidental ». Je ne suis pas certain d’être d’accord avec lui sur ce point, car sa formulation implique, si je la comprends bien, que l’altérité intérieure du sujet occidental fait l’objet d’une vision, qu’elle est donc, pour une large part, consciente. Or, la conscience d’héberger à notre insu l’étrangeté au plus intime, cette vérité déplaisante qu’on trouve notamment chez Freud et chez quelques autres écrivains européens, ne fait pas partie du courant dominant de l’imaginaire collectif. Dans leur grande majorité, les sujets occidentaux se croient agissants et s’ignorent agis. Ainsi, en considérant Ulysse comme le héros qui surmonte tous les obstacles, nous oublions que le « nourrisson des dieux » ne parvient au bout de ses peines que par décision de l’Olympe et avec l’assistance active d’Athéna. La civilisation occidentale, largement aveugle à elle-même, ignore (entre autres) ce que la tradition littéraire dont elle se réclame contient d’étranger. Et c’est bien l’ignorance de sa propre altérité intérieure qui la pousse à diaboliser l’autre, c’est-à-dire à voir en l’altérité extérieure, « visible », la source des maux les plus menaçants. Œdipe est généralement connu comme le héros qui résout les énigmes, tue son père et couche avec sa mère. Or, le drame de Sophocle met en scène une vérité que la majorité des Occidentaux manque de méditer, à savoir que le plus inquiétant, qui est aussi le moins connu, réside au cœur de chacun, de chaque collectivité, et que le mal, comme la mort, n’est justement pas ce que la cité peut prétendre expulser de chez elle et envoyer en exil.
On voit bien par là que Sophocle n’a rien d’occidental, et que ce qualificatif, concernant notre héritage narratif et notre civilisation en général, n’a pas grand sens avant le xvie siècle. Dans Raconter et mourir, seule la dernière partie, avec Rabelais, Cervantès, Shakespeare et Descartes, puise à des sources qu’on pourrait commencer à qualifier d’occidentales au sens culturel du terme. Mais il est évident que cette culture composite en constante transformation que nous assimilons à l’Occident puise et, plus encore croit puiser, dans le double héritage gréco-romain et judéo-chrétien. Cet héritage qu’elle revendique jusqu’à prétendre en être l’interprète exclusif, fait précisément partie de ce qu’elle ne comprend pas en elle. Comme il fallait bien imposer des limites à un corpus illimité, mon choix s’est donc porté sur les récits que nous croyons connaître le mieux et que, pour cette raison, nous risquons d’ignorer le plus gravement, du moment que, selon la vieille maxime socratique, l’ignorance qui se sait fait moins de ravages que celle qui croit savoir.
Tel est le paradoxe que souligne Emmanuel Kattan dans son texte « Récit et liberté » : le moins vu est bien souvent ce que nous avons tous les jours sous les yeux. Kattan illustre éloquemment cette lassitude du regard et explique fort bien aussi la tension narrative qui s’établit entre mort et vérité d’une part, entre vérité et liberté d’autre part. Tout tourne autour de cette double tension, et je suis heureux que cela apparaisse sans que j’aie trop à le dire, car il est vrai que ma démarche s’inscrit dans un certain « deuil de la théorie », encore que je parlerais plutôt pour ma part du deuil d’une certaine théorie, d’une certaine manière de théoriser. De la théorie, nous ne cessons d’en faire malgré nous, et, sans revenir ici sur ce que j’ai dit plus haut en essayant de prolonger les remarques de Gaston Desjardins, l’effort théorique vise autant que possible à faire émerger ce qui nous travaille à notre insu. Le deuil joyeux auquel je m’associe volontiers serait donc plutôt l’abandon de la volonté acharnée de prouver. Si théoriser c’est se construire un cadre et se fixer un objectif entièrement décidés d’avance, alors la « recherche » n’est plus que l’outil grâce auquel se donner raison. Il s’agit de tout mettre en œuvre pour défendre une thèse. C’est un bon exercice de rhétorique, celui qu’on exige généralement des doctorants, et dont il faut ensuite savoir s’affranchir, en littérature plus que dans n’importe quel autre domaine. L’activité théorique devient alors l’observation attentive, toujours aux aguets, de notre propre travail, de notre propre cheminement. Travail sur notre travail, donc, dans lequel les autres nous sont évidemment d’un grand secours.
Ainsi la remarque d’Emmanuel Kattan sur ce qu’il appelle très justement « l’une des principales lignes de faille de la civilisation occidentale : d’un côté, l’aspiration à une vérité universelle, refusant la diversité du sens et l’ambiguïté des signes, de l’autre, l’intégrité du récit et la liberté d’interprétation dans laquelle il engage le lecteur. » J’aurais voulu pouvoir le dire ainsi. Dans cette oscillation incessante de la pensée occidentale entre le déni et la réaffirmation de sa propre vérité, la force d’attraction des deux pôles, négatif et positif, varie ici aussi en fonction des circonstances et du rôle qu’y joue l’autre, ou plus exactement de l’imaginaire que nous en avons. Nous sommes enclins à réaffirmer face à l’autre ce que nous n’hésitons pas à nier par-devers nous. C’est devant le « fanatisme » de l’autre que l’Occident se revendique le plus violemment comme « démocratique », alors que cette violence même contribue à fortifier ce qu’elle dénonce et que notre revendication s’accorde mal avec le désabusement diffus que nous montrons envers nos propres institutions. Je rêve d’un mouvement qui serait capable d’inverser la tendance : capable d’accueillir le regard critique de l’autre (avant de le repousser comme injuste), capable de tirer parti de cette critique pour se réaffirmer face à elle-même. La nécessité de se réaffirmer face à soi-même est une exigence qui n’entraîne aucune arrogance. C’est au contraire un exercice de modestie, de mesure, qui consiste notamment à refuser de se définir en passant par l’image négative que nous entretenons de l’autre et à se mettre plutôt à l’écoute de ce que cet autre cherche (plus ou moins maladroitement, plus ou moins haineusement) à nous dire. Ce serait accepter notre fragilité. Mais sans céder à la complaisance de l’autoflagellation : le dénigrement de soi ne donne jamais rien de bon, il conduit le plus souvent à un cynisme qui justifie une conduite meurtrière. C’est parce que l’imaginaire occidental est intérieurement en déroute que notre civilisation se montre aussi agressive extérieurement. Si nous étions plus près de nous, c’est-à-dire plus conscients de notre fragilité, nous serions mieux à même d’accepter la différence, non comme folklore, mais comme ce qui dérange, comme ce qui nous questionne le plus durement dans la manière (individuelle et collective) de conduire notre vie. Car il s’agit finalement de savoir pour nous-mêmes ce que nous désirons de nous.
Thierry Hentsch*
NOTES
* Thierry Hentsch enseigne au Département de science politique de l’uqàm. Il s’intéresse à la pensée politique, aux représentations et aux identités collectives, à l’imaginaire occidental et aux grands récits qui contribuent à le façonner. Il a publié L’Orient imaginaire. La vision politique occidentale de l’Est méditerranéen (Paris, Minuit, 1988) et Raconter et mourir (Paris/Montréal, Bréal/p.u.m., 2002).